Le journal de route du sergent Bourgogne est un témoignage exceptionnel sur la campagne de Russie débutée en juin 1812. Ces mémoires comptent parmi les plus grands témoignages de cette retraite qui a vu périr des centaines de milliers de soldats, mais également des femmes et des enfants qui suivaient la Grande armée.
Son auteur, Adrien Jean Baptiste François Bourgogne (1785 – 1867), militaire du corps des vélites, c’est-à-dire rattaché aux grenadiers de la Garde, troupes d’élite, sera un des rares rescapés de cette odyssée dont on a mal à appréhender, il faut bien le dire, à la lecture de ce livre plus de 200 ans après les faits, les horreurs quotidiennes vécues par ces soldats de toutes les nations qui composaient l’armée de Napoléon. La carrière militaire du sergent Bourgogne ne s’arrête pas pour autant après le retour de la campagne de Russie. Nommé sous-lieutenant en 1813, il combat en Prusse mais est blessé et fait prisonnier. Après l’abdication de l’Empereur, il quitte l’armée, mais y retourne en 1830 et reste affecté dans sa région du Nord de la France où il meurt en 1867.
Voici ce que Bourgogne nous libre au début de son récit :
« Ce n’est pas par vanité et pour faire parler de moi que j’ai écrit mes mémoires. J’ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes concitoyens, qui l’ont faite avec moi. Les faits que j’ai racontés paraîtront incroyables et parfois invraisemblables. »
Bourgogne le dit lui-même. L’Empereur est un virtuose de la géographie et l’Europe est une taupinière qui ne lui apporte plus assez de gloire. Pour les soldats de la Grande armée, comme pour Bourgogne, la Russie n’est qu’une étape avant d’aller au-delà, vers le Caucase et pourquoi pas l’Asie. Ce puissant moteur imaginatif animent également les compagnons de Bourgogne. Cependant, la motivation et le déclenchement de ce conflit a pour principale cause la levée par Alexandre Ier de Russie, du blocus continental imposé par Napoléon à toute l’Europe depuis 1806, contre le Royaume-Uni. L’entrée en campagne et le franchissement du Niémen en juin 1812 se déroule parfaitement pour les 400.000 hommes de la Grande armée.
Les kilomètres sont engloutis avec une rapidité vertigineuse. Plus de 40 km par jour pour le simple troupier, avec tout son barda et armement. Des files de chariots, des troupeaux d’animaux suivent le gros de l’armée. La première alerte sérieuse se déroule début septembre, devant Smolensk. Jusqu’à maintenant, quelques escarmouches avaient éclaté mais l’armée russe ne cessait de se dérober devant l’avancée de Napoléon. Après un siège rapide, la ville est prise non sans une certaine résistance.
L’avancée se déroule et à environ 125 kilomètres de Moscou, se déroule sept jours plus tard,d le 7 septembre 1812 le premier grand affrontement entre les belligérants : c’est la bataille de Borodino pour les Français du nom du fleuve qui y circule – la Moskowa pour les Russes. Choc frontal violent, où les Russes, solidement retranchés dans une vingtaine de redoutes fortifiées, engage 250.000 hommes. 30.000 Français y tombent à côté de 45.000 Russes. La Garde impériale, dont fait partie Bourgogne, n’y participe pas mais assiste aux déroulés des combats à proximité de l’Empereur. C’est une victoire .Mais l’armée russe a pu battre en retraite en bon ordre.
Entrée dans Moscou
Le 14 septembre, c’est l’entrée dans Moscou, vidée de ses habitants. Les états-majors et leurs soldats s’établissent dans différents quartiers. Mais dès le soir, des incendies se déclarent. Les pompes à incendies ont été sabordées. Et des centaines de pyromanes sont aperçus, brandons en main. Bourgogne est dépêché avec plusieurs de ses hommes pour arrêter les incendiaires. Mais les flammes dévorent tout, accentuées par un vent violent. Certains incendiaires sont passés par les armes, de même que de nombreux soldats russes et quelques officiers saisis en train d’incendier la moindre maison en bois. L’incendie dure plus de dix jours.
Bourgogne et son régiment se logent comme ils peuvent, mangent ce qu’ils trouvent, amassent des provisions, notamment d’importantes quantité de sucre, de viande séchée, de pain d’épices ou de fruits confits dont les caves des maisons non détruites par l’incendie regorgent. Les conditions de vies sont plus que spartiates. Les soldats vivent dans un amas de cendres. Quelques moscovites sont néanmoins restés et vendent à Bourgogne et ses camarades vivres, vêtements et objets divers. Début octobre, Napoléon décide d’armer le Kremlin pour organiser une défense durant l’hiver. Mais devant l’étendu des dégâts et la quasi disparition des réserves alimentaires, il est impossible de rester sur place. Il est alors décidé de quitter Moscou et de rebrousser chemin.
Début de la fin
Le retour est un calvaire. Le froid arrive subrepticement et se fait plus insistant. La Grande armée suit le même chemin qu’emprunté deux mois plus tôt. Un premier combat sanglant se déroule autour de Krasnoïé, au crépuscule. Le combat fait rage toute la nuit, dans la neige et les bourrasques de vents. Plus de 4.000 hommes y tombent. La neige tombe drue et les températures continuent de chuter. Les cosaques et l’armée russe empruntent une tactique toute simple : se positionner parallèlement à l’armée française et attendre patiemment que le froid et la faim affaiblissent les soldats français. Par – 27 °, Bourgogne voit se déliter progressivement son régiment, voit ses camarades disparaître, mourir littéralement de froid et de faim. Les soldats se regroupent pour ne pas se faire prendre par les Cosaques. Même Napoléon failli subir ce sort vers Kalouga.
Le quotidien se résume à survivre et à lutter contre la fatigue, la vermine qui ronge les corps, le froid et le vent violent qui vous égarent dans une tempête de neige. Perdre de vue son régiment et ses camarades, c’est à coup sûr la mort assurée. Bourgogne détaille ses conditions de vie : dormir en pleine neige, sans feu de bois, dans le blizzard. S’abritant dans des forêts de bouleaux, avec de la neige jusqu’au genoux.
Chassant la moindre trace de nourriture, voire même en venir aux mains pour une pomme de terre gelée. Les soldats sont harcelés par des hordes de Cosaques et des paysans qui se jettent sur les traînards, les tuent et les détroussent. Bourgogne souligne cependant la solidarité de corps qui ne s’effiloche que très lentement au gré des obstacles, signe d’une forte cohésion et d’un esprit de groupe soudé par de précédentes campagnes militaires en Espagne, Allemagne et Autriche où Bourgogne est blessé deux fois a Essling. Les soldats se regroupent autour du coucou, l’aigle du régiment, symbole de résistance et du ralliement.
Le calvaire se durcit en novembre et décembre où le froid se fait encore plus incisif. Bourgogne se perd à plusieurs reprises à cause des conditions climatiques, trouve refuge dans une famille polonaise où il reprend des forces. La logistique est inexistante, on mange ce que l’on peut, du cheval souvent, tant qu’il y en a. Dès qu’une bête s’affaisse dans la neige, épuisée par des marches incessantes, les soldats à proximité se précipitent sur l’animal, le dépècent à coup de sabre et de baïonnette, se nourrissent du sang et des tripes à même les mains. Des témoignages de cannibalisme se font jour. Des prisonniers russes auraient été dévorés.
L’Empereur tente de conserver ce qu’il reste de son armée, harcelée nuits et jours par de forts détachements de cosaques. Il décide de quitter l’armée avec Caulaincourt en traîneaux pour rallier rapidement Paris où les rumeurs sur sa mort font tanguer le pouvoir. Les généraux, officiers, sous-officiers et soldats de tous les régiments et de toutes les armes se regroupent avec leurs drapeaux, leurs aigles pour former le bataillon sacré. Après de multiples péripéties où Bourgogne frôle la mort à plusieurs reprises, il parvient à regagner les débris de la Grande Armée pour franchir la Bérézina.
Avec force de détails, il raconte comment les pontonniers de général Eble, torses nus, se jettent dans les eaux glacées pour établir le tablier en bois de trois frêles ponts. Pas un ne survivra à ce chantier titanesque et sans retour. Bourgogne dépeint les hommes qui chutent dans la neige, leurs mains et pieds gelés, emmitouflés dans des hordes de vêtements souillés, méconnaissables, regards hâves et barbes hirsutes. Trop épuisés, de nombreux soldats s’endorment dans la neige pour ne plus se réveiller. Bien entendu, l’arrière-garde du maréchal Ney tient à distance les forces russes. Livrant un dernier combat, la Grande armée où ce qu’il en reste, franchit la Bérézina direction les pays Baltes. Début 1813, les survivants arrivent en Allemagne.
III, Une source exceptionnelle
Témoignage exceptionnel d’une vérité crue et sans détour, Bourgogne nous livre une image saisissante d’une armée composée de presque toutes les nations d’Europe : Italiens, Saxons, Belges, Portugais, etc. Il est à l’image de ces soldats dévoués corps et âmes à l’Empereur : certains de la victoire, persuadés que la Russie n’était qu’une étape pour Napoléon avant de s’enfoncer en Asie. Nombre d’entre eux ont fait les campagne d’Egypte, du Consulat. Ces soldats, à l’image de Bourgogne, se considérant comme des continuateurs d’Alexandre le Grand voire de l’Empire romain.
Bourgogne n’hésite pas à décrire la souffrance des femmes, vivandières, cantinières, munitionnaires, prostituées qui suivaient le sillage de l’armée, de leurs souffrances, des enfants qu’elles avaient eu avec un soldat, souvent tué au combat et qu’elles devaient éduquer seule. Bourgogne décrit volontiers les populations rurales qu’ils rencontrent lors de la retraite : paysans polonais qui lui sauvent la vie, populations juives souvent implantées dans de petites bourgades. Le chemin du retour, inhumain tant les conditions climatiques sont terribles, prend une tournure psychologique. L’armée, sur le chemin de la retraite, réemprunte sur les anciens champs de bataille, aperçoit d’anciens soldats, mutilés et encore vivants, certains ayant trouvé refuge dans des ventres de chevaux.
Bourgogne décrit les monticules de corps, a demi enfoui sous la terre ; les corps des soldats russes dans les fossés et ravins. L’odeur de la mort flotte partout. Son régiment passe également par Eylau où il se rend, le temps d’une pause, sur le champ de bataille. Des milliers de croix en bois y sont disséminées. Malgré cette tragédie humaine et cette débâcle, Bourgogne ne jure que par l’Empereur. Blessé puis fait prisonnier en 1813, il regagne la France, tente de reprendre le métier de drapier de son père. Après la révolution de Juillet, il se rengage en novembre 1830 puis se retrouve affecté, comme adjudant de place, à Brest, puis à Valenciennes. En 1853, Bourgogne est admis à la retraite et termine ses mémoires intitulés Mémoires du sergent Bourgogne qui contribuera à la légende napoléonienne.