Cr de Yannick Le Marec

Malgré son titre qui semble privilégier la Bretagne, le livre de Luc Capdevila a une portée beaucoup plus large et devrait attirer l’attention de l’ensemble des collègues. Il s’intéresse en effet à un aspect peu étudié jusqu’à présent de la Seconde Guerre Mondiale, les derniers jours de l’Occupation, la Libération et l’Epuration, c’est-à-dire une période assez courte qui va des premiers jours d’août 1944 à l’été 1945. Le sous-titre est important pour comprendre l’objectif de l’ouvrage. Il ne s’agit pas d’une histoire militaire ou politique mais d’une tentative pour expliquer les violences de natures différentes qui marquent la fin de l’Occupation et la Libération. On connaît assez bien celles des Allemands et des miliciens français qui se déchaînent dans la torture et les exécutions. Il est pourtant une autre violence, celles des résistants des maquis parfois emmenés par des membres des SAS britanniques, des groupes FFI et FTP lancés dans une épuration pas toujours contrôlée. Tontes des femmes, agressions, vols à mains armés, homicides et tentatives d’homicides sont suffisamment nombreux en Bretagne pour mériter une étude sur les motivations et les réactions des populations. L’importance du livre figure dans le soin apporté à la caractérisation de ces violences et dans une proposition de périodisation qui en finissent avec une vision simpliste de la Libération. Luc Capdevila discute de la notion de  » guerre civile « , vérifie l’intérêt d’une autre notion, celle de  » culture de la violence de guerre  » que les historiens de la Première Guerre Mondiale ont construit, et distingue une  » épuration de résistance  » d’une  » épuration de voisinage « .

Dans une région qui statistiquement n’apparaît pas plus violente que d’autres, l’auteur remarque des lieux où la violence s’exerce davantage. C’est notamment le cas des Côtes-du-Nord (actuelles Côtes d’Armor). Cependant, dans les quatre départements on observe le même phénomène, le passage d’une violence ouverte et publique à une violence clandestine qui s’affaiblit mais qui est ravivée au retour des déportés.
Les premières violences sont des démonstrations de force de la Résistance FFI et FTP. Elles s’affirment donc ouvertement contre ceux qui sont désignés comme des  » collaborateurs « , des profiteurs du  » marché noir  » et surtout les femmes accusées de  » collaboration sentimentale ». Luc Capdevila consacre deux chapitres à cette dernière forme d’épuration pour essayer de comprendre l’attitude spécifique adoptée à la Libération vis-à-vis des femmes. C’est une violence sexuée – la tonte s’inscrit dans une histoire du marquage des femmes – qui s’exerce contre celles qui cumulent les  » éléments constitutifs de l’antithèse de l’identité nationale au lendemain de l’Occupation  » : plaisir du sexe, abondance de la nourriture, permanence de la fête. Dans l’imaginaire social de la Libération, ces représentations collectives s’inscrivent dans le processus historique du déclin de la France commencé sous la Troisième république et que Vichy n’a fait qu’accentuer. La souillure, omniprésente et représentée par la femme ayant eu des relations sexuelles avec l’occupant, réclame des mesures d’hygiène sociale. La tonte est une réponse. Cette mesure s’accompagne souvent d’une interdiction de résidence dans le département proclamée par le préfet. C’est aussi une mesure de  » prophylaxie sociale  » et dans les représentations de l’heure, c’est à ce prix que la France pourra se régénérer. Au moment où les femmes rejoignent le corps électoral, il semble essentiel d’en exclure celles qui ont trahi.  » Les tontes furent un phénomène de masse  » écrit l’auteur qui note aussi que, d’une manière générale, la répression est forte à l’égard des femmes. Dans le Morbihan, 60% des accusés traduits devant une Cour de justice ou une Chambre civique furent des femmes, la densité étant plus forte sur le littoral où les Allemands étaient davantage concentrés.

Parmi les violences de la Libération, Luc Capdevila distingue celles légitimées par les nouveaux pouvoirs qui laissent faire même si quelques individualités tentent rapidement de les circonscrire – à ce propos, les violences perdront de leur intensité avec l’encasernement des FFI – des violence impulsées par les voisinages. Parfois dictées par des querelles privées, elles ne peuvent exister en dehors d’un système de représentations collectives très structurées où l’image du  » collaborateur  » et celle du  » bon Français  » s’opposent de manière claire. La France prend alors l’image d’une nation patriote composée de résistants courageux et peu nombreux et d’un peuple resté digne et qui souffre. Cette idée de la souffrance est essentielle pour désigner les  » collabos  » comme tous ceux qui ont cherché à vivre en dehors de la guerre, profitant de toutes les possibilités offertes par l’Occupation.

Cependant, dans ce court moment qui suit la Libération, les esprits ne sont pas seulement à la vengeance. D’ailleurs, et c’est une des analyses importantes de ce livre qui travaille dans la finesse, l’image de la Résistance est loin d’être monolithique. Les communautés locales établissent une distinction entre une  » Résistance vraie « , authentique, de la première heure, souvent éloignée et clandestine, d’une  » Résistance fausse « , du mois de septembre et surtout locale. Cette dernière peut être vue comme porteuse de risques. L’épuration de voisinage est en effet souvent le fait de cette seconde résistance mais ce n’est pas la seule raison qui rend méfiantes certaines communautés locales. La guerre n’a pas effacé les anciennes structures de sociabilités et les fractures qui pouvaient les parcourir rejouent à la Libération.

Une autre violence se développe dans l’hiver 1944/1945. C’est une violence clandestine, née de la frustration d’une épuration qui se fait attendre ou qui est jugée trop molle. Elle se traduit par des attentats à l’explosif, des meurtres ou des tentatives de meurtres. Elle s’étiole dans les mois qui suivent mais est ravivée par l’arrivée des prisonniers et des déportés. Au printemps 1945, une nouvelle violence s’exprime au nom d’une solidarité avec les déportés. Des représailles sont exercées contre les  » collabos  » qui ont échappé à l’Epuration ou qui sont revenus après une courte période d’internement. Mais progressivement, les exactions diminuent même si la violence exercée contre les  » collaborateurs notoires  » reste légitime pour une grande partie de l’opinion. C’est d’ailleurs l’exercice possible de cette violence et l’existence d’une image simplifiée de la nation qui va permettre la recomposition des sociétés locales.

La construction d’une mémoire et l’identification rapide de lieux de mémoire ont contribué à renforcer cette tendance. Ces lieux de mémoire sont en effet dispersés dans les zones d’affrontement des maquis, des fusillades. Petits édifices, pierres tombales à coût réduit, ils doivent d’abord permettre au deuil familial de s’effectuer mais ils sont aussi la mémoire de la libération locale et rendent de ce fait possible le rassemblement des communautés autour de leurs martyrs. Comme le note Luc Capdevila, cette première génération de mobilier mnémonique et les commémorations qu’elle entraîne privilégie le temps court héroïque de la Libération et écrase les quatre années humiliantes de la guerre et de l’occupation. C’est plus tard que les autorités et les associations élèveront des monuments plus importants à la mémoire des héros nationaux de la Résistance, aux soldats de 1939-1940 et aux déportés.

En définitive, en étudiant de près les représentations collectives et l’imaginaire de la société dans ce temps court de la Libération, le livre de Luc Capdevila montre l’importance du local, du voisinage dans l’explication des violences comme dans la recomposition du corps social. Il met aussi en évidence le besoin d’apaisement après les meurtrissures de la guerre. Finalement, dans les règlements de compte qui s’effectuent, on constate que Vichy compte beaucoup moins que l’occupant et les collaborateurs. La construction de cette amnésie peut alors s’effectuer dans ce processus qui conduit à privilégier la volonté de vivre ensemble, dans un « cadre républicain tolérant où les idéologies autoritaires d’exclusion et d’affrontement ont perdu provisoirement leur emprise ».

Par Yannick Le Marec
IUFM des Pays de la Loire – Nantes

Décembre 1999.