Michel Pastoureau est le grand spécialiste de l’étude des couleurs, des symboles et des représentations.

Ce livre est le cinquième de sa série sur les couleurs, après Bleu, Noir, Vert et Rouge. Dans son dernier ouvrage, Jaune, Michel Pastoureau s’intéresse à une couleur longtemps mise de côté, voire porteuse de valeurs négatives.

Son livre suit un plan chronologique : comme son sous-titre l’indique, c’est bien l’histoire de cette couleur qui est étudiée, avec le souci de montrer les ruptures opérées dans la représentation et la signification de la couleur jaune pour les sociétés au fil du temps.

Son introduction s’ouvre par la citation de Goethe : « Le jaune est une couleur agréable, douce et joyeuse, mais placée dans l’ombre elle devient vite déplaisante, et le moindre mélange la rend sale, triste laide et de peu d’intérêt » : c’est bien tout le paradoxe de cette couleur à la fois symbole positif et négatif. Michel Pastoureau explique la difficulté de définir ce qu’est une couleur : chaque culture, chaque spécialiste, mais aussi chaque époque la définit de façon différente, avec des critères distincts. La couleur est une construction culturelle et non une donnée naturelle.

Malgré les difficultés de définition, Michel Pastoureau retrace l’histoire du jaune dans les sociétés européennes de l’origine à nos jours. C’est sans doute la couleur la plus difficile de sa série car le jaune est la plus discrète des couleurs, même si ponctuellement, en tant qu’or, elle prend le dessus sur les autres.

La première partie s’étale des origines au Vème siècle, elle est intitulée Une couleur bénéfique. La deuxième partie concerne la période du VIème au XVème siècle et porte le nom d’Une couleur équivoque. Enfin, la troisième partie débute au XVIème siècle pour se finir aujourd’hui, au XXIème siècle : Une couleur mal-aimée.

Une couleur bénéfique

Michel Pastoureau s’intéresse à l’usage de la couleur dès la Préhistoire, dans l’art pariétal. Il retrace dans cette partie l’usage du jaune depuis les ocres du Paléolithique jusqu’aux œuvres dorées égyptiennes, grecques et romaines. De nombreuses sources sont mises à profit pour comprendre l’usage du jaune, qu’il s’agisse des découvertes archéologiques, (objets métalliques, peintures,…) ou des poèmes composés dans l’Antiquité.

Les cultes solaires ne sont pas étrangers à la promotion du jaune à la fin de la Préhistoire et au début de l’Antiquité. D’autre part, en Rome antique, le jaune est une couleur facile à faire pour les teinturiers. Ainsi, Michel Pastoureau nous apprend que le jaune est la couleur la plus fréquente pour la stola des femmes romaines sous la République et l’Empire. Le jaune est la couleur de la femme mariée.

De nombreuses anecdotes permettant de mieux comprendre le lien des sociétés avec la couleur jaune sont racontées par Michel Pastoureau.

Ensuite, Michel Pastoureau se tourne vers l’étude de la Bible. Ce livre sacré est très peu coloré selon l’historien. L’or ne porte pas de valeur positive, comme le montre l’épisode du veau d’or détruit par Moïse mais aussi le fait que la Bible porte la valeur de la pauvreté qui rejette le luxe inutile. Les Pères de l’Église quant-à-eux se posent la question de savoir si le jaune est lumière ou matière.

La deuxième partie du livre retrace l’histoire de la couleur au Moyen Âge.

Dès le début de cette partie, Michel Pastoureau pose la question du passage de la couleur comme matière ou lumière à celle de concept, la couleur devenant une chose en soi au Moyen Âge. Selon l’historien, la symbolique des couleurs apparaît à cette période avec l’idée d’aimer ou de ne pas aimer une couleur. Michel Pastoureau s’intéresse alors à la liturgie et à l’héraldique pour étudier le jaune dans les sociétés européennes médiévales.

Le jaune est absent des couleurs liturgiques mises en place dans l’Europe carolingienne, cependant l’or est omniprésent dans l’art chrétien en particulier byzantin. Michel Pastoureau a étudié les écrits de jeunesse du Pape Innocent III, où il compile les usages du diocèse de Rome de l’époque : le bleu et le jaune en sont absents.

En ce qui concerne l’héraldique, la couleur jaune est dite or. L’étude des armoiries, de façon statistique, montre que le jaune est couramment utilisé.

Dès le Moyen Âge, par exemple dans les romans arthuriens des XIIème et XIIIème siècles le code de couleurs dans la littérature est très significatif. Les chevaliers sont colorés et le jaune est une couleur ambivalente, pouvant désigner un personnage aidant et bénéfique, mais aussi un personnage félon, qui a de mauvaises intentions. Les hérauts d’armes classent les couleurs par ordre de noblesse : l’or arrive en tête, mais le jaune ordinaire non.

Le jaune est également le blond : dans l’amour courtois il est synonyme de noblesse et de beauté. C’est une couleur de cheveux qui est censée montrer les qualités de l’âme.

Michel Pastoureau s’intéresse ensuite à la couleur de la bile et de l’urine : en effet, la médecine médiévale s’intéresse aux humeurs, dont la bile est un élément essentiel. L’historien explique la théorie des humeurs, très liées aux couleurs. Dans ce contexte, le jaune de la bile et de l’urine signifie souillures et maladies.

Ensuite, Michel Pastoureau explique comment la couleur jaune devient celle de l’envie, du mensonge et de la trahison au Moyen Âge, avec la représentation édifiante de la créature Fauvel (flatterie, avarice, vilenie, vanité, envies et lâcheté) au XIVe siècle. Aussi, dans les représentations iconographiques, les péchés capitaux prennent des couleurs : le jaune est la couleur de l’envie. Cette partie relate de nombreuses anecdotes montrant le caractère négatif que prend la couleur jaune.

Puis l’étude des représentations de Judas sont particulièrement intéressantes : Judas se dote au XIIème siècle d’une chevelure rousse et d’une robe jaune. Le jaune devient symbole de la pire trahison dans la Chrétienté. La couleur devient celle de l’hérésie et de la judéité.

Parmi les sources originales étudiées par Michel Pastoureau, il y a la Prammatica del vestire de Florence au milieu du XIVème siècle, sorte d’inventaire général de la garde robe des Florentines : ce document permet de constater la place du jaune dans la mode locale : les tons jaunes sont très représentés dan la bonne société de Florence, et la couleur est souvent associée au rouge. Cependant, le milieu du XIVe siècle est la dernière période où le jaune est à la mode, et Michel Pastoureau s’intéresse aux causes du désavœu de cette couleur. Il étudie le lien entre le jaune et la religion juive, en particulier dans les lois vestimentaires discriminatoires du XIIIe siècle. Cependant, le jaune n’est pas la seule couleur concernée.

Le jaune est donc clairement ambivalent. Il peut être symbole positif ou négatif au Moyen Âge.

Enfin, la troisième partie de cet ouvrage s’intitule : une couleur mal aimée, du XVIème au XXIème siècle.

A la fin du Moyen Âge, le jaune est une couleur très dépréciée, à laquelle sont associés de nombreux vices : jalousie, mensonge, folie … Michel Pastoureau s’intéresse à la lente évolution et aux raisons qui font quitter progressivement, durant l’époque moderne, le jaune de la garde-robe idéale. Il nous emmène à la cour d’Henri VIII, dans les ateliers des peintres et chez les savants qui définissent le jaune. Dans la vie quotidienne, le jaune est, au XVIIème siècle, une couleur féminine, mais une couleur peu aimée.

Cependant, avec la mode orientale, le jaune reprend quelques lettres de noblesse. La Chine reste à la mode en Europe jusqu’à la veille de la Révolution française, et les « chinoiseries » mettent le jaune à l’honneur. C’est à la fin du XIXème siècle que le « péril jaune » apparait, désignant les Asiatiques de façon très péjorative.

A la fin du XIXème siècle, le jaune est réhabilité par les peintres, mais il reste une couleur ambigüe et transgressive. Le jaune reste la couleur de la tromperie, y compris dans le syndicalisme.

Aussi, Michel Pastoureau s’intéresse à l’orangé, ce dérivé du jaune qui s’autonomise au fil du temps pour devenir un symbole de prospérité et de gaîté.

Enfin, l’auteur nous montre comment le sport a valorisé le jaune mal-aimé, en faisant le pari de l’utiliser dans le cyclisme avec le maillot jaune. C’est le sport qui rend sa dignité au jaune, bien plus que la peinture. Michel Pastoureau nous expose la place du jaune dans de nombreux sports.

Pour les temps présents, Michel Pastoureau nous montre encore l’ambivalence du jaune, de l’étoile jaune comme marque discriminante, au jaune de la poste française en passant par les emblématiques taxis jaunes newyorkais. Pour finir, la « crise des gilets jaunes » est également évoquée par l’auteur, qui avait entrepris sou ouvrage bien avant que le jaune ne devienne une couleur contestataire en France.

Cet ouvrage est richement illustré. Il est très agréable à lire et nous montre que les couleurs sont une véritable question de société. Tous les domaines sont abordés. Les hypothèses et les explications données sont toujours bien documentées, les sources sont mises à l’honneur. Un beau travail d’historien, hors des sentiers battus.

Ce magnifique ouvrage nous permet de nous demander, à la suite de Michel Pastoureau, si le jaune est une couleur d’avenir.