L’historien moderniste français Denis CROUZET, né en 1953, auteur d’une récente biographie de Charles Quint, Empereur d’une Fin des temps, Odile Jacob, 2016, a accepté de diriger un ouvrage collectif d’historiographie militante consacré aux historiens d’Europe et aux historiens de l’Europe. Cet ouvrage reprend les communications présentées lors d’un colloque tenu du 25 au 28 février 2016 par une vingtaine d’historiens réunis dans le cadre des travaux du Labex EHNE « Ecrire une histoire nouvelle de l’Europe », et plus précisément de son axe 3 « L’humanisme européen ou la construction d’une Europe « pour soi », entre affirmation et crise identitaire ». Labellisé « Laboratoire d’excellence » par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en 2012, le projet EHNE a pour ambition de placer « l’école historique française » au cœur d’une historiographie européenne en construction. Prévu pour une durée de huit ans, le projet se décline en sept axes parmi lesquels figurent les publications attendues autour de l’axe 3, dont la mise en œuvre est confiée à l’UMR 8596 Centre Roland Mousnier de l’Université Paris IV. Il revenait au professeur Denis Crouzet, auteur d’une thèse d’Etat portant sur « La Violence en France au temps des Guerres de Religion, vers 1525 – vers 1610 », qu’il a soutenue à Paris IV, sous la direction de Pierre CHAUNU, en 1989, et qu’il publia sous le titre Les Guerriers de Dieu, Seyssel, 1990, directeur du centre Roland Mousnier, dont les travaux ont permis de définir une « culture de l’angoisse » qui transcende les clivages sociaux au XVIe siècle, de coordonner les recherches de l’axe 3 portant sur l’histoire culturelle, des représentations et des identités socio-culturelles.
A l’heure du « Brexit » et des nationalismes récurrents, l’historien moderniste prend acte dans son avant-propos d’une « crise idéologique subie par l’Europe actuelle ». Selon lui, cette crise résulte en partie d’un déficit d’historicité et d’historicisation, la lecture d’une histoire nationale restant prégnante dans les travaux des historiens dont Denis CROUZET s’efforce de démontrer les faiblesses à travers quatre types de publications (histoires générales de l’Europe, histoire de la conscience européenne, histoire de la construction européenne et de ses contingences, histoire de périodes déterminées ou de thèmes particuliers). D’où l’idée du présent ouvrage, visant à rassembler des figures d’historiens « ayant pensé par ou pour l’Europe ». Sont retenues 18 personnalités, rassemblées en deux groupes : les historiens ayant pensé et écrit en faisant de l’Europe un outil de réflexion agissant à la manière d’un catalyseur, puis les historiens ayant fait de l’Europe un objet d’histoire et « une substructure de l’imaginaire ». La démarche s’apparente à celle d’un précédent ouvrage coordonné par Véronique SALES, qui retenait 19 figures de « grands historiens » de Jules Michelet à Peter Brown .
La première partie de l’ouvrage présente donc les historiens ayant pensé et écrit par l’Europe.
Tout d’abord, George Macaulay Trevelyan, historien britannique né en 1876 à Stratford-upon-Avon et décédé en 1962 à Cambridge, « le plus grand historien anglais du XXe siècle » selon Jean-Pierre POUSSOU. L’historien anglais, pionnier de l’histoire sociale dans l’entre-deux-guerres, inaugure cette galerie de portraits par son admiration pour la culture italienne, dont il affirmait qu’elle avait influencé durablement l’Angleterre, de même que par sa passion pour les acteurs de l’unité italienne, Garibaldi et Manin. Trevelyan est un auteur représentatif d’une historiographie engagée et partisane, produisant des ouvrages militant pour la reconnaissance de la grandeur de l’Angleterre et du modèle libéral incarné par le parti whig.
Vient ensuite Aaron Gourevitch, historien médiéviste russe né en 1924 à Moscou et décédé en 2006 dans la même ville, présenté par Pavel OUVAROV. Le biographe, s’appuyant sur les écrits d’un historien féru d’« égo-histoire », fait une lecture cursive de la carrière de Gourevitch, historien russe qui n’écrivit jamais sur l’histoire russe. Gourevitch fit une thèse consacrée à La paysannerie du Sud-Ouest de l’Angleterre à l’époque pré-normande soutenue en 1950. Il trouva la consécration dans l’étude des sociétés scandinaves médiévales, soutenant en 1962 sa thèse d’Etat intitulée Essais sur l’Histoire sociale norvégienne du IXe au XIe siècle. Devenu professeur d’Université à 37 ans, Gourevitch démontra l’importance des pratiques culturelles dans les sociétés médiévales du monde germanique, ce qui le conduisit à privilégier l’étude des liens personnels et à reconnaitre l’originalité de l’espace européen médiéval. Dans ses derniers travaux, il s’efforça de démontrer que la naissance de l’individualisme est antérieure à la Renaissance.
John Bossy, historien britannique né en 1933 et décédé en 2015, est un spécialiste de l’histoire du Christianisme. Joseph BERGIN, décrit le parcours intellectuel de cet historien formé à Cambridge, dont l’œuvre offre deux volets. En premier lieu son étude du Catholicisme anglais de 1570 à 1850, enquête minutieuse de sociologie religieuse influencée par les travaux de l’école des Annales qui lui permit de soutenir sa thèse en 1961. En second lieu, une série d’articles dans Past and Present consacrés au Christianisme européen, et qui aboutirent à la publication de Christianity in the West, 1400-1700, en 1985. L’ouvrage oppose fortement deux périodes, celle de la religion tardo-médiévale dans laquelle les liens communautaires jouent un rôle central, et la période post-tridentine plus individualiste et sur laquelle l’historien porte un regard critique, en raison du passage d’un « christianisme de croyants à un christianisme de croyance ». Les derniers travaux de J. Bossy portèrent sur le devenir des mouvements de paix des Eglises au passage entre ces deux formes de religion.
Ernst Kantorowicz, historien allemand naturalisé américain, né en 1895 à Poznan, décédé en 1963 à Princeton NJ, est étudié par Gérald CHAIX. Issu d’une famille bourgeoise juive, imprégné d’un nationalisme exacerbé, Kantorowicz imagine un Moyen-Âge idéalisé et rêve d’un empire universel pouvant redonner sens à l’histoire allemande après la défaite de 1918 en publiant L’Empereur Frédéric II en 1927. Le succès remporté par l’ouvrage fit de lui un professeur d’université, mais l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 bouleversa tous ses projets. Contraint à l’exil, il arriva aux Etats-Unis en 1939, y dénonça la « chasse aux sorcières » en 1949, avant d’enseigner à Princeton. Gérald CHAIX fait l’analyse des œuvres de l’historien, en soulignant l’importance de l’ouvrage Les Deux Corps du Roi, Essai sur la Théologie politique au Moyen Âge, publié en 1957, affirmant la corporalité du pouvoir politique dans un travail érudit rompant avec les analyses classiques.
Thomas MAISSEN a choisi de présenter l’œuvre de Reinhart Koselleck, historien allemand né en 1923, décédé en 2006, un des plus brillants représentants de l’histoire conceptuelle, terme forgé par F. Hegel. Engagé à 18 ans dans la Wehrmacht, il devient étudiant à Heidelberg de 1947 à 1953, lecteur de Martin HEIDEGGER. Explorant la Prusse des années 1791 à 1848, il découvre un changement sémantique dans le droit prussien conduisant d’une société d’ordres à une société de citoyens. Dans sa thèse, Critique et crise, il devient l’historien de la « guerre civile européenne » dont il pense trouver les origines dans la philosophie des Lumières. Devenu professeur à Bochum, Bielefeld, Heidelberg, il resta méfiant à l’égard de la vie politique. Dans ses dernières années il donna une place importante à la commémoration des morts comme source historiographique.
Hugh Trevor-Roper, historien britannique né en 1914 et décédé en 2003, est présenté par Jean-François DUNYACH. Professeur à Oxford de 1957 à 1980, H. Trevor-Roper se distingue par sa production historiographique comme par la diversité de ses centres d’intérêts qui ne se limitaient pas à l’époque moderne, mais concernaient aussi le nazisme, jusqu’au faux-pas qu’il commit en authentifiant les faux carnets d’Hitler. Mais l’essentiel est ici sa contribution à l’étude de la crise de l’Europe au XVIIe siècle, dans une réflexion amorcée dans la revue Past and Present dès 1959, dans le prolongement des travaux d’E. HOBSBAWM. H. Trevor-Roper y voit une crise globale, matrice des révolutions politiques, sociales et culturelles ultérieures.
Jean-Claude MAIRE VIGUEUR a choisi d’analyser l’œuvre de Robert Sabatino Lopez, historien italo-américain né à Gênes en 1910, décédé à New Haven en 1986. Contraint de se réfugier aux Etats-Unis en 1938, il fut un pionnier de l’histoire économique et sociale de l’Europe médiévale. Robert S. Lopez figure dans cette galerie de portraits pour avoir publié Naissance de l’Europe en 1962 à la demande de L. Febvre. Mais l’auteur y adopte une démarche comparatiste qui évite l’européocentrisme. Couvrant la période du IVe au XIIIe siècle, l’ouvrage innove en écartant les thèses classiques des origines romaines, chrétiennes ou carolingiennes de l’Europe, sans échapper cependant à une tendance téléologique fragilisant la démonstration. Le livre mérite surtout l’attention pour l’importance que l’auteur accorde aux échanges commerciaux dans l’émergence d’une société marchande individualiste entre le Xe et le XIIIe siècle.
Pour clore cette galerie de portraits, Denis CROUZET a choisi Fernand Braudel, historien moderniste français né en 1902, décédé en 1985, déjà l’objet de nombreuses études historiographiques , mais qui ne manifesta jamais d’affection pour l’Europe. F. Braudel concevait l’Europe comme un « destin d’ensemble » qu’il aborde avec pessimisme dès lors qu’il s’agit d’évoquer une Europe politique. L’auteur de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ne voit dans l’Europe qu’un prolongement de la « grande Méditerranée », « une fin de monde ». Cependant, D. Crouzet insiste sur le caractère eurocentré de la Méditerranée braudélienne. L’unité affirmée du monde méditerranéen serait donc l’image inversée d’une Europe « confuse » et désunie. L’auteur de Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe – XVIIIe siècle semble être passé de l’Europe « confuse » à l’Europe révélée en lui attribuant une centralité heuristique, une capacité au « changement » faisant défaut aux autres continents. Le basculement vers le Nord d’une Europe devenue monopolaire se produit entre 1600 et 1640. La démarche empirique de F. Braudel le conduit finalement à faire l’apologie d’une « Europe universelle » devenue le sens de l’Histoire, et dont « le mot de liberté est le mot clef ».
La seconde partie de l’ouvrage présente donc les historiens ayant pensé et écrit pour l’Europe.
Jean-Baptiste DELZANT présente L’Automne du Moyen-Âge de Johan Huizinga, historien médiéviste néerlandais né en 1872 et décédé en 1945. Publié en 1919, cet essai majeur traduit les préoccupations de l’auteur pour qui l’Europe était une entité globale dont il ne définit pas clairement les contours mais dont l’unité culturelle est affirmée à travers les exemples français et bourguignon. L’auteur dénonça par la suite, dans une série de conférences, les nationalismes qui menaçaient selon lui cette unité. Procédant par comparaison et juxtaposition, J. Huizinga révèle dans son œuvre une attention particulière donnée aux valeurs et aux croyances permettant de dessiner le portrait de l’Europe à un tournant essentiel de son histoire.
Marc BOONE et Sarah KEYMEULEN ont choisi d’aborder l’œuvre d’Henri Pirenne, historien médiéviste belge né en 1862, décédé en 1935, à travers l’étude d’un livre posthume de l’auteur, son Histoire de l’Europe publiée par son fils Jacques en 1936. Professeur à l’université de Gand, H. Pirenne avait été arrêté par l’occupant allemand en 1916, et c’est dans le contexte de sa relégation en Thuringe qu’il commença la rédaction de l’ouvrage. Formé à Liège, disciple de Godefroid KURTH, il soutint en 1883 une thèse intitulée Histoire de la Constitution de la ville de Dinant au MA. La guerre et l’occupation allemande ébranlent les convictions d’un humaniste libéral qui s’est toujours défié du nationalisme. Dans l’ouvrage étudié ici, H. Pirenne étudie l’Europe comme une communauté dynamique, née aux temps carolingiens de l’alliance entre l’Eglise et l’Etat qui avait permis d’acculturer les peuples barbares, et dont il suit la destinée jusqu’à la Renaissance. Historien belge patriote, H. Pirenne ne fut pas moins internationaliste et pacifiste.
Francisco BETHENCOURT présente l’œuvre majeure de Norbert Elias, sociologue allemand né en 1897 à Breslau et décédé en 1990 à Amsterdam, Sur le Processus de Civilisation, ouvrage publié en 1939 mais qui ne fut vraiment reconnu que trente ans plus tard et continue depuis de faire l’objet d’analyses passionnées . Né dans la communauté juive de Breslau, N. Elias suivit des études de philosophie, mais il fut contraint à l’exil dès 1933 et s’installa à Londres en 1935. Il fallut donc attendre l’année 1969 pour que N. Elias obtienne la reconnaissance de ses pairs, à l’âge de 72 ans, peu avant son installation à Amsterdam en 1978. Le premier volume du Processus de Civilisation distingue les concepts de « culture » et « civilisation » en Allemagne et en France, tandis que le second volume analyse la « sociogenèse de l’Etat ». N. Elias y décrit le processus par lequel le développement des structures étatiques modernes façonne les conduites individuelles par une série de contraintes physiques et morales imposant « les bonnes manières ». F. Béthencourt décrit l’élargissement des domaines étudiés par N. Elias dans les vingt dernières années de sa vie, constituant un apport précieux à la sociologie comme à l’histoire. L’analyse s’achève par les critiques et les éloges (Bourdieu notamment) à l’égard d’une œuvre majeure et toujours vivante.
Claire DOLAN livre une notice consacrée à la place de l’Europe dans l’œuvre d’Henri Hauser, historien et économiste français né en 1866 et décédé en 1946. Dans un article publié en 1916, H. Hauser s’interroge sur le « principe des nationalités » dont il montre la fragilité. L’auteur y affirme son attachement à la conception française du « libre consentement des populations ». Dans La Prépondérance espagnole, ouvrage publié en 1933 et couvrant la période 1559 à 1660, H. Hauser semble confondre Europe, monde chrétien et Occident en décrivant la rivalité entre les puissances européennes et l’émergence de la puissance française. Dans La Paix économique paru en 1934, H. Hauser voit dans l’Europe de son temps un reflet de celle du XVIIe siècle.
Federico Chabod, historien italien né en 1901 à Aoste et décédé en 1960 à Rome, fait l’objet d’une étude par Guido CASTELNUOVO. Le prestige de celui qui fut le dirigeant de l’Istituto Croce de 1947 à 1960 en fait une figure marquante de l’historiographie européenne. Lecteur de Machiavel, F. Chabod en fit un modèle pour son propre engagement politique au sein de la mouvance libérale. Militant pour l’autonomie du Valais, il ne rejetait pas pour autant la souveraineté de l’Etat italien. Il rejoignit la Résistance en 1944 et devint un garant de la continuité intellectuelle dans l’Italie libérée. L’étude s’achève par son Histoire de l’idée d’Europe, ouvrage posthume publié en 1961, composé des cours qu’il donna à Milan en 1943-44 et à Rome en 1947-48 puis 1958-59, et dans lequel s’affirme la mise en œuvre d’une conscience européenne.
Bertrand MÜLLER nous livre une analyse de la pensée de Lucien Febvre, historien moderniste français né en 1878, décédé en 1956, Le fondateur des Annales livre dans cette revue en 1948 son analyse du concept de civilisation européenne, et y fait référence à une série de conférences qu’il prononça à Genève en 1940 sur ce thème. Il donna un cours au Collège de France intitulé « L’Europe et le mythe du bon Européen » reprenant le thème de civilisation européenne en 1944-45. Il y affirme l’unité historique de l’Europe. Née de l’effondrement de l’Empire romain, l’Europe se constitue au temps de l’Empire carolingien et trouve son unité dans le Christianisme. L’essor économique du XIe au XIIIe siècles cimente cette civilisation européenne qui s’épanouit du XVIe au XVIIIe siècle. L. Febvre affirme que les nations, avec la Révolution française, ont joué contre l’Europe (un drame, un naufrage), conduisant selon lui à faire de l’Europe « un cadavre » au sortir de la Grande Guerre. Dans sa conclusion, l’historien appelait à constituer la « République européenne » et la « nation européenne ». Peut-on dire pour autant que L. Febvre est un historien de l’Europe ? Certains de ses thèmes de recherche incitent à le penser, qui inscrivent la question européenne dans une perspective mondiale.
Éric J. Hobsbawm, historien britannique né en 1917 à Alexandrie et décédé en 2012 à Londres, fait l’objet d’une étude par Mark GREENGRASS. L’auteur de cette notice montre l’importance de l’œuvre de cet historien prolifique et engagé, dont la puissance vient de l’imbrication entre sa réflexion historique et son engagement politique. Issu d’une famille juive, ayant vécu à Vienne, à Berlin et à Londres, il étudia à Cambridge. Au cours du séjour berlinois, il adhère au mouvement communiste, expérience personnelle qui a beaucoup compté dans son analyse de l’histoire et qui lui a valu d’être surveillé par le MI5 après son adhésion au PC britannique en 1936. Historien marxiste, E. Hobsbawm contribue à la création de la revue Past and Present en 1952. Du marxisme, il conserve le souci de faire une histoire globale, structurée, l’idée de progrès. Il analyse la crise générale de l’économie européenne au XVIIe siècle en 1954, mais se défie du « tournant culturel » des années 1970. Dans L’Ere des Révolutions, il définit la notion de « double révolution » en Europe. L’âge des extrêmes, le court vingtième siècle, 1914-1991, dernier volume de son histoire des XIXe et XXe siècles, connait un succès mondial. Historien du « village global », E. Hobsbawm ne pouvait se limiter à une histoire européenne de l’Europe.
Yann RODIER brosse le portrait de Pierre Chaunu, historien moderniste français né en 1923, décédé en 2009, professeur à Caen puis à la Sorbonne, il consacre sa thèse à « Séville et l’Atlantique, 1504-1680 » (soutenue en 1960 à Paris). Elève d’Ernest Labrousse et de Fernand Braudel, il est le promoteur de l’ « l’histoire quantitative » et de « l’histoire sérielle ». Y. Rodier distingue trois directions majeures dans l’œuvre de P. Chaunu. C’est tout d’abord un historien de l’expansion européenne à travers l’étude des relations entre l’Europe et l’espace ibéro-américain, témoin de l’européanisation du monde, ce qui conduit P. Chaunu à privilégier la démographie historique que ce soit pour comprendre les effets de la colonisation ou l’expansion européenne médiévale et moderne, ou pour comprendre le phénomène de la croissance continue d’une Europe qui parvient à distancer les autres continents . P. Chaunu est ensuite un historien des Réformes et des révolutions d’une Europe chrétienne conçue comme un monde plein dès le XIIIe siècle et traversée par les guerres de Religion. Enfin, P. Chaunu est un historien visionnaire prophétisant les dangers de la « décadence » européenne contemporaine.
Jean-Baptiste Duroselle, historien français né en 1917 et décédé en 1994 fait l’objet d’une notice de Laurence BADEL. Après de brillantes études supérieures (ENS, Agrégation d’Histoire-Géographie) il devint assistant à la Sorbonne en 1945 auprès de Pierre Renouvin, auquel il succéda en 1964. Spécialiste de l’histoire des relations internationales, il fut un militant de la construction européenne dans une vision atlantiste. L. Badel s’interroge sur les motivations de cette orientation atlantiste, et elle y voit à la fois une action volontariste de la part des Etats-Unis à travers des fondations visant à développer en Europe les recherches en sciences sociales, une perméabilité facilitée par les échanges réalisés depuis un demi-siècle avec des chercheurs de culture germanique. J.B. Duroselle, professeur à l’université de Sarre entre 1950 et 1957, puis détaché à la fondation nationale des sciences politiques de 1958 à 1964, eut l’occasion de tisser des liens étroits avec des acteurs du mouvement atlantiste, tel Arnold Wolfers. L’histoire de l’Europe de J.B. Duroselle est le reflet de son expérience, décloisonnée, portant aussi sur l’actualité. L’ouvrage le plus représentatif, L’Idée d’Europe dans l’Histoire, est publié en 1965 avec une préface de Jean Monnet. Ce dernier fit appel à J.B. Duroselle pour l’aider à écrire ses Mémoires, parues en 1976. Dans les années 1980, J.B. Duroselle bénéficie du soutien de la Commission européenne et oriente ses travaux vers la mise en valeur d’une identité européenne. L’Europe, Histoire de ses peuples, paru en 1990 en est l’illustration, offrant une vision téléologique de l’histoire du continent.
Jacques CHIFFOLEAU consacre la 18e notice à Jacques Le Goff, historien médiéviste français né en 1924 et décédé en 2014, qui s’efforça de promouvoir une véritable anthropologie historique et culturelle de l’Europe médiévale. Influencé par le contexte de la guerre froide, par le structuralisme, et par les difficultés d’une Europe élargie, il est devenu un historien militant pour la construction européenne. J. Le Goff influencé par la guerre froide : il découvrit l’Europe par ses voyages de 1947 à la fin des années 1960, et surtout la Pologne où il rencontra son épouse Hanka, alors qu’il venait d’entrer à la VIe section de l’EPHE en 1959. De ce fait, J. Le Goff tourne le dos à la Méditerranée où il est né (Toulon). J. Le Goff influencé par le structuralisme : La Civilisation de l’Occident médiéval qu’il publie en 1964 marque les débuts d’une démarche d’anthropologie historique dans une Europe sans frontières mais limitée à l’Occident chrétien et à valorisant la période XIe au XIIIe siècle. Travail thématique dont les ouvrages ultérieurs ne sont que le prolongement. La Naissance du Purgatoire, publié en 1981, est un essai d’anthropologie du Christianisme portant sur la longue durée et sur l’ensemble de l’Occident médiéval. J. Le Goff influencé par les difficultés d’une Europe élargie : dirigeant la collection Faire l’Europe, entré à l’Academia Europea, J. Le Goff milite pour l’élargissement européen après la chute du Mur de Berlin, adoptant une analyse évolutionniste de l’histoire européenne qu’il avait autrefois repoussée, pour aboutir à la formation d’une « mémoire commune » européenne dont il exclut le monde musulman balkanique dans une perspective restée « pirennienne ».
Ainsi les travaux du colloque de la Villa Finaly nous permettent de mieux connaître les parcours divers et complexes d’historiens « européens », à travers des communications toujours documentées et parfois rédigées par des proches ayant su garder la distance nécessaire pour une analyse sereine et objective. Ces travaux révèlent « des historiens dans l’histoire » dont les productions sont aussi le reflet de leur temps. Pour autant, ces travaux nous permettent-ils de mieux cerner les contours et l’originalité de l’histoire européenne ? Ici apparaissent les limites de l’exercice consistant à faire une galerie de portraits de « grands historiens ». Que de noms en sont absents ! Denis Crouzet le reconnait dans son avant-propos, en citant Georges Duby, Benedetto Croce ou Marc Bloch. Nous pourrions y ajouter Charles-Olivier Carbonell, décédé le 2 janvier 2013 à Calvisson, dont les travaux et les contacts ont indiscutablement une dimension européenne, aboutissant à la publication d’Une histoire européenne de l’Europe en deux volumes en 1999. Que dire aussi d’un ouvrage voulant offrir des repères intellectuels pour la construction européenne et montrant l’importance de l’historiographie anglo-saxonne et le rôle important joué par les Etats-Unis. Cependant, ce recueil nous donne à voir et à comprendre, comme le souligne Lucien Bély dans la conclusion, que « l’Europe aime l’histoire » même si « elle a bien des difficultés à écrire la sienne ».
Georges De Nicola agrégé d’histoire