Agrégé d’histoire, Sébastien Albertelli a soutenu sa thèse de doctorat en 2006 sous la direction de Jean-Pierre Azéma et l’a publiée en 2009 chez Perrin sous le titre, Les Services secrets du général de Gaulle, le BCRA 1940-1944. Brassant des sources françaises et étrangères exhaustives et impressionnantes, l’ouvrage proposait une histoire complète du BCRA, Bureau central de renseignement et d’action et fut salué comme un livre désormais essentiel. Trois ans plus tard, il publiait une version simplifiée et illustrée de cette étude magistrale, sous le titre, Les services secrets de la France Libre. Le bras armé du général de Gaulle (Nouveau monde éditions, 2012, 336 pages, 35 €). Nous affirmions dans notre compte rendu qu’il s’agissait « d’un ouvrage quasiment exceptionnel dans la mesure où il allie un contenu scientifique de haut niveau sur l’organisation des services secrets de la France libre et ses enjeux politiques, sur les divers aspects matériels et concrets des activités de la Résistance (parachutages, sabotages, liaisons aériennes, activités de renseignement etc.), sur les très nombreux acteurs, hommes et femmes de la France libre dont de courtes biographies accompagnent les photographies, avec des dizaines de documents presque tous très originaux »

Les services secrets de la France libre. Le bras armé du général de Gaulle.

Le BCRA étant un service de renseignement et d’action, il était souvent question dans ces deux ouvrages de parachutages d’armes, de sabotages et de saboteurs envoyés en mission en France. C’est sans doute ce qui a donné l’envie à Sébastien Albertelli d’approfondir l’étude dans cette direction, d’autant plus qu’il n’existait pas à ce jour d’histoire du sabotage. Sa puissance de travail a fait le reste, et il nous propose aujourd’hui une étude très approfondie du sabotage en France (avec des prolongements en Allemagne et au Royaume-Uni), de ses origines politico-syndicales dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Une fois encore la richesse et l’originalité des sources sont remarquables, qu’il s’agisse de documents d’archives, d’ouvrages spécialisés ou d’articles, en français et en anglais. Curieusement et malheureusement, cette édition ne propose ni bibliographie, ni récapitulatif des sources. Mais elles sont clairement identifiables par la consultation des 1375 notes de fin d’ouvrage !

Un ouvrage novateur et exhaustif

Cet ouvrage novateur est composé de 18 chapitres qui se succèdent sur un plan à la fois chronologique et thématique. Les deux premiers traitent des origines syndicales du sabotage, d’abord envisagé comme un moyen de lutte de la classe ouvrière. Les deux suivants exposent le glissement du sabotage du domaine de la lutte syndicale à celui du combat militaire, faisant le point sur la question du sabotage de la mobilisation en 1914. Deux chapitres traitent ensuite du sabotage durant la Première Guerre mondiale, côté allemand et côté français. Les deux suivants sont consacrés au sabotage durant l’entre-deux-guerres, l’un d’entre eux étant entièrement consacré à la question des communistes et du sabotage. Les dix chapitres suivants sont consacrés au sabotage durant la Seconde Guerre mondiale en France, couvrant tous ses aspects : pratiques, humains, politiques, stratégiques etc. Trois chapitres traitent du sabotage vu de Vichy, de la France libre et des Britanniques de 1940 à 1942. Un chapitre est consacré au Special Operations Executive (le SOE) britannique, plusieurs traitent de la France libre, de ses saboteurs, du « sabotage de masse » pratiqué par tous les groupes de résistance en France. Des études thématiques très approfondies traitent de la place du sabotage dans la stratégie alliée et de l’évaluation argumentée de son impact réel. On pourra même lire un chapitre sur les tentatives de sabotages menées par les Allemands en France avec l’appui de collaborateurs français à la fin de 1944 et au printemps 1945, sujet dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est original et peu connu. Cet ouvrage est donc sans doute assez proche de l’exhaustivité sur le sujet qu’il traite. Affirmons-en l’extrême richesse, et limitons nous dans ce compte rendu à souligner quelques idées et faits essentiels.

Le sabotage comme tactique révolutionnaire

En argot parisien, à la fin du 19e siècle, les ouvriers non qualifiés réputés être de mauvais ouvriers étaient couramment appelés des  » sabots », et le sabotage en vint à désigner le travail de piètre qualité qu’ils exécutaient. La volonté chez certains travailleurs exploités, de ralentir la cadence, voire de détériorer leur outil de travail est une pratique sans doute aussi ancienne que le travail lui-même. La nouveauté réside dans le fait que certains militants syndicaux et politiques vont appeler à le faire de manière consciente, systématique et revendiquée. C’est l’anarcho-syndicaliste Émile Pouget qui a joué un rôle majeur dans l’affirmation du sabotage comme tactique révolutionnaire. On discute de cette tactique au sein de la CGT et du parti socialiste ; certains le présentent comme l’arme idéale du faible contre le fort, une pratique réputée « insaisissable » car clandestine et individuelle. Dans son journal, Le Père Peinard Émile Pouget exhorte les grévistes à pratiquer le sabotage.

Le sabotage rejeté comme contraire à la culture républicaine et au socialisme

Mais les débats sont nombreux autour de cette pratique car le sabotage s’inscrit dans la préparation d’une insurrection conçue comme une explosion de violence, or la culture républicaine refuse la violence révolutionnaire qui s’apparente à la guerre civile. La question du sabotage est donc un sujet sur lequel réformistes et révolutionnaires s’affrontent au sein des congrès de la CGT. En 1909, à l’occasion d’une grève des postiers, des poteaux supportant des lignes télégraphiques et téléphoniques sont sciés. Le syndicat national des ouvriers des PTT condamne fermement de tels actes, prétexte pour salir les ouvriers syndiqués et justifier la répression auprès de l’opinion. L’analyse de Gustave Hervé, dans son journal La guerre sociale, est tout à fait opposée et il s’engage pleinement en faveur du sabotage. A la Chambre, Clemenceau condamne le sabotage qu’il qualifie de « crime national« . 1910 est une année qui marque une sorte d’apogée du sabotage, qui se focalise pour la première fois sur les voies ferrées. La grève des cheminots s’accompagne de nombreux actes de sabotage. Gustave Hervé et Émile Pouget applaudissent. La grève s’achève au bout d’une semaine par la défaite des grévistes, et la frustration consécutive explique la très forte croissance du nombre des sabotages. Un déraillement en 1911 montre que le sabotage peut faire des victimes humaines. Police et gouvernements grossissent la menace. Au sein de la SFIO, beaucoup de voix s’élèvent pour le condamner. C’est Jean Jaurès qui formule la condamnation la plus argumentée, démontrant que le sabotage est  » contraire à l’esprit même du syndicalisme du socialisme« .

Du sabotage révolutionnaire au sabotage militaire

Les partisans du sabotage, comme la plupart des révolutionnaires, usent d’un vocabulaire martial : combats, armes, batailles etc. Pouget établit un parallèle entre sabotage et guérilla. A la fin du 19e siècle, particulièrement pendant les décennies qui suivent la guerre franco-prussienne, plusieurs nouveautés vont rapprocher le sabotage de la guérilla : l’importance croissante des réseaux télégraphiques, téléphoniques et ferrés ; l’invention de la dynamite puis de la mélinite ; la naissance des services secrets. Les agents des services secrets français (le Deuxième Bureau) s’intéressent aux infrastructures des réseaux allemands, aux ponts du réseau ferré et aux les écluses en particulier. Les militaires vont alors envisager de préparer en temps de paix des opérations clandestines hors des frontières nationales, et parallèlement ils vont devoir préparer des dispositifs de protection des infrastructures nationales. L’auteur montre que les services secrets français ont travaillé à des plans de sabotage en Allemagne mais qu’il n’est pas prouvé qu’ils soient parvenus à organiser des dépôts clandestins d’explosifs dans les territoires annexés.

Pas de sabotage de la mobilisation en 1914

Les anarchistes et les activistes de la guerre sociale on prévu le sabotage d’une éventuelle mobilisation et l’organisation d’une véritable grève générale révolutionnaire. A mesure que la situation internationale se tend, apparaît la crainte d’un sabotage qui viserait spécifiquement l’Armée, notamment dans ses composantes les plus techniques, comme l’artillerie et la marine. Mais l’auteur montre que « tout indique qu’au-delà des déclarations d’intention, la préparation effective de sabotages en vue d’une éventuelle mobilisation est restée marginale« . Dans les années 1910, les autorités militaires ont cependant pris la menace au sérieux. Sur le fameux carnet B sur lequel étaient inscrites les personnes suspectées d’espionnage, devront désormais figurer les noms de ceux qui seraient susceptibles d’entraver par le sabotage la mobilisation. En 1911, il est décidé que ces personnes seront arrêtées de manière préventive en cas de mobilisation. A la veille de la guerre ils sont moins de 2000, et leur inscription s’appuie très rarement sur des éléments concrets. La menace intérieure s’évanouit dès août 1914 et les préfets reçoivent l’ordre de ne pas procéder systématiquement aux arrestations. Le sabotage a été inexistant en 1914, et dans les années suivantes : « Rien, pendant la guerre n’atteste d’une pratique ouvrière du sabotage« .

Durant la Grande Guerre, les services spéciaux allemands et français intègrent le sabotage à leurs stratégies, sans réelle efficacité

Durant la Première Guerre mondiale, les Allemands intègrent les éléments d’une stratégie périphérique qui vise à infiltrer des saboteurs dans l’Hexagone par les pays neutres et à frapper le système de production des Alliés, en Europe comme en Amérique. Particulièrement inventifs, les Allemands dotent leurs agents d’un matériel plus moderne que leurs adversaires. Néanmoins aucune organisation de sabotage n’a existé en France pendant la guerre. Ce sont les sabotages opérés aux Etats-Unis qui ont été les plus importants, surtout dans les ports de San Francisco et de New York, où les explosions se multiplient. Ainsi trois agents allemands infiltrés provoque une gigantesque explosion qui secoue la ville de New York dans la nuit du 29 au 30 juillet 1916.

Le Deuxième Bureau français a intégré le sabotage à sa stratégie offensive contre l’Allemagne. Le premier objectif était d’entraver la concentration des troupes allemandes en 1914, mais  » en définitive, force est de constater que les résultats n’ont pas été à la hauteur des espoirs ; les rares sabotages réussis non pu au mieux gêner qu’à la marge la mobilisation et la concentration ennemies« . Les services secrets ont recruté quelques saboteurs durant la guerre, qui étaient en même temps des agents de renseignement. Pour les introduire sur le territoire ennemi, on étudie le passage par les pays neutres et des missions spéciales aéroportées. Ces projets sont ambitieux et novateurs, mais peu efficaces.  » La guerre secrète est restée marginale et a bien peu influencé le cours et la forme de la grande guerre. Le conflit a en revanche profondément changé la guerre secrète et les services chargés de la conduire. Par-delà le gonflement temporaire de leurs effectifs, ces services sont devenus plus inventifs, plus méthodiques et, en somme, plus professionnels (…) Le sabotaget est devenu un aspect concret de leur travail. »

Des mises au point pertinentes

« Les années 1920 et 1930 imposent l’agent secret – dont la figure complexe mêle les traits de l’espion et ceux du saboteur – comme l’acteur central d’une guerre devenue permanente. Toutefois, si l’espionnage en temps de paix est désormais accepté par les Etats comme un mal nécessaire, le sabotage reste frappé du sceau de l’infamie : aucun pays ne saurait reconnaître, même tacitement, qu’il le pratique. » Personne n’admet donc s’y préparer, mais chacun le perçoit comme une menace croissante, renforcée par les possibilités accrues d’infiltration qu’offre l’avion et le développement d’unités parachutistes. La peur croissante de l’agent infiltré se combine avec celle de l’ennemi intérieur, prêt à travailler avec lui. Le terme de sabotage devient courant entre les deux guerres. Le saboteur s’impose comme la figure emblématique de la résistance allemande à l’occupation de la Ruhr en 1923. Au fil de cette étude l’auteur nous propose des mises au point pertinentes sur des questions importantes qui furent polémiques, et parfois le sont encore.

Ainsi du mythe de la cinquième colonne lors de l’invasion de la France en 1940 . » L’action militaire d’une éventuelle cinquième colonne n’a joué aucun rôle dans la victoire allemande contre la France : on ne connaît aucun cas de sabotage et l’offensive n’a donné lieu à aucun largage de troupes aéroportées. Il n’y a aucune intervention de groupes de subversion en arrière des lignes« . Le mythe de la cinquième colonne sert d’explication et de justification aux insuffisances et aux défaillances de la France en 1940.

Ainsi de la question du sabotage communiste durant la drôle de guerre. L’auteur montre que dans les années 1920, s’est développé en France le fantasme d’un complot contre la sûreté de l’Etat, ourdi par les communistes français aux ordres des bolchéviques russes. Dans la figure du militant communiste se fondent les caractéristiques de l’ennemi intérieur et celle de l’agent étranger. Pourtant « les communistes rejettent le sabotage comme l’un des oripeaux de l’anarchisme, une forme primaire de révolte contre le patronat, incompatible avec la priorité donnée à l’action pour la conquête du pouvoir politique. » Au terme d’une étude nuancée et approfondie, Sébastien Albertelli prend parti dans le débat qui porte sur la réalité du sabotage communiste dans les usines de guerre en France en 1940. Il estime que rien ne permet d’affirmer que l’industrie française a été frappée par de nombreux sabotages, qu’aucun n’a jamais immobilisé une machine essentielle, que « l’idée d’un plan général, extrapolé de quelques incidents isolés, relève purement et simplement de la pensée conspirative« .

Du sabotage ouvrier au sabotage résistant

La Seconde Guerre mondiale n’est donc pas fondatrice en matière de sabotage, mais elle en constitue une étape décisive dans son histoire. Le sabotage devient l’une des actions les plus impressionnantes et les plus connues des résistants français et européens.  » Les résistants capitalisent sur un imaginaire subversif qui s’est ancré au fil des décennies précédentes et il fonde une expérience. » Les résistants et les services londoniens y consacrent des moyens importants et oblige l’occupant a déployer à son tour de coûteux dispositifs de protection. L’auteur montre que les syndicalistes résistants ont assuré le lien avec une certaine tradition du sabotage ouvrier dans la pratique de ce que l’on appelle le « sabotage insaisissable« , présenté comme une manière efficace de faire la guerre : freinage de la production, négligence dans le travail de manière à provoquer des malfaçons imperceptibles, adjonction d’acide, de sable ou d’émeri dans les systèmes de lubrification etc. Mais dès 1940 le sabotage ne se limite pas à sa dimension insaisissable, il revêt une forme violente et s’impose comme l’un des éléments majeurs de la lutte armée. Les sabotages se multiplient dès l’été 1941, après que le Parti communiste soit entré vraiment dans la résistance, visant les voies ferrées, les infrastructures économiques, les mines et les pylônes des lignes à haute tension. Les mouvements de résistance non-communiste ont encore plus de difficultés que le Parti à recruter des saboteurs et la plupart des sabotages sont l’oeuvre d’une toute petite minorité. Pendant longtemps il s’agit d’ailleurs davantage de tentatives de sabotage que de sabotages, tant les échecs sont nombreux. Il n’en demeure pas moins que les sabotages stimulent un glissement de l’ensemble des résistants vers la lutte armée, glissement accéléré par les liens noués avec les services et les autorités qui, à Londres, font figurer le sabotage en bonne place dans leurs plans.

Avec la création du SOE, les Britanniques font entrer le sabotage dans l’âge industriel

C’est la création par Winston Churchill en 1940 un du Special Operations Executive qui fait entrer le sabotage dans une ère nouvelle. Le projet consiste à concentrer tous les moyens de subversion entre les mains d’une seule organisation qui aura pour objectif de  » mettre le feu à l’Europe« . Au fil des années, le SOE devient une organisation mondiale qui compte plus de 13 000 personnes au milieu de l’été 1944, et qui fait « entrer le sabotage dans l’âge industriel en plaçant cette arme sous le triple signe de l’innovation, de la professionnalisation et de la production de masse« . Ses services développent de nombreux engins à l’usage des saboteurs : le plastique qui se manipule aussi aisément que de la pâte à modeler et qui simplifie le travail des saboteurs, la mise au point de petites charges aimentées, de crayons allumeurs, de matériels particuliers pour le sabotage des voies ferrées etc. Les Britanniques font également preuve d’inventivité dans les techniques et les procédures de parachutage d’armes et de munitions : 74 000 containers et 20 000 paquets furent envoyés en France pour un total de plus de 10 000 tonnes de matériel (dont il est vrai 94 % n’arrivera qu’en 1944). Le SOE considère que le saboteur doit être un spécialiste, il crée des écoles de sabotage, assurant la formation de saboteurs français. Les saboteurs ont des cibles militaires et stratégiques : installations pétrolières, bases sous-marines, bases aériennes, sites de lancement d’armes nouvelles allemandes (V1 et V2), réseaux de transport, usines travaillant pour la machine de guerre allemande. Des missions sont parachutées avec des objectifs très précis, des réseaux sont constitués, et progressivement s’imposent des opérations ayant pour objectif de travailler à une préparation du débarquement qui aura lieu sur les côtes françaises.

Le chapitre 12 est consacré à à l’étude de la place du rôle du sabotage dans la stratégie alliée. Les diplomates du Foreign Office ont toujours éprouvé une véritable aversion pour le sabotage, source de complication dans leur travail, surtout lorsqu’il implique des pays neutres. Les relations du SOE avec les diplomates ne furent donc pas bonnes. Elles ne furent pas faciles non plus avec les dirigeants de la RAF et du Bomber Command. Le SOE plaide sans relâche pour que les Alliés évitent d’infliger des souffrances excessives à la population française et de menacer les installations dont la destruction aurait de graves répercussions sur la vie française après la guerre. Les sabotages seraient plus efficaces que les bombardements. Sans être totalement insensibles a ce point de vue, les aviateurs ne veulent en aucune façon voir diminuer leurs activités au profit du sabotage. Les Alliés compte davantage sur l’aviation que sur le sabotage pour entraver la circulation des trains allemands.

Les saboteurs de la France libre, ceux de la résistance intérieure, et ceux des missions spéciales

Pour le général de Gaulle et la France libre, le sabotage peut-être l’un des moyens d’agir en métropole, de poursuivre la lutte contre l’occupant, et de montrer qu’il existe une résistance française qui reconnaît le général de Gaulle. Les services secrets de la France libre prennent nécessairement contact avec le SOE : ils ont besoin de ses moyens logistiques, et le SOE a besoin des volontaires français pour former des saboteurs. Les relations ne sont pas faciles car les britanniques entendent utiliser les hommes et les contacts du mouvement gaulliste tout en contrôlant étroitement son activité en France, tandis que le général de Gaulle n’entend autoriser l’utilisation de ses hommes que dans le cadre d’un accord global qui ferait de lui un partenaire à part entière. La coopération des deux services va cependant s’avérer fructueuse dans la mesure où plusieurs missions de sabotages sont envoyées en France composées de dizaines de saboteurs de la France libre formé dans les écoles britanniques du SOE. La parfaite connaissance de l’auteur des archives du BCRA lui permet de présenter de manière synthétique, mais concrète et précise les saboteurs de la France libre : leurs origines, leur formation dans les écoles du SOE, leurs missions, leurs caractéristiques personnelles et sociologiques, leurs difficultés et leur grandeur, leur lourd bilan : 17 % sont morts pendant la guerre, onze saboteurs furent honorés par le général-de-gaulle comme Compagnon de la libération.

Si les saboteurs des services britanniques et du BCRA sont l’objet de très solides développements, l’auteur ne néglige pas pour autant les « sabotages de masse« , c’est à dire tous ceux qui sont réalisés par les innombrables groupes de la résistance intérieure, particulièrement en 1943, davantage encore en 1944. Beaucoup d’entre eux s’inscrivent dans le cadre des plans élaborés à Londres pour la préparation du débarquement (plan Vert de sabotage des voies ferrées, plan Violet de sabotage des infrastructures télégraphiques et téléphoniques, plan Bleu de sabotage des infrastructures électriques, plan Tortue visant à retarder l’arrivée des divisions blindées en renfort vers les plages du Débarquement). Ils sont effectués par diverses organisations, les FTP, les groupes francs, les maquis.

Dans les opérations de libération du territoire interviennent des forces spéciales parachutées pour soutenir et encadrer la résistance françaises : les SAS (de petites unités de commando) et les missions Jedburgh (73 équipes de trois hommes dont l’un au moins est français et l’autre opérateur radio) dont le sabotage n’est que l’un des aspects de leur mission Les Jedburghs. L’histoire secrète des forces spéciales alliées en 1944 . L’entrée en action des forces spéciales en France modifie la nature du sabotage, car elles ne sont pas composées d’agents clandestins mais de soldats qui servent en uniforme. Le sabotage sort donc du domaine de l’action clandestine. « La lutte clandestine cède le pas à une forme de combat ouvert dans laquelle la place du sabotage s’estompe à mesure que l’affrontement direct, fut-il conduit dans le cadre de la guérilla, se généralise« .

Une évaluation méthodique et nuancée de l’efficacité du sabotage

Le chapitre qui a pour objectif d’évaluer l’impact du sabotage est particulièrement argumenté, intéressant et nuancé. Il porte à la fois sur les faits, sur les sources, sur les auteurs de ces sources et sur leurs intentions. Il est donc ont aussi une sorte de modèle de critique des sources.

Pendant la guerre, le sabotage est évalué d’abord par les saboteurs, puis par les responsables des organisations auxquels ils appartiennent, et enfin par les autorités auprès desquelles ces organisations sollicitent les moyens de leur action. Ces évaluations sont difficiles à manier car elles sont souvent biaisées par les stratégies de communication. Les saboteurs ont tendance à surévaluer très fortement l’efficacité de leur sabotage. Les rapports rédigés à Londres sont fortement conditionnés par le désir des autorités londoniennes de valoriser les résultats auprès des autorités alliées supérieures. L’historien doit donc plus que jamais croiser les sources et il est inexorablement conduit à revoir à la baisse les résultats. Une méthode historique rigoureuse conduit ainsi l’auteur a affirmer que « le sabotage n’a pas permis de diminuer substantiellement le potentiel industriel français mis au service de la machine de guerre allemande« . Que les sabotages soient moins destructeurs et moins meurtriers que les bombardements ne signifie pas qu’ils ont plus efficacement entravé la production industrielle. De même, les mots du général Eisenhower affirmant la grande efficacité militaire de la résistance française doivent-ils être replacés dans leur contexte diplomatique, et cette efficacité militaire ne doit pas être surévaluée.

La dimension existentielle du sabotage résistant

Que le sabotage n’ait eu qu’une très relative efficacité économique et militaire ne signifie pas pour autant qu’il n’en ait eu aucune : « La volonté de contribuer efficacement à la victoire militaire alliée et la conviction de pouvoir le faire n’épuise toutefois pas le projet résistant. Dans ce combat, toute action renferme une dimension proprement existentielle (…) Chaque sabotage est ainsi la manifestation d’une volonté de résister. Dans cette perspective, on ne saurait déduire qu’un geste est inutile parce qu’il est modeste ou inefficace. Saboter, c’est résister, et il faut à toute force se garder d’une ironie facile : pour ce qui font le choix intime de l’engagement, chaque geste a son importance et finalement, en terme d’intention, de préparation, d’exécution et de risques, un sabotage peu réussi n’est guère différent d’un autre plus directement efficace. »

 » En regard des moyens titanesques dévolus dans ce conflit aux combats conventionnels et aux bombardements, le sabotage reste à bien des égards marginal : il pèse beaucoup moins lourd dans les décisions stratégiques alliées que dans l’identité que se forgent les résistants. Même au sein des services secrets français, réinvestis massivement par les militaires traditionnels à partir de 1944, le sabotage perd rapidement de son lustre. La peur qu’il débouche sur l’anarchie et sur la révolution en France ressurgit (…) Finalement, dès la fin de la guerre, les moyens dévolus au sabotage sont de nouveau démantelés. Pourtant, contrairement à ce qui s’était passé en 1918, les acquis de la guerre ne se perdent pas (…) En parfaite adéquation avec sa nature secrète et les objectifs précis que la pratique lui a graduellement assignés, toujours sur les marges mais bien intégré dans la panoplie des techniques militaires, il est devenu une des armes du combat contemporain. »

© Joël Drogland