« Comment peut-on s’intéresser à un sujet si frivole dans un contexte d’industrialisation de la mort ? »
« Peut-on parler chiffons dans un contexte d’une France occupée et martyrisée ? »
Pourtant d’après un grand magazine de l’époque : « Semblable au cœur, la mode a ses raisons que la raison ne connaît pas ».
Ce sont ces raisons que Miléna Chellé propose d’analyser dans son ouvrage publié aux éditions du Menhir. L’auteur choisit pour son étude deux grands magazines de luxe, L’Officiel de la Couture et de la Mode de Paris et L’art et la mode mais aussi une revue plus populaire, Marie-Claire, conçue pour un lectorat plus large et dont le siège est en zone libre.
Cet ouvrage très bien documenté (les sources sont souvent accessibles en ligne) nous fait comprendre que la mode devient un catalyseur d’enjeux multiples, un instrument de propagande ou au contraire de résistance dans la France occupée. Elle permet aussi de garder le moral et sa fierté. Il est étonnant que la Haute Couture se maintienne dans de telles circonstances. Pourtant cette industrie précieuse pour l’économie française survit au-delà des obstacles (censure, aryanisation des entreprises juives, pression du régime de Vichy). Le génie français et son savoir-faire stimulent les créations avec des matériaux parfois improbables.
Une industrie indispensable à l’activité économique française
En première partie, Miléna Chellé dresse un état des lieux de la Haute Couture avant l’Occupation. L’idée est de montrer les défis lancés par cette industrie pourvoyeuse d’emplois et génératrice de richesse. En effet, malgré le contexte, le luxe a une clientèle fortunée à satisfaire : les aristocrates, les artistes du théâtre et du cinéma, mais aussi les femmes des collaborateurs et des nazis.
L’auteur décrit tous les obstacles que dresse l’occupant, de l’introduction de la publicité pour des produits allemands dans les revues, l’impossibilité d’exporter des produits, la pénurie de toute sorte (laine, fourrure, papier, encre). La présence allemande menace les ateliers par la ponction de main-d’œuvre mais les Maisons de Couture réussissent à ne perdre que 10 % de leur personnel. En effet, après les bouleversements de la débâcle, les hippodromes, les théâtres, les cinémas sont ré-ouverts, hauts lieux des Élégantes. Pour une frange privilégiée de la population, s’habiller pour sortir dans les endroits huppés reste une nécessité. Il s’agit même de changer de toilettes dans toutes les occasions, au musée, aux expositions, au restaurant, aux courses. « Chez Jeanne Lanvin, on trouve toujours au printemps des mères qui ont des filles à marier ».
Rien n’aurait été possible sans le soutien de la Chambre Syndicale de la Couture qui est parvenue à obtenir des dérogations notamment la mise en place d’une carte d’acheteur Couture-Création, en dehors des tickets de rationnement. Une autre forme d’économie parallèle s’instaure.
La Haute Couture : entre propagande, résistance et diplomatie.
La deuxième partie décrit l’instrumentalisation de la Haute Couture par le régime de Vichy. Le luxe est un moyen de restaurer l’image de la France et du maréchal Pétain. Ce dernier voit dans la Mode un moyen de diffuser son « ordre nouveau » et d’entretenir le culte de sa personnalité. Ainsi les magazines de mode sont largement sollicités pour mettre en avant ses valeurs. Les créateurs s’inspirent par exemple du retour à la terre prôné par Vichy.
Comme l’indiquent les articles de Marie-Claire, une femme doit être une bonne épouse et une mère au foyer Dans ce cadre nataliste, le Maréchal inscrit la fête des mères au calendrier de 1941. Il n’est plus de bon ton de se teinter les cheveux en blond comme les Américaines ni de se maquiller. Tandis que les soieries conçoivent des tissus Maréchal ornés des couleurs françaises, les tenues arborent des thèmes bucoliques de fleurs et de fruits comme les bijoux conçus par les joaillers. Pour plaire à la politique vichyste, les magazines valorisent les soins du corps par la culture physique et montrent des sportives. Le Maréchal valorise l’effort, la santé et la vitalité du corps et de l’esprit.
Des grandes marques s’emparent de cet engouement par des vêtements adaptés : les jupes culottes pour le vélo, des pantalons pour l’équitation ou pour le golf. Pourtant le régime censure bien vite des tenues trop masculines, contempteur « des femmes à la garçonne ». En 1941, il est interdit aux dames de fumer afin de préserver leur santé dans le but de les rendre plus fécondes.
Les Allemands voudraient délocaliser les industries françaises de luxe à Vienne et à Berlin. Certains grands couturiers s’enrichissent avec la nouvelle clientèle nazie et des maisons oscillent entre collaboration et attentisme. Cependant une résistance passive s’organise.
Suivant les ateliers, la Mode ne se contente pas de suivre les exigences allemandes et gouvernementales. Certains créateurs prennent les risques de la résistance passive. Les magazines de mode se soutiennent comme L’art de la mode et L’officiel qui paraissent alternativement en 1942. Certaines couvertures utilisent les couleurs du drapeau français tandis que des modèles posent très maquillées en fumant malgré l’interdiction. Des publicités pour des produits américains fleurissent à côté de celles de la Loterie nationale. Certains articles utilisent un langage montrant « l’élégance à la Française » sous le nez des Allemands qui veulent concurrencer la Haute Couture nationale.
Certains grands noms n’hésitent pas à faire preuve d’audace comme Mme Grès dont le volume des drapés est légendaire ou Cristobal Balenciaga. Ces couturiers défient le rationnement pour « oublier les rigueurs du temps », ce qui leur a valu des sanctions ou des fermetures. D’autres jouent sur le motif. L’écossais redevient à la mode pour « soutenir les Alliés ». Rodier va jusqu’à inventer des écossais aux couleurs du drapeau français. Les « Impressions dactylo » de la Maison Colcombet montrent des phrases patriotiques.
Des couturiers ont fait partie de la Résistance comme Jacques Heim hautement surveillé par les Allemands et dont l’entreprise a été aryanisée. Marie-Louise Castanié, directrice de L’officiel est membre du réseau Bourgogne et du réseau Alliance en lien avec Londres. Son mari est fusillé par les Allemands.
A la libération, bien des Maisons de mode sont accusées de collaboration économique avec l’ennemi. Pour ne citer qu’elle, la Maison de fourrures Révillon qui a offert des manteaux aux épouses des officiers dès l’entrée des Allemands à Paris. Révillon a même accepté d’être l’administrateur de très nombreuses affaires juives. La grande styliste Coco Chanel se voit reprocher sa liaison avec un officier ennemi.
L’épuration a très peu touché la Haute Couture car le secteur du luxe, protégé par les élites, doit contribuer à redorer l’image de la France après la libération, surtout auprès des Américains. Par contre Marie-Claire ne parvient à se relancer que 10 ans après. Une revue peut bien être remplacée par d’autres comme Marie-France ou Elle, symboles de temps nouveaux.
Un patrimoine inestimable à préserver
Dans un volet final, l’auteur montre la volonté des créateurs de lutter contre l’Allemagne désireuse de s’approprier le savoir-faire français et de le transférer à Berlin.
Les industries françaises de luxe ne lésinent pas sur les moyens pour afficher leur supériorité en matière de mode. Créateurs et artisans, derrière la Chambre Syndicale de la Couture de Paris, cherchent à atteindre la clientèle française et internationale des pays neutres. Par des expositions, des défilés, ils entretiennent la tradition de la qualité française.
Des trésors d’ingéniosité ont marqué cette période de pénurie. Malgré toutes les restrictions et les privations, il a existé une mode de guerre, simple, pratique et distinguée. Les tenues doivent s’adapter au transport à pied, avec des poches. Le tailleur se développe car il peut se coordonner avec d’autres habits. On joue sur la forme de la jupe. L’usage du noir correspond à l’esprit de sobriété. Les broderies reviennent en force. Les tissus sont réversibles. Toutes les fantaisies sont accordées aux boutons, même les boutons-bijoux. Certains ensembles permettent une variété de combinaisons assorties d’accessoires : ceintures, cols réversibles… Bien sûr, des matériaux de substitution sont utilisés.
Comme la lingerie Scandale, les fabricants textiles réorientent leur production vers des fibres synthétiques (fibranne, rayonne) déjà connues avant la guerre tandis que les cosmétiques produisent des colorants pour les jambes. Copiant des costumes régionaux, la paille, la corde et le bois sont utilisés pour les souliers, la faible quantité de cuir autorisée étant réservée aux ornements. Tous ces accommodements seront très utiles après la libération.
L’année 1945 s’avère essentielle pour une activité renouvelée. Le « chic à la Française » est arboré face à une nouvelle concurrence. New-York et Londres entendent devancer Paris. Après des années d’isolement forcé, la clientèle étrangère piquée de curiosité vient admirer ce que la France propose. Pour oublier les années de guerre, les catalogues se couvrent de tenues où tout ce qui ressemble à un uniforme disparaît. On retrouve le goût de la féminité, des tissus amples, des vêtements pour toutes les occasions, les sports d’hiver, le bain, le bal… Toute l’industrie du luxe œuvre pour que Paris occupe la première place sur le podium et la presse se fait le porte-parole des créateurs. La France entend reconstruire son image à l’international. Les charmes de la Mode parisienne et du luxe seront alors une « arme de choix ».
Cet ouvrage d’une lecture agréable traite d’un sujet original et peu étudié. L’auteur montre bien l’ambiguïté de ces Maisons de Haute Couture qui fournissent une élite préservée, collaboratrice ou ennemie quand d’autres pratiquent une résistance passive. Il est vraiment regrettable que si peu d’illustrations accompagnent le propos. Sans nul doute, l’éditeur comme l’auteur n’en sont pas responsables. Des histoires de droits et d’autorisations ! On attend donc un volume plus conséquent abondamment enrichi. Il n’en sera que plus clair et plus passionnant.