La cause est entendue : Vassili Grossman est un des plus grands écrivains russophones et son roman-fleuve “Vie et destin” est un des monuments de la littérature du siècle passé!

Moins connu et d’une envergure moindre que ce chef d’oeuvre, “tout passe” de Vassili Grossman mérite néanmoins d’être lu avec attention, en particulier si l’on s’intéresse à l’histoire soviétique au temps de Staline.

Tout passe” et “Vie et destin” partagent un certain nombre de points communs. Ces deux œuvres, censurées par le pouvoir soviétique, ont été publiées après la mort de leur auteur ; elles appartiennent donc à la dernière phase de la vie de Vassili Grossman, celle de l’écrivain critique qui s’attache à dénoncer les horreurs du totalitarisme soviétique. Les deux œuvres sont traversées par les réflexions politiques de l’auteur, dont la vie a été riche de rencontres et d’expériences diverses. Enfin, on retrouve dans “Tout passe” le talent exceptionnel de Vassili Grossman, cet art du conteur capable en quelques pages de vous raconter une histoire et de brosser des portraits sensibles et toujours  empreints d’humanité.

Écrit entre 1955 et 1963, “Tout passe”, classé dans la catégorie  roman par l’éditeur, est en réalité une œuvre littéraire hybride qui tient à la fois de la fiction  et de l’essai politique dans lequel l’auteur se livre à une réflexion personnelle sur la nature du régime soviétique. Comme Vassili Grossman est mort en 1964, la critique tend à considérer cet ouvrage comme un testament politique et littéraire.

“Tout passe” se situe après la mort de Staline, pendant la période de l’histoire soviétique surnommée le Dégel. On suit le retour dans le monde des hommes d’Ivan Grigorievitch qui a passé 30 ans au Goulag. Celui-ci a été arrêté sur dénonciation dans les années 20, c’est à dire avant les grandes purges staliniennes des années 30, détail chronologique qui n’est pas anodin…

La première scène du livre se déroule dans un train venant de Sibérie et roulant vers Moscou, allusion à celui qui, quelque trente ans plus tôt, avait emporté Ivan Grigorievitch vers son destin de prisonnier des camps. Le train est  ici  une métaphore du temps qui passe, celui qui vous ramène aux lieux de votre jeunesse, c’est à dire pour Ivan vers le passé dont l’évocation constitue la trame principale du roman. Dans ce wagon, Ivan Grigorievitch est le plus silencieux, alors que c’est celui qui a sans doute le plus à raconter…

De retour dans le monde des vivants, Ivan croise sur son chemin qui le ramène vers sa terre natale des hommes et des femmes, parfois d’anciennes connaissances, parfois des inconnus ;  ces rencontres permettent à l’auteur d’évoquer des moments-clé de l’histoire soviétique.

Pour ceux qui l’ont connu trente ans plus tôt, la rencontre avec Ivan est un moment pénible, car elle réveille des souvenirs qu’on croyait oubliés ou que l’on s’était évertué d’oublier ; elle  confronte chacun  à son  propre passé, de fanatique, de délateur ou tout  simplement d’opportuniste prêt à toutes les compromissions pour sauver sa peau ou faire carrière. La part de la  responsabilité individuelle – de la délation en particulier –  dans le fonctionnement criminel du régime totalitaire est manifestement une question qui taraude Vassili Grossman puisqu’il y consacre pas moins de 3 chapitres.

La rencontre d’Ivan avec une femme ukrainienne avec qui il entretient une relation intime est l’occasion pour l’auteur (qui est né à Berditchev en Ukraine) de développer longuement la question de la grand Famine en Ukraine, le Holodomor. Alors que ce sujet était tabou en URSS, on est surpris de la justesse des descriptions et de l’analyse de Vassili Grossman, preuve qu’une mémoire clandestine était entretenue sur ce crime de masse.

D’origine juive, Vassili Grossman a été à la fois victime (par la mort de sa mère) et témoin de la Shoah par son travail de reporter de guerre.  L’antisémitisme en URSS  ne pouvait donc être absent d’un roman traitant de la période stalinienne : le sujet est abordé, en particulier par le biais du complot des blouses blanches, affaire montée de toutes pièces contre les médecins juifs, en  1952.

les derniers chapitres détonnent quelque  peu  dans l’ensemble du roman. L’auteur abandonne la fiction pour se livrer à une longue réflexion politique qui est censée être celle d’Ivan,  l’ancien détenu des camps, mais qui est en réalité celle de Vassili Grossman. Mon hypothèse, c’est que ces chapitres ont été écrits et  ajoutés au roman en 1963, un an avant la mort de l’auteur. Si on cherche un testament politique de l’auteur, c’est donc à la fin du livre qu’il faut le chercher.  Vassili Grossman se livre à une réflexion iconoclaste  sur la nature du régime soviétique qu’il replace dans l’histoire longue de la Russie marquée par la  soumission de l’individu à l’Etat  et par le servage et il se montre sévère sur le rôle et l’héritage de Lénine : « Où donc est l’espérance de la Russie si son grand réformateur, Lénine, n’ a pas détruit mais consolidé  le lien qui unit le progrès au servage? » 

Dans le dernier chapitre, Ivan revient sur sa terre natale sur les bords de la mer Noire. Des lieux de son enfance, il ne reste que des ruines et des souvenirs… « Mais Ivan Grigoriévitch était de retour. Son dos s’était vouté, ses cheveux avaient blanchi. Et Pourtant, il était toujours le même. Il n’avait pas changé. » (P. 268)

Il restait  un homme prêt à ramper « sur le ventre pour mourir en liberté, ne serait-ce qu’à dix mètres des barbelés maudits ». (P.106)