2011 : année Nora.

Au cours de l’année 2011, plusieurs publications sont venues compiler et illustrer le brillant itinéraire intellectuel de Pierre Nora et son apport scientifique et polémique aux sciences humaines françaises depuis près de cinquante ans. Cette actualité éditoriale chargée repose sur la livraison de deux compilations d’articles, Historien public et Présent, nation, mémoire (bientôt suivies par un troisième volume, Recherches de la France) et complétées par une biographie signée François Dosse qui en approfondit la lecture.
Historien public est un recueil destiné au grand public, regroupant des tribunes, des articles ou bien des discours écrits entre 1960 et 2010, compilés dans un ouvrage de la collection « blanche » de Gallimard. C’est donc une synthèse globalisante d’un ensemble hétéroclite d’articles souvent brillants.
« Après avoir édité quelques sept cents livres, je me suis résolu à m’éditer moi-même ». Pierre Nora l’avoue : il s’est appliqué à mener son travail d’éditeur sur sa propre production, un travail que l’on imagine long et difficile sur une matière riche et diversifiée. C’est pourquoi dans cette ouvrage, on retrouve les multiples facettes du caractère et de la pensée de Nora rassemblant plus d’un demi siècle de vie et de passions intellectuelles. Ce livre apparaît alors comme un ouvrage majeur d’historiographie contemporaine retraçant cinquante années d’un itinéraire intellectuel personnel, se confondant avec cinquante années d’histoire des idées en France.

De la khâgne à l’Académie.

Ces cinquante années se sont celles du jeune khâgneux à la prose complexe de la France des années 50 devenu l’académicien reconnu et respecté d’aujourd’hui. Cette évolution, dans le style et les idées, on la suit à travers cette compilation littéraire de l’itinéraire intellectuel de Pierre Nora. On est alors frappé par ses articles qui viennent constamment se confronter à la grande histoire et participer pleinement aux transformations majeures de la vie intellectuelle française de la fin du XXème siècle.

Profession éditeur

En tant qu’historien, journaliste, directeur de revue, et surtout éditeur, la vie publique de Pierre Nora a été faite de rencontres, de découvertes, et d’amitiés au cœur du débat intellectuel.
Cette vie publique, on la retrouve dans une large galerie de portraits que l’on peut diviser en deux temps : celui de la critique et celui de l’hommage. On suit tout d’abord, les découvertes et les interventions de Nora liées à son travail d’éditeur, reposant sur des choix forts, des partis pris intellectuels et politiques. Il participe notamment à la découverte en France de Léon Poliakov dont il publie Auschwitz dans sa collection Archives. Éditeur combattif et engagé, il défend ses choix, comme celui de publier le Journal de Drieu La Rochelle, et protège ses auteurs attaqués, tels Hannah Arendt pour Eichmann à Jérusalem ou bien Artur London et l’Aveu. Enfin, il n’hésite pas à porter la critique face à Bernard Henri-Lévy, « idéologue bien de chez nous » ou bien contre Perry Andeson l’attaquant dans le cadre d’une supposée « affaire Hobsbawn ».
Puis on lit avec émotion et un brin de spleen un ensemble de textes relevant les dettes intellectuelles de l’auteur liées notamment à son parcours d’historien. Il y rend un hommage mélancolique à des figures majeures, qu’il s’agisse de compagnons ou bien d’inspirateurs, comme Jacques Le Goff, René Rémond ou bien François Furet. Les articles des années 90 – 2000 font un retour, souvent forcé par le destin, sur des grands noms disparus de la vie intellectuelle française, comme ce très beau rappel de « nos années Michel Foucault », écrit à la mort de l’auteur de l’Histoire de la folie.
Ces amitiés et connexions se cristallisent dans une grande œuvre collective, centrale dans le travail d’auteur et d’éditeur de Nora, Les Lieux de mémoire. Ce travail est ici peu évoqué. Il s’agit d’un choix éditorial cohérent, privilégiant le regroupement d’une trentaine d’articles qui lui sont relatifs dans un volume autonome, Présent , nation, mémoire, publié dans la Bibliothèque des histoires.

L’homme du débat.

Née au début des années 80, créée par Pierre Nora, la revue Le Débat est au cœur d’Historien public. Quatre longs articles introductifs écrits chacun à dix ans d’intervalle font le point sur ce qu’est et ce que peut Le Débat.
Cette revue pose dès sa création la question de la place des intellectuels, se positionnant pour une « démocratie intellectuelle », permettant la rencontre et le débat. De ce projet de départ, Nora aboutit en 1990 à un constat victorieux, l’avènement de la « démocratie intellectuelle », dans un monde où disparaissait le modèle soviétique. Un tel foisonnement intellectuel victorieux ne se fait pas sans contrepartie et s’accompagne alors de la disparition des grandes ambitions théoriques des sciences humaines apparues dans les années 70. Dix ans plus tard, un autre constat, bien plus désabusé, est tiré par Pierre Nora : face à la technologie et la domination des médias, entrainant la transformation de la figure de l’intellectuel, il ne peut que constater l’inadéquation du Débat à son époque. Cependant, une lueur d’espoir brille dans le dernier texte de 2010, intitulé Continuer le Débat, invitation lancée à une vingtaine de jeunes chercheurs et intellectuels ayant composé un numéro spécial, publié pour le trentième anniversaire de la revue.
Mais le débat qu’affectionne Nora est également politique, face au pouvoir, et polémique, autour de la création de la Bibliothèque Nationale ou bien dans son combat pour la « liberté pour l’histoire ». Ainsi, face à la succession de lois relatives à l’histoire et la mémoire, votées dans les années 90 puis 2000, Pierre Nora, éditeur d’un Olivier Pétré-Grenouilleau contesté et menacé dans son travail sur les traites négrières, réclame une indépendance de l’historien face au politique. Esprit libre, il publie lettres et discours qui s’adressent le plus souvent aux puissants, leur refusant la capacité de dicter l’histoire et d’interdire aux historiens de faire leur travail et d’assumer leur rôle dans l’espace public.

Manuel d’historiographie.


Historien public
est donc un ouvrage historiographique remarquable, un outil de compréhension des évolutions de la science historique des années 1950 jusqu’à aujourd’hui. Il en traduit les enjeux, les débats et en présente les acteurs majeurs. Il rappelle l’émergence forte de l’histoire contemporaine et du temps présent. Enfin, il illustre et dénonce l’utilisation, voir l’instrumentalisation, de l’histoire par le pouvoir politique, allant de la maitrise des lieux de savoir jusqu’à celle plus radicale, des savoirs eux-mêmes.