Ce livre, tiré d’une thèse de Sciences politiques soutenue à l’Université Lumière Lyon 2 en 2008 se propose d’examiner, à partir de quatre séries américaines, la contribution de la fiction télévisée à la formation de l’opinion politique.

Lost ?

Dans une première partie qui apprend beaucoup d’un point de vue théorique (par exemple sur le storytelling ou les différentes « lectures » des séries télévisées), Joseph Belletante revient sur ce que disent les sciences sociales et de la communication des liens unissant le politique à la télévision, et de la fiction télévisée. Puis il s’attache à présenter l’objet « série américaine de fiction », présentant de manière très claire et instructive l’histoire et l’économie de la série américaine, autrement dit les modes d’écriture, de production et de diffusion de ces séries, y compris à l’international. La troisième partie présente l’analyse du contenu de l’intégralité des saisons de quatre séries (retenues à partir de critères d’audience) – Les Sopranos, The West Wing (À la Maison Blanche), Ally McBeal et Friends – selon trois grilles de recueil de données : le personnel politique, les institutions publiques et la nation / les personnages en tant que citoyens / les espaces privés et publics, pour cerner les liens entre personnages et institutions autres que politiques. Enfin Joseph Belletante présente ses dispositifs d’enquêtes, les profils des téléspectateurs interrogés et les résultats de ces entretiens, c’est-à-dire une analyse de réception.

La Petite Maison dans la Prairie

L’auteur inscrit sa réflexion dans un champ plus large, celui de l’étude des relations entre télévision et formation du rapport au politique. En effet, de nombreux chercheurs constatent une apparente absence d’engagement et d’intérêt des individus pour le politique et le recul de la participation électorale en Europe et aux États-Unis, et dans le même temps un temps de plus en plus long passé devant la télévision. « Y aurait-il alors une sorte de compensation fonctionnelle entre la baisse de la capacité de socialisation des individus par la politique et l’augmentation de la capacité de socialisation des individus par la télévision ? Le rôle de la télévision serait-il aussi de plus en plus fort dans la formation du rapport ordinaire que chacun se construit avec le politique ? » (p. 13). Bref, quelle est l’influence de la télévision ?

L’auteur place aussi son étude aussi dans le champ des cultural studies et plus précisément des médiacultures et d’une sociologie post-critique des médias, en s’intéressant « à la façon dont les mouvements culturels, comme les contre-mouvements culturels fabriquent la réalité sociale à partir de cette forme particulière de médiation qu’est la médiation médiatique » (p. 15) et à « la réalité symbolique, construction sociale de la réalité par les médias, une « image-monde » transmise aux individus par le biais principal, de la télévision, individus qui ont eux-mêmes un rôle à jouer dans la stabilité ou l’instabilité des rapports de force au sein des sphères culturelles, techno-économiques et gouvernementales de la société » (p. 16-17).

Les Mystères de l’Ouest

La première question qui vient à l’esprit est : pourquoi les séries américaines ? Joseph Belletante avance, outre un intérêt personnel ancien (consacré dès sa maîtrise à comprendre le passage des séries de pur divertissement à des séries de plus en plus sombres, contraires à cette ambition de divertissement), des raisons « qui tiennent d’abord au niveau de réalisme des scénarios et des personnages développés à l’écran, à la psychologisation du propos, favorisant l’identification de ceux qui les écoutent (…), elle-même contribuant à l’impact du message explicitement ou implicitement politique sur les jugements des téléspectateurs. » (p. 18). Il souligne aussi le manque de moyens financiers et de vraisemblance des séries françaises, moins complexes, moins présentes à l’écran et moins regardées. Il note enfin que les sciences de l’information et de la communication, comme la science politique, se sont surtout intéressées aux programmes traitant du monde politique réel (information, débats, caricatures, talk-shows), et très peu aux fictions télévisées, particulièrement en France. Aux États-Unis au contraire, les fictions sont très étudiées, même s’il n’y a pas d’ouvrage de référence sur le traitement de la politique par la fiction.

Commander in chief

La seule série explicitement politique du corpus est The West Wing, que Joseph Belletante présente et analyse longuement. Développée pendant le second mandat de Bill Clinton (1997-2001), centrée sur le très érudit président démocrate Bartlet (joué par Martin Sheen) et ses proches conseillers, sans oublier les « petites mains » de la Maison Blanche, la série mêle habilement « relations intimes, morale politique, conflits intérieurs et problèmes internationaux » (p. 98), et montre le président comme un homme ordinaire au travail (au contraire de deux séries antérieures, Spin City, qui se moquait du maire de New York, et That’s My Bush, qui se moquait de G.W. Bush). Elle aborde régulièrement de grandes questions politiques (conflits d’intérêt, nominations à la Cour Suprême, lobbying, liberté de la presse, etc.) et n’hésite pas non plus à traiter l’actualité la plus brûlante : en octobre 2001 le scénariste Aaron Sorkin écrivit un épisode spécial inspiré par les attentats du 11 septembre ; et dans les deux dernières saisons, le président laisse sa place à un candidat démocrate latino, Matt Santos, dans une sorte de préfiguration de la campagne d’Obama. Reste que le propos n’est pas d’offrir un portrait véridique du pouvoir, mais de divertir. La série présente donc une vision humanisée et romantique de la politique et des politiciens (sauf le vice-président), sans montrer vraiment les rivalités et la concurrence entre eux, et en tenant plutôt les affaires internationales à l’écart. Mais, de façon très pédagogique, elle « se sert de problèmes contemporains pour explorer les concepts plus fondamentaux du pouvoir politique et de ses ramifications. Elle démontre que la tâche présidentielle n’est pas uniquement symbolisée par un seul homme, mais par une institution qui compte de nombreux participants.» (p. 105).

Mad Men et Desperate Housewiwes

Que nous apprennent finalement ces séries sur le politique et ses acteurs, la société, les citoyens ? La règle générale est l’apolitisme du décor quotidien, des intrigues, des scénarios, particulièrement dans Friends (deux épisodes présentent des références politiques sur plus de 170), dont les héros obéissent pourtant à un ordre moral et législatif. Mais le politique y est hors sujet. Dans Les Sopranos, policiers, juges et sénateurs sont corrompus ou inefficaces face au développement d’une institution privée et familiale, la Mafia. Dans Ally McBeal, qui traite essentiellement des rapports amoureux en critiquant la domination masculine, l’institution judiciaire est généralement tournée en dérision et la loi présentée comme injuste.

Quant aux héros de ces séries, Joseph Belletante les définit comme des « citoyens passifs et régressifs » (p. 111), abandonnés, solitaires, en proie à un mal de vivre que la société ne peut prendre en charge. Ils ne lisent quasiment pas, vont peu au cinéma, écoutent plutôt de la musique, ont des loisirs d’adolescents ou enfantins (baby foot, peluches) et surtout des amours d’adolescent-e-s. Ils sont en dépression chronique, vivent dans le temps présent, coupés d’un environnement extérieur qu’ils rejettent. « Les séries américaines nous montrent des individus plus que des citoyens, des personnalités en attente, qui fuient leurs responsabilités d’adultes et civiques, qui s’occupent essentiellement de leurs problèmes et pas de ceux de la collectivité. Cette collectivité ne s’expérimente principalement que par la cellule familiale ou fraternelle, parfois par l’espace professionnel, tandis que la majorité des institutions sociales sont invisibles… » (p. 118).

Cela ne signifie pas tout à fait une absence de discours critique sur la société. Mais les séries montrent une société fictive, surtout masculine, jeune, aisée, individualiste, blanche et en bonne santé, composée de classes moyennes et supérieures, et où les conflits liés à la précarité ou aux inégalités de richesse n’existent pas. Les seuls espaces collectifs mis en scène sont professionnels ou familiaux (réels ou reconstitués, comme dans Friends), les uns étant d’ailleurs souvent assimilés aux autres. Joseph Belletante reprend, pour qualifier les séries, l’expression de « conservatisme contrarié » : « une position narrative qui renforce l’ambiguïté, la complexité et la polyphonie des voix que laissent entendre ces séries qui ne négligent pas le discours critique sur la société occidentale… » (p. 130), mais en gardant des « touches conservatrices : la famille, l’amour comme buts ultimes, existentiels, l’égoïsme, le repli sur soi. La culture américaine libérale est intégrée au dispositif narratif, et ceux qui tentent de s’en séparer (le mafieux, la rêveuse solitaire) sont plongés dans des tourments psychologiques et affectifs importants, parfois sans issue. » (p. 129). Ainsi Ally McBeal est une série qui remet en cause la justice américaine dans ses atteintes aux libertés fondamentales, en se plaçant dans une position de défense des individus victimes des institutions. Ce thème de l’individu en souffrance qui remet en cause les normes et les lois fondant le groupe social se retrouve de plus en plus dans les séries récentes (comme Weeds, où une mère de famille veuve doit vendre de la drogue pour payer son loyer dans une banlieue pavillonnaire de classes moyennes), et sous une autre forme dans le succès des séries fondées sur la théorie du « complot » des gouvernants, de X-Files à 24 heures chrono par exemple.

Sur Écoute

Comment les téléspectateurs reçoivent-ils ces séries ? Joseph Belletante a interrogé pour le savoir 200 personnes (186 questionnaires obtenus), puis mené 51 entretiens individuels après visionnage d’un épisode de À la Maison Blanche (l’épisode spécial écrit après le 11 septembre 2001 et dédié aux victimes). Il a vérifié « la défiance des citoyens envers la profession politique, la bisse de légitimité du pouvoir de gouvernement tout comme l’intérêt accordé à ce pouvoir par les individus, mais aussi l’intérêt croissant porté aux séries américaines » (p. 198). Il conclut que le silence fictionnel des séries sur les institutions politiques ne conduit pas les citoyens à plus penser au politique, et même maintient ou accentue leur jugement, généralement négatif, sur le politique (même si une minorité en vient à inverser son opinion de départ), et cela sans qu’on puisse l’analyser selon les critères classiques d’âge, de sexe, de ressources, de profession. Mais, face à cette pluralité des réceptions, Joseph Belletante estime qu’il est « impossible de conclure définitivement au rôle actif des séries américaines de fiction dans la progression de la défiance individuelle et collective envers le politique. Cette défiance possède une dynamique propre, consciente et inconsciente, profondément enracinée dans l’Histoire et qui ne se cultive pas seulement sous l’influence de récits adressés à des communautés de publics, bien que ceux-ci soient susceptibles d’apporter des informations et des compréhensions nouvelles pour faire progresser les discours et les mentalités. » (p. 203).

Charmed

Pour conclure, on soulignera la richesse et l’intérêt de ce court ouvrage, qui apprend beaucoup sur tout un pan de la recherche en sciences de l’information et de la communication et en science politique, et attire l’attention sur des objets de recherche qu’on pourrait croire, à tort, peu dignes d’intérêt. Il sera aussi utile aux professeurs d’Histoire-Géographie pour les analyses qu’il propose sur la vision de la société américaine proposée dans les séries, contribuant ainsi à les regarder d’un œil plus averti. Et il pourra, pas les questions qu’il soulève et les réponses qu’il apporte, nourrir de nombreuses séquences d’éducation civique et d’ECJS. Qu’il soit donc, dans vos listes de lectures, en tête de vos Urgences…

© Laurent Gayme