« Quatre régimes politiques différents, quatre constitutions, quatre dictatures dont, avec l’Estado Novo salazariste, la plus longue dictature d’Europe occidentale au XXe siècle, deux chefs d’État assassinés (le roi dom Carlos en février 1908, le dictateur Sidonio Pais en décembre 1918), une transition démocratique singulière, une décolonisation tardive et conflictuelle réduisant brutalement le Portugal à son rectangle européen d’avant l’expansion du XVe siècle, une émigration endémique, le plus souvent synonyme de pauvreté et d’avenir incertain, enfin une européanisation corollaire d’une modernisation à marche forcée, dont l’apogée sera « l’Expo’98 », cette exposition universelle organisée à Lisbonne en 1998 pour commémorer le 500e anniversaire du voyage de Vasco de Gama en Inde : autant d’événements et de tendances qui scandent un long vingtième siècle portugais présenté ici, par souci de clarté pédagogique, en une dizaine de chapitres chronologiques reflétant les principales césures de son histoire politique. »
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Voici le voyage d’exploration à travers une histoire contemporaine riche et méconnue, que nous propose Yves Léonard, docteur en histoire et diplômé de Sciences Po, où il enseigne depuis 1997. Ancien boursier de l’Institut Camões et de la Fondation Gulbenkian (Lisbonne), spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal, il a notamment publié Le Portugal, vingt ans après la Révolution des œillets (1994), Salazarisme et fascisme (1996), La lusophonie dans le monde (1998) Mário Soares, Fotobiografia (2006), collaboré à de nombreux ouvrages collectifs, comme une História da Expansão Portuguesa (1999) et dirigé l’édition d’ouvrages et de revues, dont Intellectuels, artistes et militants. Le voyage comme expérience de l’étranger (avec Anne Dulphy et Marie-Anne Matard-Bonucci, 2009), De la dictature à la démocratie : voies ibériques (avec Anne Dulphy, 2003), ainsi que le dossier sur le salazarisme publié dans Vingtième siècle. Revue d’histoire (n° 62, 1999). Il est aussi l’auteur de travaux sur l’histoire du Tour de France cycliste, dont La République du Tour de France (Seuil, 2003).
L’ouvrage d’Yves Léonard, issu de cours à Sciences Po sur le Portugal au XXe siècle et nourri des dernières avancées de la recherche, est construit chronologiquement autour des évolutions politiques et économiques du pays, sans oublier les questions sociales et culturelles. Les deux premiers chapitres sont consacrés à la chute de la monarchie et à la Première République (1910-1926) et ses difficultés. Quatre chapitres traitent de l’arrivée au pouvoir de Salazar et de l’Estado Novo. Le chapitre 7 retrace son renversement par la révolution des oeillets (1974-1976), et les trois derniers chapitres retracent l’histoire du Portugal démocratique, qui fait le choix de l’adhésion européenne, permettant une modernisation tardive, et de ses difficultés financières, socio-économiques (chômage, recrudescence de l’émigration surtout des jeunes diplômés, réduction des salaires, explosion des impôts, de la précarité et de la pauvreté) et politiques (essoufflement du système) depuis le début du XXIe siècle.On peut se livrer à une lecture plus transversale de l’histoire contemporaine du Portugal, autour de quelques thèmes, constamment mêlés, qui paraissent récurrents : le sentiment et la crainte de la décadence du pays ; la quête de la grandeur impériale passée ; la recherche difficile de la modernité politique, économique et culturelle ; le rôle révolutionnaire de l’armée dans la vie politique ; la tentation de la dictature.
À la recherche de la grandeur perdue
La crise de l’Ultimatum britannique de janvier 1890 marque, pour Yves Léonard, l’entrée dans le XXe siècle d’un Portugal pas remis du traumatisme de la perte du Brésil dans les années 1820 et confronté à une crise politique, sociale, économique et financière. Les ambitions africaines du Portugal – relier d’ouest en est les territoires entre l’Angola et le Mozambique, « le nouveau Brésil » – se heurtent à l’ambition britannique d’une liaison Le Caire – Le Cap. Le 11 janvier 1890, le gouvernement anglais lance un ultimatum au Portugal : renoncer au projet africain sous peine d’un blocus naval de Lisbonne. Le gouvernement portugais cède, ce qui provoque une fièvre nationaliste et anglophobe au Portugal, qui débouche sur une virulente remise en cause de la monarchie (et même une éphémère révolte républicaine à Porto le 31 janvier 1891), dont profite le parti républicain pour se poser en rempart de la patrie humiliée. Cette humiliation génère en outre dans les milieux intellectuels et au sein des élites une conscience de la décadence et un discours sur le déclin du pays, qui va jouer un rôle dans le rejet puis l’effondrement de la monarchie, renversée en 1910 par un coup d’État militaire et remplacé par la Première République (1920-1926).
De même, la dictature nationaliste de Salazar va jouer sur cette nostalgie d’un passé grandiose pour convaincre, lors de l’Exposition coloniale de Porto en 1934 et l’Exposition du monde portugais en 1940, pour raviver le sentiment de la grandeur du Portugal (« Le Portugal n’est pas un petit pays »), qui doit s’incarner grâce à l’empire colonial. Salazar (hostile aux colonies dans les années 1920 notamment pour des raisons financières) fait adopter en 1930 l’Acte colonial, fondement du système colonial et considère les colonies comme « les grandes écoles du nationalisme portugais » (Salazar, 1932), popularisées par une intense propagande coloniale, qui dans les années 1950 ne parle plus de « colonies » ou d’Empire colonial » mais de « provinces d’outre-mer » et « d’Outre-mer portugais » et s’approprie la théorie du lusotropicalisme (Gilberto Freyre, 1933), mettant en avant « le « génie colonisateur » des Portugais et leur propension mythifiée à coloniser différemment, de façon « suave », grâce aux vertus du métissage… ». En réalité, point de « sociétés multiraciales » outre-mer : comme on le sait, les guerres coloniales, qui commencèrent en 1961 et aboutirent aux indépendances en 1975, entraînèrent la fin de la dictature et la révolution des Oeillets en 1974. L’ancrage européen (candidature en 1977, adhésion à la CEE en 1985), dans un autre « ailleurs », principale réponse au traumatisme de la perte de l’Empire colonial qui ramenait le pays à ses frontières du XVe siècle. Comme l’expliqua le Premier ministre Mario Soares au Monde en 1985, « c’est le poids même de notre empire qui nous a distraits de l’Europe et fait entrer en décadence ». L’adhésion était donc une opportunité de moderniser l’économie et la société portugaises. Les seuls restes de ce passé colonial sont l’institutionnalisation politique du « monde lusophone » autour de la langue portugaise, avec la création en 1996 de la Communauté des pays de langue portugaise, et depuis la crise de nouvelles relations avec le monde lusophone (Afrique et surtout Brésil).
Modernisation, révolutions et forces armées
La question de la modernisation du pays s’était posée dès la seconde moitié du XIXe siècle, les crises se résolvant par des coups d’État militaires. Après une première moitié du XIXe marquée par la lutte entre libéraux et absolutistes puis entre libéraux, par la guerre civile, les révoltes populaires et les interventions de l’armée, la séquence qui aboutit à la chute de la monarchie s’ouvre en 1851 par un coup d’État militaire, puis une période de « Régénération » : les modérés entendent lutter contre la décadence du pays par une politique de modernisation (grands travaux, ouverture aux importations) qui ne réussit pas. Incapable de moderniser et démocratiser le pays, le système politique s’essouffle, fondé sur le poids des caciques locaux,l’alternance « Régénérateurs »/« Progressistes » et une monarchie qui devient une oligarchie bureaucratique. Les républicains, on l’a vu, avaient profité de l’agitation sociale et du rejet croissant d’un régime monarchique de plus en plus crispé (dissolution de la Chambre, répression anti-républicaine, gouvernement de dictature de Joao Franco en 1907). Les tentatives de révoltes à Lisbonne, l’assassinat du roi dom Carlos et du prince héritier en 1908, par des membres de la Carbonaria, société secrète républicaine, la répression anti-républicaine poussèrent le parti républicain, jusqu’ici réformiste, à adopter alors la voie révolutionnaire. En octobre 1910, à Lisbonne, un coup d’État de militaires affiliés à des sociétés secrètes républicaines et de groupes civils armés de la Carbonaria renverse la monarchie et aboutit à la proclamation de la Première République (1910-1926), une des rares républiques européennes avec la IIIe République française.
Cette République, qui avait suscité beaucoup d’espoirs de modernisation et de démocratisation du pays et lancé de nombreuses réformes (nouvelle Constitution démocratique, droit de grève, réformes de l’Université, de l’enseignement primaire et de l’orthographe, réforme fiscale et nouvelle monnaie, nouvel hymne et nouveau – et actuel – drapeau, séparation de l’Eglise et de l’Etat inspirée du modèle français lois sur le divorce et le mariage civil) dans ce sens, qui la fragilisèrent (forte opposition monarchiste et catholique), comme l’entrée dans la Première Guerre mondiale en 1917, puis la dictature du « fasciste avant la lettre » Sidonio Pais (la « Republica Nova » en 1918). L’agitation sociale, l’impuissance et l’instabilité politiques d’un régime parlementaire à bout de souffle expliquent le coup d’État militaire, soutenu par une partie des élites politiques et intellectuelles traditionaliste et nationalistes, qui mit fin en mai 1926 à la République. C’est encore la division politique, entre militaires au pouvoir (républicains conservateurs, monarchistes et nationalistes), et la crise financière (le Portugal frôle la banqueroute), qui permirent à un professeur d’économie de l’Université de Coimbra, Salazar, de prendre progressivement le pouvoir, entre 1928, quand il fut nommé ministre des Finances, et 1932, lorsqu’il accèda à la présidence du Conseil à la place d’un militaire.
La dictature salazariste est donc née de la dictature militaire et dut composer avec l’armée. Au sommet de l’Etat il y avait dyarchie : un militaire (le maréchal Carmona jusqu’en 1951 pour l’arme terrestre, le général Craveiro Lopes jusqu’en 1958 pour l’armée de l’Air, puis l’amiral Américo Tomas jusqu’en 1974 grâce à un trucage massif de l’élection dont fut victime le général Delgado, leader de l’opposition qui voulait renvoyer Salazar) chef d’État à vie aux fonctions de plus en plus protocolaires, et un président du Conseil, le dictateur Salazar dont les réformes mirent en place un régime anti-démocratique et le repli autarcique (protectionnisme, sacralisation de l’équilibre budgétaire, institutions corporatives) du pays. Salazar prit bien soin de maintenir une stricte subordination des militaires, qui finirent par constituer un État dans l’État, au pouvoir civil, d’autant plus facile que le républicanisme militaire n’était plus une alternative crédible.Quant aux réformes et à la modernisation du pays… Les années 1930 furent dominées par les théoriciens du corporatisme, mis difficilement en place. Les années d’après-guerre el furent par des ingénieurs et des économistes néoclassiques ou keynésiens, d’où des mesures de développement économique, de grands travaux et d’ouverture commerciale et touristique timide à l’Europe qui provoquèrent une croissance économique, dans un pays qui restait très rural, très inégalitaire et immobiule, marqué par une extrême pauvreté, source de l’émigration portugaise massive, et un analphabétisme permanent. C’est l’armée coloniale, ses jeunes officiers et sous-officiers, qui renversèrent le 25 avril 1974 le régime dirigé par le successeur de Salazar (mort en 1970), Marcello Caetano. l’installation de la démocratie prit 18 mois, dans une lutte entre militaires, extrême-gauche, communistes et gauche non communiste, dont sorti victorieux le parti socialiste de Mário Soares. Comme on l’a vu, les trente années qui ont suivi ont été celles de l’ancrage européen par la démocratisation et la bipolarisation politique, la modernisation économique à marche forcée (grâce à l’aide communautaire et l’ouverture aux IDE) et l’européanisation des modes de vie d’un pays qui connait aujourd’hui la crise et la tutelle européenne de la Troïka (2011-2014) qui imposa des mesures drastiques d’austérité. Face au mécontentement populaire, à la montée de l’abstention et du vote antisystème, la gauche portugaise PS, Verts, PC) s’est réunie en 2015-2016 autour d’un programme commun de réformes post-austérité et d’un gouvernement à ossature PS.
L’Estado Novo : dictature ou totalitarisme fasciste ?
Dernier thème transversal : la dictature. Celle de Salazar n’est pas la première, il y eut auparavant des périodes de dictature en 1907 et en 1918, mais la plus longue. Yves Léonard revient sur la question de la caractérisation de l’Estado Novo, qualifié dès les années 1930 de « fascisme de professeur d’université » par Miguel de Unamuno puis les opposants au régime. Il s’attarde sur le débat académique passionné, et qui a connu un « été chaud » en 2012, sur la nature du régime, né en 1968 des travaux du sociologue Herminio Martins sur l’opposition au Portugal et de ceux de Manuel de Lucena, qui a qualifié en 1976 le salazarisme comme un « fascisme sans mouvement fasciste ». Pour certains chercheurs le salazarisme a eu une dimension totalitaire dans les années 1930, avec les caractéristiques traditionnelles des totalitarismes. Pour d’autres chercheurs qui travaillent depuis les années 1980, le salazarisme est un régime autoritaire, qui a notamment mis au pas un véritable mouvement fasciste les « Chemises bleues » du National syndicalisme. Pour ces chercheurs, le salazarisme a emprunté des traits au fascisme dans ses institutions mais s’en est écarté notamment par la nature du chef (pas de leader charismatique type Duce), un parti unique jamais déterminant en matière de formation des élites ou de mobilisation des masses, par un corporatisme inspiré par le catholicisme social dont Salazar se réclamait. Yves Léonard refuse « d’identifier un régime fasciste par ses seuls signes extérieurs » (p. 133) et voit dans l’Estado Novo une dictature technocratique, nationaliste et impériale, catholique, traditionaliste et conservatrice, qui abandonne après 1945 le « badigeon romain » pour s’éloigner du « champ magnétique des fascismes » (p. 119).
Pour conclure, on trouvera dans le livre très agréable à lire, très clair et didactique d’Yves Léonard un ouvrage bien plus riche que ne peut le laisser entrevoir cette recension et précieux pour mieux aborder l’histoire souvent mal connue d’un pays trop souvent réduit au cliché des trois F (Fado, Fatima, Football) et à l’émigration en France. L’ouvrage est agrémenté d’une préface de Jorge Sampaio, ancien président socialiste de la République portugaise(1996-2006), de nombreuses illustrations, d’une très utile chronologie commençant en 1807 et d’une abondante bibliographie portugaise et internationale. Louons enfin la qualité du travail d’édition des éditions Chandeigne (l’ouvrage est un bel objet), qui contribue grandement à faire connaître le Portugal, son histoire et sa culture en France.
PS : cette recension, qui aurait dû être terminée plus tôt, rencontre une triste actualité puisque Mário Soares est décédé le 7 janvier 2017.
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