L’histoire de la guerre d’Algérie est-elle une affaire d’historiens ? Telle est la question qui ouvre ce nouveau livre de Guy Pervillé, professeur honoraire à l’ Université Toulouse-Le Mirail où il était depuis 2000 responsable du groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI) et spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie1. Il rappelle dès le titre que cette histoire est aussi un conflit de mémoires.

L’ouvrage est organisé en quatre parties : L’aventure française en Algérie : un récit explicatif, Les événements et leur réécriture, Mémoires antagonistes, L’histoire et la mémoire dans le cas de la guerre d’Algérie : un témoignage personnel. Le choix de ce découpage implique des répétitions, des va-et-vient pour un lecteur non familier du sujet et peut donner la sensation d’une compilation d’articles, peut-être une forme de testament intellectuel. L’auteur semble conscient de ces difficultés : « Quatre parties très différentes, qui donneront presque l’impression de constituer quatre livres différents, mais qui traitent bien un seul et même sujet suivant une progression logique. Si pourtant des lecteurs impatients ressentent un besoin prioritaire de savoir quel est mon rapport personnel avec le sujet de ce livre, ils peuvent commencer par sa quatrième partie avant de revenir à la première. »2.

L’aventure française en Algérie : un récit explicatif

Cette première partie est une approche chronologique des relations France/Algérie du règne de François 1er à 1962, en forme de bilan des connaissances sur cette relativement longue histoire puisqu’à la recherche des causes potentielles de la guerre Guy Pervillé remonte même à l’époque antique retraçant les contacts entre les deux rives et de Méditerranée et plus précisément à l’alliance de François 1er avec Soliman le magnifique replacée dans le cadre des querelles européennes. Il présente la conquête de 1830 : lutte contre la piraterie barbaresque, faiblesse de l’empire ottoman au Maghreb et politique intérieure de Charles X.

De 1830 à 1870 la conquête et la colonisation, Bugeaud permet à la France de prendre la place des Turcs face à Abd-el-Kader. L’auteur évoque le choix d’une colonie de peuplement et de l’assimilation de l’Algérie à la France qui n’a jamais fait l’unanimité et qui a entraîné une rupture entre Français administrés en trois départements et indigènes sous administration militaire, situation qui pour Tocqueville « annonçait » la guerre : « Si nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds […], la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait, tôt ou tard […] un champ clos […] où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. »3.

L’auteur montre les hésitations sous le second empire quant à l’avenir de l’Algérie : peuplement ou « royaume arabe ». La Troisième République renoue avec « le rêve d’une Algérie française prétendument fondée sur l’assimilation de la colonie à la métropole »4. Il décrit les limites de la politique d’assimilation durant la période 1870-1940.
Ce sont les deux conflits mondiaux qui ont conduit à l’émergence d’un nationalisme algérien (création en 1926 de L’étoile Nord-africaine, Messali Hadj).

L’auteur aborde ensuite la politique de la IVe République, tentatives de réforme et répression des manifestations indépendantistes. L’évocation du 1er mai 1954 est l’occasion d’un tableau des forces et faiblesses du FNL-ALN et des échecs des gouvernements français successifs face à la situation.

La guerre elle-même est décrite en de courts chapitres chronologiques : de 1956 à 1958, le retour de De Gaulle, le temps de l’autodétermination (septembre 1959-janvier 1961), la négociation finale (janvier 1961-mars 1962). Les événements sont peu décrits contrairement à la politique intérieure française en relation avec le mouvement mondial de décolonisation.

Un dernier chapitre retrace les suites des accords d’Evian.

Les événements et leur réécriture

Cette seconde partie est une approche historiographique qui commence par une réflexion sur la notion de commémoration qui confère aux événements un poids particulier. Chaque chapitre, plus ou moins long, est consacré à une date, quelle importance selon les approches des historiens ?

1er novembre 1954 : une date incontestable mais clivante de ce déclencheur de la guerre et des commémorations contradictoires entre Algérie et France.

Retour sur une date longuement analysée : le 8 mai 1945, Sétif, Guelma. L’auteur montre l’abondante littérature historique algérienne sur cet événement resté en partie obscure et base de la revendication de repentance adressée à la France.

Du 20 août 1955 au 20 août 1956 : entre massacres et représailles massives : deux versions initialement antagonistes qui se rapprochent à partir du livre d’Yves Courrières5 mais achève sa présentation par la querelle de deux historiens français  à propos du 20 août 1955 Claire Mauss-Copeaux6 et Roger Vetillard7.

La bataille d’Alger, ce chapitre permet d’aborder la question de la critique des sources et notamment des témoignages.

C’est ensuite de mai 1958 à décembre 1960 une interrogation sur le tournant décisif qui met en évidence la difficulté pour les historiens pour définir l’événement le plus important dans une période.

17 octobre 1961 et le drame du métro Charonne (8 février 1962) : deux dates, deux manifestations à Paris que l’auteur analyse d’abord longuement pour la première puis très rapidement pour la seconde. Si le 17 octobre est resté longtemps peu connu8 c’est avec le procès Papon ( 1997) qu’il devient un temps fort de la réflexion sur les rapports mémoire – histoire – justice, le moment aussi de nombreuses polémiques entre militants, historiens professionnels et amateurs.

19 mai 1962 : fin de la guerre ? L’auteur montre que le choix de cette date pour commémorer la fin du conflit est un choix politique français sans relation réelle avec la réalité puisque perdurent après cette date des violences qui tiennent une place différentes dans les mémoires des Français de France et des Français d’Algérie. Il analyse les responsabilités de l’OAS, du FNL et des dirigeants français.

Mémoires antagonistes

Il s’agit dans cette troisième partie d’analyser la construction et les caractéristiques des différentes mémoires de la guerre d’Algérie.
Guy Pervillé commence par la mémoire métropolitaine majoritaire depuis 1962, une mémoire longtemps entre amnésie (une victoire militaire mais une défaite politique) et amnistie des moyens mis en œuvre dans la répression. Cette mémoire métropolitaine n’est pourtant pas homogène selon les choix politiques : en faveur ou non de la décolonisation, en fonction de la position envers la question migratoire ? Elle est aussi caractérisée par l’absence de date de commémoration consensuelle.

La mémoire des vaincus est, elle aussi, diverse. L’auteur aborde la mémoire des militaires qui revendique une reconnaissance des services rendus puis celle plus douloureuse des « rapatriés » ; le sentiment d’être doublement perdant : rapatriés et mal accueillis, considérés comme exploiteurs ce qui lui donne l’occasion d’évoquer les pertes civiles françaises. Enfin il fait une place à la mémoire des Français musulmans, il revient rapidement sur l’histoire de ces hommes reconnus seulement en 2000.

Un chapitre : les illusions perdues de l’Algérie algérienne, aborde la mémoire des militants anticolonialistes français de France, décrits dans leur variété, leur engagement durant la guerre ainsi que celle de ceux qui ont cru en une Algérie accueillante et qui sont resté après 1962.

Reste enfin à analyser la mémoire algérienne, sélective, simplificatrice, contrôlée par le pouvoir et finalement plus audible que l’histoire même écrite par des Algériens. Entre revendication de la reconnaissance par la France des massacres du 8 mai 1945 et mémoire militante de la guerre de libération, la mémoire officielle récuse tout emploi du terme de terrorisme d’autant plus que le pouvoir est confronté à la crise islamiste.

L’histoire et la mémoire dans le cas de la guerre d’Algérie : un témoignage personnel

L’auteur rappelle son statut d’historien avant de se livrer à ce qu’il nomme une bio-bibliographie.

L’auteur rappelle que la majorité des livres publiés sont des témoignages à retrouver dans l’abondante bibliographie. Il met en parallèle sa carrière et celle d’autres historiens et montre la multiplication des recherches depuis l’ouverture des archives en 1992. Il présente aussi les querelles mémorielles, nombreuses depuis 1995, qui montrent que la question n’est pas encore dépassionnée.

Dans son essai de bilan il insiste sur les contradictions de toute politique mémorielle évoquant jusqu’à la très récente reconnaissance de la torture subie par Maurice Audin par le président Macron le 14 septembre dernier.

La conclusion générale est une réflexion sur devoir de mémoire, devoir de justice et devoir d’histoire. En réponse à la question posée en introduction : La guerre d’Algérie un sujet de mémoire(s) et pas seulement d’histoire.

 

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1 Il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet : Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Éditions Vendémiaire, 2014 ; Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Paris, Armand Colin,  « U », 2012 « t la me année La France en Algérie : 1830-1954, Vendémiaire ; La Guerre d’Algérie : histoire et mémoires, Bordeaux, Éditions du Centre régional de documentation pédagogique (CRDP), 2008 ; La Guerre d’Algérie, PUF, Qsj ?, 2007 ; rééd. 2012 pour les plus récents. Sa Thèse de doctorat portait sur  : Les Étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962. Elle a été publiée aux éditions du CNRS en 1984 avec une préféce de Charles-Robert Ageron .

2 En introduction, p. 10

3 Extrait de A. de Tocqueville, « Travail sur l’Algérie », 1841 in De la colonie en Algérie, textes choisis et présenté par T. Todorov, Bruxelles, Complexe, 1988, pp. 172 et 177-179 – cité en p ? 33

4 p.43

5 Les fils de la Toussaint, Fayard, 1968

6 Algérie : 20 août 1955, Payot, 2011

20 Août 1955 dans le nord-constantinois : Un tournant dans la guerre d’Algérie ?, Riveneuve, 2012

8 Le premier livre date de 1985 : les ratonnades d’octobre 61, Michel Levine, Ramsay (réédité chez Jean-Claude Gawsewitch en 2011