Les presses universitaires de France publient en fin d’année dernière ce qui est appelé à devenir une somme de la recherche sur les socialismes. 80 chercheurs, pour beaucoup reconnus et faisant autorité dans leur domaine, réuni sous la direction de Jean Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza, afin de dresser un état des lieux des socialismes sous les deux derniers siècles. Vaste projet face au continent intellectuel et  historique que représentent les diverses nuances du socialisme ! Pour autant l’entreprise est pleinement réussie et parvient à porter un regard historique sur les espoirs, les réussites et les échecs des socialismes dans ses entreprises politiques plus ou moins récentes.

 L’esprit d’une entreprise collective

Socialismes, et les auteurs insistent sur ce point. Il s’agit d’aborder toutes les facettes des traditions et lectures politiques allant des « réformistes », en graves difficultés sur les terres européennes, au « révolutionnaire », dont les expériences récentes sud-américaines ont largement vécu. Pour autant toutes puisent à la même source : la primauté de la question sociale dans la lecture de la société et dans la critique de ses fondements. Les travaux des auteurs réunis sous ce tome abordent donc les traditions communistes anarchistes, qui font parti des courants socialistes.

Histoire globale des socialismes car ces approches ont toujours été internationalistes. D’autant plus avec les moyens de communication actuels et la diffusion des réflexions de divers régions et militants. Histoire interdisciplinaires également pour aborder toutes les facettes d’un sujet. Cette histoire globale s’articule en trois temps

– Le temps des «mots du socialisme», abordant les concepts débattus et appliqués à différentes époques et espaces par les socialistes.

–  Les «Moments» abordant les grandes dates du mouvement socialiste

– Le temps des «figures» revenant sur les grands personnages les incarnations des traditions socialistes, bien souvent tragiques.

L’immensité de la tâche accomplie force le respect. Le lecteur pourra, à sa guise, selon ses envies et besoins, venir piocher à la notice adéquate les apports dont il a besoin sur le plan conceptuel chronologique ou iconique. Nous reprendrons ici quelques notices qui nous apparaissent mettre en lumière les objectifs de l’entreprise éditoriale et la diversité des regards portés sur ses multiples expériences théoriques et politiques et sociales.

 L’éducation socialiste

Dans sa notice sur le concept « d’éducation » Guy Dreux met en lumière les points communs à toutes les philosophies d’éducation « socialiste », parfois contradictoires en pratique : l’espérance dans un progrès continu et la conviction que l’homme peut, et doit, se construire et se modeler : c’est le concept d’homme nouveau que l’on esquisse déjà sous Condorcet et que l’on retrouvera sous la plume socialiste plus tard (Jaurès).

Pour les socialistes il s’agit moins de « démocratiser » l’éducation issue du modèle libéral que de le briser et ainsi bâtir de nouvelles formes d’éducation. Une éducation émancipatrice. Cette éducation doit mettre fin à la séparation entre savoir et apprentissage, entre l’esprit et la main. Fourier parle « d’éducation intégrale », brisant l’aliénation du prolétariat en le rendant maître du monde qu’il comprend et qu’il peut transformer. L’éducation polytechnique sous-jacente à ces réflexions prendra forme pour la première fois en 1816 dans l’entreprise de New Lanark de Robert Owen. Marx se saluera cette entreprise et en fera le sillon directeur de toute la réflexion socialiste. Le XIXe siècle ne manquera pas d’expérimentation : familistère, phalanstère, Icarie d’Étienne Cabet.

Le tournant de la politique scolaire au XXe siècle marque l’évolution de la considération socialiste sur ces politiques publiques. Les réformistes voient dans le double système scolaire ségrégative un progrès (Jaurès), les plus radicaux le critique car il abrutit et détourne de l’objectif révolutionnaire (Jules Guesde). Mais peu à peu le combat se porte sur la démocratisation du système secondaire pour permettre l’accès aux prolétaires à une culture bourgeoise élitaire jusque-là. L’égalité devant l’éducation devient un combat pour la dignité humaine. L’après-guerre marque le consensus sur les luttes socialistes : l’Education Act de 1944 en Angleterre et le plan Langevin-Wallon la même année en témoignent.

Les luttes de gauche se portent davantage désormais sur les moyens d’empêcher cette école « démocratique » de reproduire l’ordre social : tous les travaux de Pierre Bourdieu en témoignent. Le parti socialiste en France fait alors le choix des « écoles inégalitaires » pour restaurer les chances de tous les élèves : sont ainsi créés les zones d’éducation prioritaire en 1981. La crise énergétique de 1973 et la chutes de l’URSS font évoluer toutes les politiques dans le sens une recherche de la performance économique.

La mondialisation devient alors une opportunité pour les approches sociaux-démocrates : en témoigne la déclaration de l’internationale socialiste en 1989 à Stockholm. Il s’agit alors de reconsidérer la place de l’État et des théories des parties (New Labor de Tony Blair en 1994). Le même constat est fait en France après l’échec du projet de Savary en 1984 sur le service public universel unifié. Cette nouvelle politique, corrélant l’éducation aux impératifs économiques génère chez les enseignants une dépossession de l’outil travail est un rejet progressif des thématiques et des partis socialistes.

 1793 : une nouvelle ère socialiste

Dans sa première notice sur les grands moments socialistes, portant sur l’année 1793, Stéphanie Rosa note que cette année marque une nouvelle ère, trois mois seulement après Valmy. Année terrible, marquée par la guerre, la Vendée, et mouvement fédéraliste, la Terreur. Mais année de fortes expérimentations socio-économiques qui marqueront les mouvements socialistes au XIXe siècle.

C’est l’année de la Montagne qui renverse l’autorité chancelante des Girondins, empêtrés dans les conséquences de leur « va-t-en-guerre » et de leur soutien au roi dans son procès célèbre. Elle parvient à les éliminer du jeu politique dans la capitale, avant de les traquer. Le 24 juin 1793 est votée la Constitution qui marquera l’imaginaire républicain. Elle retranscrit des droits fondamentaux via la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ajoutée à son préambule. Citons-en quelques-uns : l’assistance aux plus démunis (article 21), l’insurrection populaire (article 35), l’ébauche du mandat impératif. Des divergences cependant pointeront sur la question de la propriété.

Le gouvernement montagnard parvient à appliquer ses décisions grâce au soutien massif de la sans-culotte rit, contre les oppositions des anciens aristocrates d’une partie de la bourgeoisie et de la paysannerie. L’absolu de la politique robespierriste le pousse à sa chute. Pour autant son nom revient très vite comme étendard des luttes sociales menées. À l’image de Gracchus Babeuf, un temps anti-robespierristes, avant d’embrasser son héritage idéologique.

Robespierre, c’est l’audace révolutionnaire, celle qui ose s’appuier sur les franges populaires pour mener une politique. 1793 devient une référence fondatrice, la base moderne des mouvements socialistes. Et Robespierre une figure s’inscrivant dans une grande filiation, que certains font remonter au Christ lui-même, le premier socialiste. L’héritage et la lecture du mouvement robespierriste est divers. Si Marx n’a pas développé son travail sur la Ière République, Engels et Lénine ainsi que les bolcheviques en feront un modèle. Dans les années 1950 la controverse entre Daniel Guérin, trotskiste, et Albert Soboul, communiste, sur le rôle de Robespierre, feront émerger le cadre d’interprétation largement repris depuis d’une « révolution bourgeoise à soutien populaire ».

 Combats et héritage de Rosa Luxembourg

Dans la dernière section de l’ouvrage, consacrée aux grandes figures socialistes, Jean-Numa Ducange rédige la notice biographique sur la théoricienne et militante Rosa Luxembourg. Née dans une famille juive aisée de la Pologne actuelle (russe à l’époque), Rosa s’engage jeune dans les milieux socialistes et se réfugie en Suisse où elle rencontre son compagnon. Internationaliste radicale, elle s’engage dans la sociale-démocratie russe. Convaincue de l’avenir socialiste en Allemagne, elle s’y installe et collabore avec Die Neue Zeit. Elle y défend la perspective révolutionnaire et s’impose rapidement comme une oratrice de talent qui parvient à galvaniser les salles.

Ayant participé à la révolution russe de 1905, elle en retire une grande méfiance pour la centralisation et la bureaucratisation. Elle préfère la grève de masse. Rompant avec la ligne majoritaire du SPD en 1910, marginalisée, elle poursuit alors un travail théorique qui culmine avec son ouvrage phare L’accumulation du capital en 1913. Désavouée dans son refus de la guerre lorsque le SPD participe à la mobilisation de 1914, sa voix devient plus audible au cours du conflit.

Elle est arrêtée en 1916 mais continue d’écrire depuis sa prison et porte un jugement critique sur la centralisation progressive du mouvement bolchevique. Elle est libérée en 1918 et participe à la constitution du mouvement spartakiste. Les divisions poussent à la constitution d’un nouveau parti favorable à la révolution sur le modèle russe : ce sera le KPD, le parti communiste allemand. Trop divisé il s’effondre devant les forces du SPD. Le même SPD assassine Rosa Luxembourg le 15 janvier 1919.

Rosa Luxembourg s’opposait aux républicanisme modéré d’un Jaurès, elle s’opposait aux visées autoritaires de Lénine. À la bureaucratie elle préfère la spontanéité populaire, mais n’est pas pour autant une libertaire  et ne rejette pas la logique du parti. Son influence théorique restera considérable. Même sous l’ère stalinienne le KPD n’effacera pas son œuvre, expurgée des plus dures citations cependant. La RDA la célèbre, les mouvements radicaux actuels inscrivent leur fondation politique dans ses pas (Die Linke notamment). Des projets de publication de ses œuvres complètes ne cessent d’affluer et sont en cours, notamment en France avec la maison d’édition Agone.

Les quelques notices qui viennent d’être ici résumées témoignent de l’importance du travail réalisé sous la direction de ces trois grands chercheurs. L’historien curieux d’approfondir sa connaissance de ces mouvements politiques et intellectuels, ou l’enseignant en quête d’information pour la rédaction d’une de ses séquences trouvera un matériel critique et historiographique abouti et approfondi. Nous ne saurons qu’en conseiller ardemment la lecture et si possible l’achat.

Longue présentation de l’ouvrage par deux des coordinateurs pour la librairie Tropiques

 

Pour les lecteurs plus pressés : interview de Stéphanie Roza pour France Culture