Il s’agit des actes d’un colloque international qui s’est tenu à Rennes en avril 2014 et qui réunissait 18 historiennes et historiens spécialistes de l’histoire de l’Occupation et de la Résistance en France et en Europe. Il faisait suite au colloque qui s’était tenu à Besançon en 2012, Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes – 1940-1945, et dont nous avions rendu compte. Le colloque de Besançon portait sur les comportements pendant la guerre ; celui de Rennes porte sur les représentations de ces comportements après la guerre et se fixe pour objectif « d’analyser de façon critique les constructions, déconstructions et reconstructions qui tiennent lieu de grilles de lecture du passé dans nos sociétés européennes contemporaines »

L’ouvrage rassemble 18 communications (plus une synthèse des tables-rondes) et comporte deux parties : la première partie, qui a pour titre Constructions mémorielles et représentations des comportements collectifs, comprend deux chapitres, l’un consacré aux Représentations dominantes (cinq communications) ; l’autre aux Représentations décentrées (sept communications). Le titre de la seconde partie annonce la problématique : Transmissions des savoirs ou transmissions des croyances ? Le premier chapitre, De la recherche à l’enseignement, rassemble trois communications, et le second, Le récit des acteurs ou témoins en propose quatre.

Comme nous l’avions signalé en rendant compte des actes du colloque de Besançon, les auteurs sont des universitaires spécialisés qui s’adressent à leurs collègues et, au-delà, à un public de chercheurs. Mais le contenu est nettement plus accessible et il est essentiel aux enseignants désireux de se tenir informés de l’évolution de la recherche, des problématiques et de l’historiographie (donc à tous les enseignants !) car il remet totalement en cause les thématiques enseignées dans le cadre des mémoires de la Seconde Guerre mondiale, et il traite par ailleurs des programmes d’histoire et de la transmission des acquis de la recherche par les programmes, les manuels et les cours. Ce compte-rendu insistera essentiellement sur ces points, oubliant les polémiques sous-jacentes entre historiens qui sont fortement présentes, et qui traduisent des désaccords profonds. Il en résulte pour le lecteur qui n’est pas hyper spécialisé une gêne réelle et le souhait que les débats se déroulent au grand jour.

Déconstruction du « mythe résistancialiste »

Rappelons brièvement ce qu’est le « mythe résistancialiste »

Ouvrons par exemple le manuel Hachette 2004 qui en fournit un raccourci significatif : « Le général de Gaulle impose le mythe d’une France éternelle qui se reconnaît entièrement dans le gouvernement issu de la Résistance (…) Les communistes se présentent comme le parti des 75 000 fusillés. La mémoire valorise le mythe d’une France résistante, gommant les divisions des Français« . Ce mythe aurait donc eu pour objectif de faire penser aux Français qu’ils ont été dans leur très grande majorité des résistants, de minorer, voire oublier la collaboration de Vichy avec les nazis, d’apaiser les tensions et les drames sur ce qui divisait les Français. C’est la thèse développée (avec davantage de nuances que l’énoncé des quelques lignes qui précèdent) par Henri Rousso dans son ouvrage devenu lui aussi mythique, Le syndrome de Vichy. Reprise par Philippe Burrin dans La France à l’heure allemande 1940-1944, cette thèse fut amplifiée par Olivier Wieviorka dans La mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres de la Libération à nos jours.

Tous les communicants de ce colloque s’emploient à déconstruire ce « mythe résistancialiste », dans sa version gaulliste et dans sa version communiste. Pierre Laborie dénonce depuis déjà longtemps, à travers plusieurs publications et interventions, ce qu’il estime être une représentation fausse, une idée reçue paresseusement colportée par les manuels et enseignée dans les lycées. Il n’épargne pas les historiens qui ont validé cette idée fausse. Sa communication a pour objectif de démontrer que De Gaulle n’a pas cherché à donner aux Français l’image d’un peuple unanimement résistant. Elle est appuyée par celle de Jean-Marie Guillon qui démontre que le Parti communiste n’a pas davantage affirmé cette idée. Il faut dire que les démonstrations sont assez convaincantes.

Déconstruction du « mythe » dans sa version gaulliste

Pierre Laborie fait une lecture méthodique des prises de parole du général de Gaulle après la Libération, « elle ne confirme ni une insistance supposée à affirmer que les Français avaient résisté, ni une insistance à les en persuader« . Il montre que De Gaulle a toujours dit et considéré que la Résistance fut le fait d’une élite, une élite d’ailleurs très minoritaire, que « les commentateurs qui font du général de Gaulle le père et le missionnaire infatigable du mythe résistancialiste s’appuient -et parfois uniquement- sur le fameux et très court passage du discours de l’Hôtel de Ville de Paris élevé au statut de texte fondateur« . Un surcroît excessif de signification aurait donc été accordé à ces quelques mots sur le « Paris libéré par lui même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière… », ils auraient été isolés arbitrairement de l’ensemble d’où ils sont extraits, par des historiens (non explicitement cités) qui en auraient tiré un « discours normatif, péremptoire, qui tord les sources, ou les faits, pour appuyer des convictions déjà arrêtées« .

Déconstruction du « mythe » dans sa version communiste

Jean-Marie Guillon s’efforce de déconstruire la version dite communiste du mythe résistancialiste, qui affirme que le Parti aurait affirmé que le peuple avait été tout entier résistant. Comme Pierre Laborie, il dénonce le « prêt-à-penser » des manuels scolaires, dont les auteurs reprennent sans examen « la thèse du mythe résistancialiste« . Le premier point de la démonstration repose sur l’analyse du discours communiste pendant la période du combat clandestin. Le Parti se dit par définition « le parti du peuple de France« , le Parti est le peuple, parce qu’il est la classe ouvrière, qui est elle-même l’avant garde de la Nation rassemblée. Mais ce peuple, sociologiquement divers, n’a pas été spontanément résistant. Il a dû être éclairé, guidé, poussé dans l’action par « la classe ouvrière », c’est-à-dire le Parti. « Il n’est jamais question d’unanimité, dans aucun des textes du PCF, même en 1944. L’énumération des adversaires fait partie des passages obligés de ses analyses. La France résistante n’a jamais été toute la France« . J.-M. Guillon démontre que le discours des dirigeants communistes, donc du Parti, « ne change en rien après la Libération« . Il ne trouve aucune trace de ce qui serait apparition d’un nouveau discours « résistancialiste ». En effet la France résistante des communistes n’est jamais toute la France, par contre « la classe ouvrière a été toute entière résistante puisqu’elle se confond avec le PCF ».

Il déconstruit aussi l’affirmation d’un discours omniprésent du PCF se présentant comme « le Parti des 75 000 fusillés« . Le chiffre est donné par Thorez dans son discours à Châteaubriant, le 22 octobre 1944 dans une phrase qu’il faut citer en entier « Nous célébrons avec ferveur la mémoire des 27 de Châteaubriant, et des 23 de Nantes, et des 75 000 de la région parisienne, et des 100 000 tombés dans les autres départements« . Les Œuvres choisies de Thorez ne comportent aucune mention du « parti des fusillés » ou des 75 000 ; la propagande du Parti évoque continûment, mais sans chiffres, « le Parti des fusillés » : « Le moins donc que l’on puise dire est qu’il est abusif de laisser croire que cette référence serait omniprésente et qu’elle signe la propagande du Parti à la Libération« . Une étude des productions communistes montre que « personne ne reprend plus le chiffre des 75 000 fusillés, même pas Jacques Duclos« .

Représentations des femmes, des déportés, de l’Occupant

Les femmes n’ont pas toujours été oubliées

Il est trop schématique de dire que les femmes ont été les grandes oubliées ; Catherine Lacour-Astol préfère parler de « mémoire chaotique« . La place des femmes dans la Résistance a été reconnue dans l’immédiat après-guerre : « les résistantes incarnent, spécifiquement dans le discours gaulliste, de manière partagée dans le discours communiste, le sacrifice consenti« . Mais cette reconnaissance immédiate « échoue à s’inscrire dans la durée« . Une vision masculine s’impose, à la fois guerrière (le maquisard) et éprouvée (le fusillé). La dimension féminine tend à disparaître des représentations de la Résistance ; d’autant plus que les femmes n’ont pas investi les associations d’anciens résistants à l’origine de la fabrique d’une mémoire résistante. Le souvenir de l’engagement des femmes refait surface à la fin des années 1970, sous l’effet conjugué du mouvement féministe et de l’évolution de l’historiographie (intérêt nouveau pour les « Oubliés »).

Complexité des représentations de l’occupant

L’historiographie est presque muette sur la perception de l’Occupant. Jacqueline Sainclivier pose donc d’abord la question des sources (presse écrite et audiovisuelle, souvenirs écrits et oraux sont les sources essentielles), puis propose quelques pistes qui sont autant d’incitations à de nouvelles recherches : nature et évolution des qualificatifs utilisés à propos des occupants, boches, hitlériens, Allemands, barbares, nazis, ne sont pas utilisés au même moments, par les mêmes Français, dans les mêmes média-sources ; mémoire et représentation du poids de l’occupation (mémoire éclatée dans l’espace et dans le temps) ; effet générationnel (les années 1980 marquent un infléchissement dans la mémoire et les représentations que se font les Français du comportement de l’occupant allemand en zone Nord) sous l’effet de plusieurs facteurs : la construction européenne, le changement de génération etc.

Remise en cause du schéma binaire opposant le déporté résistant et le déporté juif

Thomas Fontaine remet en cause le schéma historiographique forgé autour de deux figures qui seraient opposées : le déporté résistant, un héros qui aurait occupé tout l’espace mémoriel, ou presque, et la victime juive, oubliée, sinon occultée. Les images diffusées dès l’ouverture des camps « marquèrent pour longtemps les consciences en fixant celle du déporté mort ou souffrant, au visage émacié, le corps meurtri« . Il est vrai que le déporté résistant et son expérience concentrationnaire sont au cœur des rites commémoratifs qui se mettent en place après 1950, mais ce rite commémoratif fut très long à s’imposer. Il est faux de dire que le génocide des juifs fut oublié et délaissé dans les années 1950 et 1960, comme l’ont montré les travaux de François Azouvi dont nous avons rendu-compte https://clio-cr.clionautes.org/le-mythe-du-grand-silence-auschwitz-les-francais-la-memoire.html. La figure du juif n’a pas été absente des mémoires, mais « sa place est aujourd’hui beaucoup plus importante quantitativement et qualitativement, que durant les deux décennies qui ont suivi la fin de la guerre« .

De la recherche à l’enseignement

Survol historiographique

« Largement portée par les acteurs survivants, la vision d’une Résistance minoritaire et esseulée a été partagée par les historiens jusqu’aux années 1970 avec mise en exergue d’une tension entre résistants et majorité attentiste « observe Laurent Douzou. Il faut attendre 1960 et l’ouvrage de Marcel Baudot, L’opinion publique sous l’Occupation. L’exemple d’un département français (1939-1945), pour que l’opinion soit vraiment scrutée. Pierre Laborie soutient sa thèse sur l’opinion publique dans le Lot pendant la Seconde guerre mondiale, en 1978. J.-M. Guillon soutient la sienne sur La Résistance dans le Var en 1989 et accorde une réelle importance à l’évolution de l’opinion publique. Mais ces études universitaires ne parvinrent pas à contrebattre les publications qui confortaient l’analyse sommaire d’une France peuplée d’attentistes et d’opportunistes comme les 10 volumes de la Grande Histoire des Français sous l’Occupation d’Henri Amouroux publiés entre 1976 et 1993. « La thèse reprise par Stanley Hoffmann d’un mythe développé avec plein succès par les gaullistes et les communistes, affinée en 1987 par Henri Rousso avec le concept de résistancialisme, est démentie par la teneur même des écrits des anciens résistants. Cette grille de lecture résistancialiste a pour effet de conforter la vision d’une Résistance numériquement faible et sans réelle emprise sur le pays, donc de comportements collectifs faciles à caractériser. »

Du rôle de l’historien créateur du récit mémoriel

Pierre Laborie précise : « La représentation d’une Résistance réduite à la minorité engagée dans la clandestinité et la lutte armée a nourri, par contraste, la vision d’une masse amorphe, attentiste, voire complice de la collaboration. » Il déplore que « ce mode de raisonnement binaire » ait « toujours la faveur de certains historiens« … Ce sont eux qui fixent les situations du passé, en fonction de leur vision personnelle et des choix de leurs indicateurs. L’historien a un grand pouvoir de légitimation car la reconnaissance de son autorité scientifique établit sa légitimité.

Les comportements des Français dans les programmes d’histoire

On le sait, les programmes d’histoire reflètent des enjeux historiographiques, épistémologiques, didactiques, éducatifs, politiques et mémoriels. Patricia Legris en a fait son objet d’étude. Elle montre que la Seconde Guerre mondiale occupe une place importante et évolutive dans les programmes d’histoire, depuis qu’elle y est entrée, en 1957 pour les classes de Première et en 1969 pour celles de Troisième. Au lycée elle a fait des va-et-vient entre les programmes de Première et ceux de Terminale. L’étude des comportements des Français dans les programmes depuis 1980 soulève des questions nouvelles propres à l’histoire du temps présent (question des sources, question de la mémoire). L’enseignement des comportements des Français reflète de plus en plus les enjeux mémoriels : injonction du « devoir de mémoire », pression des groupes mémoriels, qui a succédé à la pression des historiens de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, qui succéda elle-même à celle de l’Association des professeurs d’histoire géographie (qui pour sa part défendit la finalité civique de cet enseignement).

Des manuels d’histoire de moins en moins scientifiquement rigoureux

Cécile Vast a travaillé sur un échantillon d’une vingtaine de manuels choisis selon deux critères : la diversité des éditeurs et la répartition dans le temps sur une période de 50 ans. Elle constate un décalage d’une dizaine d’années minimum entre les questionnements des historiens et leur introduction dans les programmes, puis les manuels. Les instructions officielles doivent être respectées, mais une réelle liberté intellectuelle et éditoriale est laissée aux auteurs. Les universitaires dominent largement la direction des collections et la rédaction des manuels jusque dans les années 1990. Dans les années 2000, ils ont tendance à s’effacer au profit des enseignants du secondaire ou des classes préparatoires.

Des années 1950 aux années 2000 des thématiques récurrentes s’imposent dans les manuels : l’exode, le récit des événements militaires, la Résistance, les maquis, la collaboration, les persécutions et la répression. Des chapitres sont consacrés à la vie quotidienne, mais pas spécifiquement aux comportements, qui sont néanmoins présents à travers diverses lectures proposées. Ils se résument souvent à l’opposition binaire résistants/collaborateurs ; l’attentisme et la passivité sont des leitmotivs. A partir des années 1980, les jugements de valeur sont plus fréquents, tandis que s’installe les thèmes de la culpabilité collective et de la mauvaise conscience supposée des Français. « Des années 1950 à nos jours, on passe peu à peu d’une approche historique descriptive et analytique « classique » de l’histoire de la France occupée à une appréhension de la période marquée par le poids des représentations. Ces représentations, modelées essentiellement dans les années 1970, véhiculées pour partie par les médias, finissent par peser davantage que les acquis de la recherche historique« . CécileVast regrette explicitement « un écart croissant – et regrettable – entre la recherche scientifique et le monde de l’enseignement secondaire ».

La table des matières et l’introduction sont téléchargeables sur le site www.pur-editions.fr

© Joël Drogland