En ouverture du colloque, Serge Klarsfeld rappelle la démarche qui fut la sienne et les travaux dont il fut l’auteur.
Au début des années 1970, les études sur le sort des Juifs en France était très rares et souvent insuffisantes. De plus, le thème n’était pas porteur. « La mémoire du rôle de Vichy complice du crime nazi s’était estompée. Il n’en était pas fait mention dans la dizaine de manuels d’histoire de l’enseignement secondaire. » En établissant Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Serge Klarsfeld a pu établir que le nombre des déportés avoisinait les 76 000 ; que 3000 Juifs environ étaient morts dans les camps en France et qu’un millier avaient été exécutés ou abattus parce que juifs. Ce « Mémorial » se présente convoi par convoi, avec une notice détaillée pour chacun, expliquant comment il avait été constitué et avec des Juifs de quelle provenance, avec les noms, prénoms, date et lieu de naissance des victimes.
Étant ensuite autorisé à travailler dans les archives de la préfecture de police, du ministère de l’intérieur, du ministère de la justice et du conseil des ministres de Vichy, Serge Klarsfeld publia en 1983 et 1985 les deux volumes de Vichy-Auschwitz avec en sous-titre « Le rôle de Vichy dans la solution finale de la Question juive en France ». Dans la conclusion, Serge Klarsfeld écrivait : « Si le régime de Vichy a abouti à une faillite morale et s’est déshonoré en contribuant efficacement à la perte d’un quart de la population juive de ce pays, les trois quarts restants doivent essentiellement leur survie à la sympathie sincère de l’ensemble des Français, ainsi qu’à leur solidarité agissante à partir du moment où ils comprirent que les familles juives tombées entre les mains des Allemands étaient vouées à la mort. »
En 1993, Serge Klarsfeld publiait Le Calendrier de la Persécution des Juifs de France, 1940-1944, incluant une chronologie détaillée et un atlas. Puis ce fut en 1994 Le Mémorial des enfants juifs déportés de France (un volume de 2000 pages et neuf volumes additionnels) ; on y trouve la liste de des 11 400 enfants de moins de 18 ans déportés de France avec leur état civil. Depuis la parution de l’ouvrage et des cinq éditions de la mise à jour, des listings des enfants ont été élaborés, des centaines de plaques commémoratives ont été apposées dans les établissements scolaires, les mairies, les monuments aux morts, les immeubles ou ses enfants ont vécu.
Ensuite Serge Klarsfeld se remit au travail afin de « faire pour toutes les victimes de la Shoah en France ce que j’étais parvenu à accomplir pour les enfants » : retrouver les données de l’État civil et indiquer pour chacune d’entre elles l’adresse d’arrestation et le camp de transit ou de regroupement par lequel elle est passée. Cette énorme entreprise aboutira à la publication de huit volumes et n’est pas encore terminée. Serge Klarsfeld estime que « les grandes synthèses ont été faites ; il faudrait maintenant multiplier les études régionales et locales sur la situation des Juifs ».
Approches d’ensemble. Archives, terrains, typologies
Cette partie comprend quatre communications : Jacques Sémelin, Survie et sauvetage des Juifs « au ras des pâquerettes » (Annie Kriegel) : éléments pour une nouvelle recherche, Patrick Cabanel, Le sauvetage des Juifs dans le monde rural : un essai de typologie à partir de la variable protestante, Martin de la Soudière, Années noires, années vertes. Juifs déplacés et paysans en Auvergne, 1941-1945, Alexandre Doulut, Quelles archives pour faire l’histoire locale de la déportation des juifs de France ?
Jacques Sémelin consacre sa communication à la « survie » et au « sauvetage des juifs en France ». Il souligne la nécessité d’entreprendre des études locales, « au ras des pâquerettes » selon une expression qu’il l’emprunte à Annie Kriegel. Lui aussi souligne « la singularité du cas français » qui tient au fait que les trois quarts des Juifs ont pu survivre. Dans l’Europe nazie, il n’y a que le Danemark, la Finlande et la Bulgarie qui enregistrent des taux de survie plus importants que la France. Mais ces États bénéficiaient d’un statut particulier en tant qu’alliés ou satellites de l’Allemagne. Si l’on considère les États militairement occupés par le Reich, la France est le pays où les taux de déportation et le moins élevé d’Europe. Comment expliquer cette réalité troublante ?
« Cette question, pourtant centrale, a paradoxalement été peu approfondie par les historiens de la Shoah ». Environ 200 000 Juifs ont échappé à la mort. Ils se sont pour beaucoup dispersés à travers le sud et le centre de la France, ce qui a rendu plus compliqué leur arrestation. Leurs déplacements ont été facilités par la densité du réseau ferroviaire. Les efforts des associations juives et non juives ont pu permettre de sauver quelques dizaines de milliers de personnes mais leur action a été surévaluée. « Le chercheur doit se pencher (…) sur les mille et une manières par lesquelles de nombreux Juifs, faisant face à la situation sans l’aide de ces associations (… ) ont pu néanmoins se tirer d’affaire ». Ce qui conduit Jacques Sémelin a formuler deux axes de recherche complémentaires. Le premier axe se situe à l’échelle des individus : il s’agit de collecter des témoignages et documents relatifs au parcours de vie et de survie de tous ces Juifs. Un nombre toujours croissant de Français a décidé d’aider au sauvetage de ces personnes persécutées. « J’ai appelé résistance civile tout le tissu de cette société frondeuse (…) Les Juifs persécutés pourchassés ont souvent pu se glisser dans les interstices de cette société du dissensus et de la désobéissance (…) Dans cette France des années 1942-1944, les rapports sont devenus de plus en plus doubles, de plus en plus faux : on pense double et on agit double, en jouant à la fois de la légalité et de l’inégalité ». Le second axe de recherche consistera à étudier plus finement les lieux et milieux d’accueil des Juifs, ce qui reviendra à intensifier les études locales et régionales. De nouvelles problématiques s’ouvrent : « La propension à aider les Juifs doit-elle être mise en rapport avec l’attachement des individus aux valeurs républicaines ? » ce qui pourrait aider à comprendre qu’un accueil très favorable ait été réservé dans le sud-ouest du sud-est de la France où la culture républicaine est particulièrement implantée et vivace.
Patrick Cabanel consacre sa communication au « sauvetage des juifs dans le monde rural : essai de typologie à partir de la variable protestante ». Cette variable est choisie pour trois raisons : le rebord sud oriental du Massif Central comporte quelques-unes des principales concentrations rurales de protestantisme ; la région du Chambon-sur-Lignon, unique enclave protestante de la Haute-Loire, a reçu en 1979 la médaille des Justes à titre collectif ; enfin parce que la statistique des Justes révèle que 10 % d’entre eux sont des protestants alors qu’ils ne constituaient que 1,3 % de la population française. L’importance exceptionnelle du taux de sauvetage dans la région du Chambon-sur-Lignon s’explique par « une conjonction unique de faits matériels et immatériels » : un semis de hameaux et de domaines isolés, une agriculture vivrière capable de nourrir une population excédentaire, une tradition d’accueil des enfants à la montagne, un « calvinisme huguenot » porteur d’une tradition historique persécution. Dans les Cévennes outre la tradition huguenote, c’est la dissémination de l’habitat qui a permis de nombreux sauvetage. La piste protestante a « l’intérêt de donner à voir et la réalité d’un sauvetage collectif adossé à une foi, une culture, une mémoire (…) et la possibilité d’engagements très individuels, voire isolés ».
Ethnologue, Martin de la Soudière consacre sa communication aux « Juifs déplacés et paysans en Auvergne, 1941-1945 ». Venus de Paris, de Marseille, du Nord, d’Alsace ou de plus près, en train, en voiture, à pied, des familles entières ont gagné l’Auvergne. Une hospitalité précaire leur fut d’abord accordée. Puis, lorsqu’ils furent installés, les rencontres se multiplièrent. Souvent, les Juifs réfugiés reprirent une activité (fourreur, couturière, tailleur, horloger etc.). Les habitudes s’installèrent, des connivences se créèrent, il fallut « s’assimiler aux habitants, pour faire profil bas ». Il fallait aussi être prudent, se séparer des enfants, éviter les lieux de rassemblement tout en se montrant quand il le fallait, en inscrivant ses enfants l’école du village, en se faisant établir une carte de séjour (avec la complicité du secrétaire de mairie). Et puis souvent il fallut se sauver, quitter sa ferme ou son village, chercher un nouveau refuge. L’Auvergne ne fut parfois qu’une simple étape, nouvelle avance vers une autre région.
Une difficulté immense fut celle de rester juif. Il fallut souvent se résoudre à envoyer les enfants au catéchisme et à l’église, car dans ces villages d’Auvergne la pratique religieuse était la règle. Devenir extérieurement chrétien fut vécu chez la plupart des enfants avec une relative indifférence. Beaucoup de ces Juifs sauvés par les Auvergnats sont revenus 10, 20,30 ans plus tard. Tous font part à l’enquêteur de leur profonde reconnaissance ; mais « pour l’immense majorité, le lien avec la région d’accueil n’a pas perduré ».
Dans le Midi
Trois communications concernent le Midi provençal : De l’internement des étrangers à la déportation des juifs dans les Bouches-du-Rhône (Robert Mencherini) ; La question juive à Marseille pendant la guerre (René Dray-Bensoussan) ; Les Juifs dans le département de l’Hérault sous Vichy (1940-1944) (Michaël Iancu).
Le camp des Milles, situé à proximité d’Aix en Provence, ouvrit ses portes au début de la guerre, pour accueillir des ressortissants allemands et autrichiens. Ils s’y entassèrent dans des conditions sommaires, sous la surveillance de l’armée. La plupart étaient des antinazis, plusieurs grands noms de l’intelligentsia germanophone ont séjourné aux Milles. De nombreuses annexes du camp furent implantées dans les départements voisins. Lors de l’offensive allemande de mai 1940 le camp fut de nouveau rempli. À l’automne le gouvernement de Vichy décida de transformer les Milles en un camp de transit et voulut rassembler les étrangers en instance d’émigration.
Entre mars 1941 juin 1942, les effectifs du camp des Milles oscillèrent entre 800 et 1400 internés. Les plus nombreux étaient des hommes allemands ; les autres des Polonais, bulgares, hongrois, roumains etc. Les hôtels de Marseille abritèrent en outre des effectifs fluctuants, en fonction des arrivées et des départs. Les aménagements étaient d’une grande précarité : insuffisance d’alimentation en eau potable, absence de fosses d’aisance etc. La présence d’un nombre important d’artistes et d’intellectuels explique l’intensité des activités culturelles. Plusieurs organisations caritatives intervinrent, ainsi que des organisations juives. Beaucoup d’internés furent transférés dans des groupes de travailleurs étrangers (GTE) implantés en Provence, dans le Var, le Vaucluse et les Basses-Alpes ; ils y furent utilisés pour des travaux pénibles dans des conditions d’hébergement souvent très précaires.
Une circulaire de janvier 1942 ordonna de regrouper dans les GTE tous les Juifs, étrangers ou naturalisés, entrés en France depuis 1936. À la mi-juillet 1942, le dirigeant du service des affaires juives de la Gestapo visita les camps de la zone Sud, dont celui des Milles. Il recensa le nombre des Juifs « déportables ». En août 1942 la police française rassembla au camp des Milles les Juifs raflés à Marseille et dans les environs. Les opérations de déportation commencèrent. Les départs du camp étaient organisés depuis la gare toute proche, dans des wagons à bestiaux, dans les conditions que l’on connaît. Au total près de 2000 personnes furent envoyées à Drancy, dont au moins les trois quarts furent déportés vers Auschwitz. Le camp des Milles, vidé de ses internés, ferma ses portes à l’automne 1942, date qui coïncide presque avec l’arrivée des troupes allemandes.
Les rafles massives commencèrent dans les Bouches-du-Rhône dès le mois de janvier 1943, quand les Allemands commencèrent la destruction systématique des quartiers nord du Vieux-Port de Marseille. Au terme de négociations, menées à Marseille par René Bousquet, les autorités de Vichy, obtinrent que soient séparées les opérations de police des opérations d’évacuation des vieux quartiers. Les opérations de police (c’est-à-dire les rafles de Juifs français et étrangers) se firent sous le contrôle direct de la police française, tandis que l’évacuation des vieux quartiers était prise en main par les Allemands, avec l’aide de la police. Les opérations se déroulèrent dans la dernière semaine de janvier 1943. Les évacués furent envoyés dans un camp militaire aménagé à Fréjus. Le dynamitage par les Allemands, maison par maison, se déroula début février. Cet épisode tragique constitue la première arrestation massive de familles juives françaises. De 1942 à 1944 plus de 4000 Juifs furent déportés à partir d’Aix-en-Provence et de Marseille.
Dans le Sud-Ouest
Six communications concernent le Sud-Ouest : Les Juifs dans le canton de Revel (Jules Soletchnik) ; La présence juive dans le Gers (1939-1945) (Geneviève et Georges Courtès) ; Ces chrétiens tarn-et-garonnais et qui ont aidé et sauvé des Juifs durant les années noires (Jean-Claude Fau) ; Ces protestants tarn-et-garonnais qui ont aidé et sauvé des Juifs durant les années noires ( Monique Lagard) ; Les 508 déportés juifs de Lot-et-Garonne (Alexandre Doulut) ; L’assignation à résidence : le cas du Lot-et-Garonne (Marie-Juliette Vielcazat-Petitcol).
Parmi les 508 déportés juifs du département du Lot-et-Garonne, douze seulement se trouvaient dans ce département lorsque la guerre a éclaté. Il y a moins d’enfants et moins de vieillards qu’ailleurs en France ; treize nationalités sont représentées ainsi que des « apatrides ». Il y a parmi eux de nombreux Juifs allemands et autrichiens, arrêtés massivement le 10 mai 1940 par la police belge et expulsés vers la France. D’autres viennent d’un groupe de travailleurs étrangers (GTE) basé dans le département et réservé à l’internement des Juifs. Le Lot-et-Garonne a une autre singularité : l’existence de trois fermes-écoles accueillant des réfugiés juifs souhaitant émigrer où on leur enseignait le travail de la terre. La majorité des Juifs de ce département, plus encore que dans l’ensemble de la France, a été déportée en 1942 (75 % dans ce département contre 57 % en France). Des rafles ont eu lieu les 19 et 26 août 1942 et d’autres en 1943. Les biens personnels des Juifs déportés ont été abandonnés au domicile puis ont été vendus aux enchères. La population locale fut indignée.
Les déportés juifs ont été nombreux en Lot-et-Garonne, mais compte tenu de l’importance du nombre de Juifs qui ont habité dans le département, on est loin des statistiques nationales : 13 % des 3 800 Juifs recensés dans le département ont été déportés, contre environ 25 % en France. Ceux qui ont survécu le doivent souvent à l’action d’autres personnes juives et non juives. Sur 508 déportés, 37 ont survécu, soit 7 % contre 3 % en France ; en effet, les trains qui les emmenaient à Auschwitz se sont arrêtés à une centaine de kilomètres du terminus, à Kosel. Les hommes ont été envoyés dans des camps de travaux forcés et ont ainsi échappé aux chambres à gaz.
Dans la France de l’Ouest
Quatre communications concernent la France de l’Ouest : En Anjou, le crime commence avant l’assassinat (Alain Jaobzone) ; Les Juifs de Bretagne face à l’antisémitisme d’État (1940-1944) (Claude Toczé) ; La Shoah en Sarthe : communauté juive sarthoise et réfugiés juifs dans le département (1939-1944) (Karine Macarez) ; Bilan de la Shoah dans les cinq départements normands (Yves Lecouturier)
Alors que 25 % des Juifs français ont été déportés, en Maine-et-Loire cette moyenne bondit à plus de 50 %. Les forces nazies stationnées dans le département sont nombreuses, Angers est en effet une capitale de l’occupation de la France. Depuis Angers, les Allemands gouvernent et administrent toute une zone qui s’étend de Brest aux Pyrénées (17 départements). On estime que 6000 occupants stationnent dans le département. Angers et le siège de l’un des services de la Gestapo ; c’est aussi un centre de regroupement pour tous les Juifs raflés dans la région.
Dans le Maine-et-Loire, les règles établies pour remplir les convois, ont été outrepassées par les autorités nazies locales et leur non-respect a augmenté le nombre des déportés. « Avec ce caractère implacable des nazis locaux, nous obtenons sans doute une des clés qui expliquent le caractère massif des déportations angevines. Mais si elles furent telles, c’est aussi parce que les autorités françaises, de la préfecture et de ses différents services de police prêtèrent à l’occupant un concours permanent et sans faille. » L’auteur souligne l’attention à prêter au « rôle discret mais réel des notables locaux ». Dans ce département, leur silence à pesé lourd : « aucune parole un peu forte n’a résonné dans ce département, qui aurait pu encourager une résistance ou même accéléré une simple prise de conscience ». L’antisémitisme est peu profond mais la xénophobie est grande et les Juifs en ont fait les frais beaucoup plus que d’un racisme de type nazi : c’est comme étrangers que les juifs, français y compris, ont subi les persécutions. Les réactions de l’opinion angevine se comprennent ainsi mieux : « elle ne bronche pas lorsque se succèdent les mesures d’exclusion. Elle semble même y adhérer. Mais les angevins ce cabrent au moment des rafles et des départs : alors, certaines limites du tolérable semblent avoir été dépassées et l’on observe des réactions qui traduisent la réprobation. » Cette réprobation ne débouche pas sur un engagement actif pour sauver les Juifs, à la xénophobie s’ajoute l’égoïsme. Derniers facteurs aggravants : la faiblesse de l’enracinement local des Juifs, leur manque de ressources et leur défaut de cohésion interne.
Dans le Massif central et le centre
Cinq communications sont consacrées à cet ensemble régional : Contribution à l’histoire de la persécution des juifs dans le Tarn, du printemps 1943 l’été 1944 (Olivier Héral) ; L’Aveyron face à la Shoah (Henri Moizet) ; Mise en place de la politique antijuive en Corrèze, 1940-1942. L’exemple du château du Doux (Nathalie Roussarie) ; Méthodes d’identification et de répression contre les Juifs dans les départements du Cher, du Loir-et-Cher, de l’Indre, de l’Indre-et-Loire et du Loiret, 1940-1944 (Simon Ostermann) ; La Loire : quelques données et illustrations (Jacqueline Feldman).
Dans le département de l’Aveyron existe un « antisémitisme profond, ancien et explicite ». Le contenu du journal L’Union catholique révèle d’anciens liens très étroits entre la droite cléricale et l’antijudaïsme. Le discours antisémite se durcit dans les années 30 ; il faut y ajouter une virulente xénophobie contre les réfugiés espagnols. « Le relais journalistique fonctionna bien en Aveyron au service de l’antisémitisme d’État », et aucune opposition ne s’exprima face au discours d’exclusion de Vichy. L’Aveyron fut le théâtre de plusieurs rafles d’inégale importance, « la première organisée avec une rigueur toute militaire selon les ordres du préfet ». « Malgré le silence craintif, l’indifférence complice ou l’approbation de l’antisémitisme d’État, l’Aveyron connaît des actes de dignité et d’héroïsme. De modestes individus, des notables et des fonctionnaires, des organisations chrétiennes ont secouru des Juifs. » Un premier niveau local a existé pour cette aide, « fait de spontanéité, de connivence familiale ou amicale, dans un périmètre étroit de solidarité ». Un second niveau, lui aussi local, « met en relation des personnes différentes, des lieux un peu éloignés et des liens de solidarité assez imprévisibles ». Le troisième niveau « est celui du réseau intégré, aux relations et décisions lointaines ». « Une forte minorité s’est engagée dans l’action de sauvetage. Face à la persécution, des maréchalistes, des gens de gauche, des chrétiens, des fonctionnaires ont réagi avec leur coeur, en rupture avec leur société conservatrice et cléricale.»
À l’Est
Quatre communications concernent cet ensemble régional : La Haute-Savoie, terre de refuge et tremplin vers la Suisse (Ruth Fivaz-Silbermann) ; La Sipo-SD de Grenoble et la traque des Juifs (Tal Bruttmann) ; La mise en oeuvre de la solution finale dans l’Yonne, 1940-1944 (Jean Rolley) ; Enquête sur les victimes d’Alsace-Moselle : le cas du Haut-Rhin (Daniel Fuchs).
La Haute-Savoie connaît, entre 1940 et 1944 quatre régimes successifs : le régime de Vichy de juillet 1940 au 10 novembre 1942 ; une première occupation allemande du 11 novembre à la fin de l’année 1942 ; l’occupation italienne de janvier à septembre 1943 ; une seconde occupation allemande de septembre 1943 à la Libération. Chacun de ces régimes agit envers les Juifs français et/ou étrangers, à sa manière et avec une grande autonomie. Les conflits de souveraineté furent nombreux entre l’administration française et les troupes d’occupation, tant italiennes qu’allemandes.
Rural, le département de Haute-Savoie est aussi une région touristique. Un millier de Juifs vivent en Haute-Savoie à l’été 1941, soit 0,3% de la population du département. Au début de 1942, la préfecture régionale de Lyon « éloigne » plus de 3000 étrangers dont beaucoup sont assignés à résidence en Haute-Savoie. Le département compte aussi quatre groupes de travailleurs étrangers (GTE) dont l’un n’accueille que des Juifs. Ce groupe de travailleurs est encerclé par la gendarmerie le 17 août 1942 ; tous les hommes sont déportés. La Haute-Savoie et un département frontière or, en mars 1939, le préfet de Haute-Savoie a conclu avec les autorités cantonales de Genève un accord de remise réciproque des « indésirables ». Aux termes de cet accord, les étrangers devant être refoulés seront toujours remis officiellement à la gendarmerie de l’autre pays avec un exemplaire de leur interrogatoire. En mars 1941 le même accord a été conclu avec le Valais. Ces accords vont s’avérer catastrophiques pour les Juifs refoulés qui seront remis à la police de Vichy.
À peine les travailleurs étrangers ont-ils été raflés et acheminés à Drancy, que c’est au tour de la population juive étrangère résidente. La rafle des 25-26 août 1942 a été minutieusement préparée, mais des fuites ont eu lieu, et 42 personnes seulement ont été arrêtées au lieu des 104 qui étaient prévues. Cette première rafle déclenche un immense mouvement de fuite vers la Suisse. Malgré le dispositif de contrôle de la frontière (police, gendarmerie, douane, GMR), la frontière n’est pas imperméable. Mais la traque s’organise et la gendarmerie arrête près de 700 personnes entre septembre et novembre 1942, ce que l’auteur appelle la «rafle différée».
Deux types de filières existent pour permettre aux Juifs persécutés de rentrer en Suisse : « d’une part les actions de sauvetage (…) et le secours bénévole, multiforme et diffus, apporté par les ecclésiastiques et les laïcs de l’Amitié chrétienne ; d’autre part l’organisation d’une assez puissante (…) industrie du passage, impliquant des hôteliers, des chauffeurs de taxi, des pêcheurs du Léman, des agriculteurs, des guides de montagne (…), les uns pratiquant des tarifs honnêtes, les autres des tarifs exorbitants (…) et il était connu après-guerre que certains avaient construit maisons et commerces avec l’argent du passage.»
La période de l’occupation italienne est une période de répit mais cette parenthèse est hélas de courte durée. À la veille de partir, les responsables militaires italiens ont averti les comités juifs locaux de culte ou d’assistance. Ces derniers ont entrepris l’évacuation et le sauvetage de la population juive avant qu’elle ne soit prise dans la souricière allemande. Un plan avait été conçu par un banquier italien pour transférer les Juifs menacés en Afrique du Nord, via Nice puis l’Italie du Nord. Dès le 5 septembre, 85 camions font la noria entre Megève Saint-Gervais et Nice. Une partie des Juifs seront faits prisonniers par les Allemands, envoyés à Nice et déportés de France.
Durant la seconde occupation allemande, la priorité des troupes d’occupation est de lutter contre la Résistance. Il n’y a pas de rafle ; les arrestations sont dues à des tentatives de passer en Suisse : « s’il s’agissait d’instruire le procès de l’autorité militaire suisse, les seuls refoulements de l’automne 1943 suffiraient à l’amener sur le banc des accusés de crimes contre l’humanité».
Tal Bruttmann consacre sa communication au rôle du Sipo-SD, service de la police allemande et aux équipes spéciales de cette police qui se déplacent pour des missions particulières. L’une de ces missions, dirigée par Aloïs Brunner et envoyée en France au printemps 1943 par Adolphe Eichmann, a ratissé l’ancienne zone d’occupation italienne, à Nice, puis à Grenoble ou elle sévit en février et mars 1944. Cette équipe procède à la rafle la plus importante que le département aura connue durant l’occupation allemande, le 6 février 1944 dans la station thermale d’Uriage. Les voies d’accès à la station sont bouclées, les différents hameaux systématiquement ratissés, une soixantaine de personnes sont arrêtées et envoyées à Drancy. Les SS poursuivent deux objectifs : arrêter le plus grand nombre possible de Juifs, et liquider toute forme de résistance ou d’aide en faveur des Juifs. L’action dure un mois et demi, plusieurs centaines de personnes sont arrêtées, des filatures sont organisées, des interrogatoires avec torture sont menés.
Ce commando SS a été épaulé par des collaborationnistes locaux ; après son départ, les miliciens ont déchaîné une terrible répression antijuive, hors de toute collusion avec les autorités allemandes, de mars à août 1944. « Les différentes équipes françaises procèdent régulièrement à la liquidation des Juifs qu’ils arrêtent, se débarrassent notamment des cadavres en les jetant dans l’Isère. » Les opérations menées contre les maquis par la Wehrmacht, généralement accompagnée par des membres du SD, se doublent de la recherche des Juifs. Désormais ce ne sont plus seulement les villes qui sont touchées par la traque, mais aussi les zones rurales les plus reculées. Le bilan de la « solution finale » en Isère s’élève à près d’un millier de victimes. Deux acteurs ont occupé un rôle central : les spécialistes du commando du SD et les collaborationnistes français au service de la police allemande.
Au moins 350 juifs étaient présents dans le département de l’Yonne entre 1940 et 1944. La mise en oeuvre de la persécution fut le fait de deux acteurs essentiels : la police de sûreté (SD) de Dijon et son annexe d’Auxerre, d’une part, la préfecture les sous-préfectures d’Avallon et de Sens, d’autre part. Les préfets ont mis en oeuvre les ordonnances allemandes, le premier statut des Juifs, les nominations d’administrateurs provisoires dans le cadre de la politique d’aryanisation, le deuxième statut des Juifs en juin 1941. « Ils ont fait sérieusement le travail préparatoire, sans état d’âme.»
Les arrestations ont été conduites pour l’essentiel en trois vagues : rafle des 12 et 13 juillet 1942, rafle du 9 octobre 1942, rafle du 24 février 1944. « La procédure était presque toujours la même. Le SD de Dijon envoyait des instructions et des listes, soit par le canal de la préfecture régionale, le plus souvent, soit directement la préfecture d’Auxerre. Celle-ci transmettait la liste au commandant de gendarmerie et au commissariat de police d’Auxerre, Sens, Avallon et Tonnerre. » Ces trois rafles totalisent 134 arrestations auxquelles il faut ajouter d’autres arrestations isolées pour parvenir à un chiffre total d’au moins 155 juifs déportés dans le département. Une grande discrétion a été exigée des exécutants ; la préfecture de l’Yonne a fait appel à la SNCF pour le transport des Juifs vers Drancy, et à une société de cars privée pour le transfert vers Pithiviers, en juillet 1942.
La proportion des Juifs déportés de l’ordre de 40 %, ce qui est très important. La proportion des enfants déportés est de 20 % environ, un peu supérieure à celle qui est retenue au niveau national. L’auteur insiste lui aussi sur le rôle du journal départemental, Le Bourguignon, qui a publié les communiqués officiels, français et allemands, ainsi que toutes les mesures concernant l’aryanisation. Mais il a également publié des textes très violents sur la « question juive » en mai et juin 1942. Ce quotidien n’a rien dit, pendant les quatre années de l’occupation, sur la persécution dans le département. Pierre-Étienne Flandin, élu de l’Avallonnais, disposait d’un journal, La Revue de l’Yonne qui a cessé de paraître en 1943 ; la persécution n’y apparaît pas du tout.
Il est très difficile de définir l’état de l’opinion face à la persécution des Juifs, mais quelques éléments permettent « d’avancer un peu dans la connaissance des réactions de l’opinion ». Ainsi les habitants d’un quartier de Sens, ont-ils adressé au préfet une pétition le 5 novembre 1940, pour prendre la défense d’un artisan cordonnier victime des lois d’aryanisation. « C’est un signe fort de refus précoce de la politique d’exclusion (…) Il semble évident que la rafle de juillet 1942 à modifié l’attitude de beaucoup de gens. » La mémoire collective a oublié l’aide apportée aux Juifs dans l’Yonne jusqu’à une date récente. L’aide a concerné d’abord les enfants et a été le plus souvent le fait d’initiatives individuelles, dans un cadre familial.
Les directeurs de cette publication affirment dans un avant-propos qu’il était « prématuré de prétendre tirer de cet ensemble de cas des conclusions globales ou des « accents » régionaux ». Le lecteur regrettera cependant l’absence d’une tentative de synthèse globale dont la réalisation n’était pourtant pas insurmontable. Elle aurait permis de mettre en évidence les grandes tendances qui se retrouvent très largement dans des espaces différents, les différences régionales, les problématiques et les directions de recherche. Il apparaît que désormais la recherche porte sur les conditions qui ont permis à une forte proportion de Juifs d’échapper aux persécutions alors qu’elle a longtemps porté sur les politiques de collaboration qui ont permis la persécution.
© Joël Drogland