« Les épices, moteur de l’histoire ? »

C’est par cette question reprise à Marx et étudiée par nombre d’historiens[1], que Michel Balard commence son ouvrage. Qu’est-ce qui explique l’importance prise par ces produits, d’origine lointaine et mystérieuse, au Moyen-Âge ? Comment leur commerce a mis différents mondes en relations ? En quoi elles ont poussé Portugais et Espagnols à chercher de nouvelles routes maritimes pour rejoindre l’Asie du sud et du sud-est, ouvrant la voie à la colonisation par l’Europe de nombreux territoires ? Michel Balard est un spécialiste de cette période, professeur émérite d’histoire à Paris I. Il présente dans ce livre une bibliographie fort solide et s’appuie sur des sources variées et nombreuses qu’il présente au lecteur.

 

 

 

 

 

 

Des épices… quelles épices ?Des usages différents

L’auteur rappelle d’abord le fait que les produits considérés comme des épices au Moyen-Âge sont bien plus divers que ceux que le terme « épices » englobe de nos jours. Il consacre d’ailleurs de nombreuses pages à présenter celles-ci. Pour les auteurs du Moyen-Âge, il s’agit de « denrées condimentaires, tinctoriales et pharmaceutiques » venues d’Extrême-Orient et de l’océan Indien (dont parfois, le riz, le miel, le sucre…) mais cette expression désigne aussi à cette époque des produits venant de la mer Noire ou de l’Orient méditerranéen.

Des routes longues, nombreuses et changeantes

Michel Balard présente les voies terrestres, les fameuses routes de la soie qui relient l’Occident à la Chine et qui varient au fil des ans en fonction de la conjoncture.  Il étudie ensuite les principales routes maritimes qui depuis la Chine, Java, Sumatra et les Indes permettent d’acheminer les épices vers la péninsule arabique, l’Egypte ou la Syrie puis l’Europe. Les navires passent par le détroit de Malacca et l’océan Indien puis rejoignent la mer Rouge ou le golfe arabo-persique. Les grands ports méditerranéens où les marchands européens se ravitaillent sont alors des nœuds de communication majeurs : Alexandrie, Acre, Beyrouth… Ces routes et ces ports connaissent toutefois une activité différenciée en fonction des conflits qui s’y déroulent, qu’ils soient locaux ou plus larges, et des politiques impulsées par leurs dirigeants.

Des épices et des hommes

Les acteurs qui interviennent dans le commerce des épices sont nombreux même si ceux qui les produisent ne soient pas ici présentés. Les marchands indiens, arabes, persans, juifs, italiens, catalans… qui achètent, transportent et vendent ces marchandises qui irriguent toute l’Europe se taillent la part du lion (dans cette étude comme dans les richesses alors accumulées). Et ce, malgré des risques réels liés à la piraterie, à des violences ou à la volonté de plusieurs dirigeants (d’Alexandrie, de Damas…) d’imposer parfois aux marchands européens un monopole ou un prix élevé. A l’arrivée en Occident, dans les villes, des épiciers transforment ces denrées ou les vendent à l’état brut. Mais les épices, produits de luxe, sont réservées à une mince couche de la société qui entend ainsi se distinguer de la majorité de la population : aristocratie, haut-clergé, riches marchands. Le but est d’employer une grande diversité d’épices et ce en très grandes quantités pour signifier son rang. Ainsi, un livre de recettes de la fin du 14ème siècle, propose, pour préparer des potages pour huit personnes, d’utiliser « 6 livres d’amandes, une demi-livre de poudre de gingembre, une demi-once de safran, 2 onces de menues-épices, un quarteron de poudre de cannelle et une demi-livre de dragées » ! On imagine la légèreté du repas !!! Les épices les plus recherchées sont : le gingembre, le clou de girofle, la noix muscade, le poivre mais leur usage est différencié selon les régions d’Europe. Ce ne sont pas les mêmes épices qui sont utilisées, préférées, en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre en Allemagne. Par ailleurs, à Byzance, le garum est encore souvent utilisé alors qu’il a quasi disparu en Occident et dans les pays musulmans le sucre semble être un ingrédient majeur de la cuisine. Enfin, les préférences envers telle ou telle épice évoluent au fil des ans dans ces diverses aires géographiques.

Des usages différents

Les épices n’ont pas pour fonction, contrairement à une idée reçue de masquer le goût devenu trop fort des viandes et autres aliments qui seraient avariés ou de mauvaise qualité. Elles servent à préparer la cuisine des élites, il s’agit d’affirmer son rang. Elles entrent aussi dans la pharmacopée médiévale, les deux étant d’ailleurs liées aux yeux des contemporains, mais ce sont toujours les puissants qui y ont accès. En effet, les autres se contentent pour se soigner des herbes et des mélanges faits à partir de plantes locales. Enfin, les épices sont aussi utilisées dans l’artisanat : pour teindre des tissus, pour fixer la teinture, pour travailler le cuir… et certaines entrent aussi dans la composition de parfums. D’où leur importance aux yeux des hommes de cette époque et la volonté des Portugais et des Espagnols de se passer des intermédiaires arabes afin d’accroître leurs bénéfices en tentant de trouver des nouvelles routes maritimes vers l’Asie.

 

Un travail très solide accompagné de cartes, d’un dictionnaire des épices, qui repose sur des sources multiples et pourra apporter des éclairages pour enseigner en classe de seconde (chapitre : La Méditerranée médiévale : espace d’échanges et de conflits à la croisée de trois civilisations).

 

[1] Parmi lesquels le petit ouvrage de Carlo Cipolla Le poivre, moteur de l’histoire : Du rôle des épices, et du poivre en particulier, dans le développement économique du Moyen âge, 1998