James Scott est un politiste états-unien professeur émérite d’anthropologie à l’université de Yale. Auteur de plusieurs ouvrages remarqués il développe une réflexion sur la thématique du pouvoir tel qu’il s’incarne dans l’Etat et les façons dont les hommes peuvent, tentent de, s’y soustraire.

Son intérêt pour les phénomènes de résistance au pouvoir le rattache, aux côtés d’anthropologues non moins connus tels que Pierre Clastres, David Graeber, Marshall Sahlins, l’archéologue David Wengrow, etc. , au courant de l’anthropologie dite anarchiste. Né en 1936 James Scott comme certains de ses coreligionnaires affirme sa pensée tant intellectuellement que par ses prises de position militantes notamment contre la guerre du Vietnam. Il a travaillé essentiellement en Asie du sud-est. Il y a observé les rapports des populations au pouvoir de l’Etat et leurs formes de résistances à ce pouvoir. Après son ouvrage « Petit éloge de l’anarchisme », son livre « Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné » paru en 2013 dans sa traduction française évoque La Zomia, une zone géographique de montagne aux frontières de plusieurs états d’Asie : Le Vietnam, le Laos, la Thaïlande, l’Inde et la Chine du sud. Selon la thèse de J. Scott, dans cette région, les différents groupes ethniques se sont dérobés aux injonctions des Etats en conservant ,notamment, une culture orale au détriment de l’écriture.

Dans son livre « Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États » paru en 2019 dans sa version française, et réédité en poche il y a deux ans, J. Scott développe plusieurs idées. Selon son préfacier l’archéologue Jean-Paul Demoule, l’anthropologue américain entend résoudre deux énigmes qui : « parcourent la trajectoire de l’humanité. » La première concerne l’origine de l’agriculture « qui a transformé de petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades en villageois sédentaires à la démographie galopante. » La seconde, est : « l’apparition, quelques millénaires plus tard, des Etats centralisés. »

James Scott s’interroge donc sur l’inéluctabilité de ces deux « révolutions » la révolution Néolithique et la révolution urbaine et sur leurs modalités d’émergence. Pour expliquer ce dernier point, l’originalité de son propos est d’insister sur le temps long. « Il faut imaginer au contraire, comme il le suggère, des expérimentations étalées sur des siècles, sinon des millénaires, ponctués d’échecs de retour en arrière… » A la lumière de cette approche, qui relève de la démarche historique, la notion de domestication est également interrogée. La Mésopotamie est revue comme n’étant pas le lieu le plus ancien où serait apparue l’agriculture. « Celle-ci s’est d’abord limitée au Levant, entre le sud de la Turquie actuelle et le nord de l’Egypte. »

Autre idée communément admise que J. Scott réfute, celle d’un lien de cause à effet entre la présence de milieux riches en ressources naturelles et propres à la sédentarité et une évolution immanquable des sociétés de chasseurs-cueilleurs vers l’agriculture. Il existe des chasseurs-cueilleurs qui le sont restés tout en étant sédentaires et sans faire le choix de l’agriculture. « Faute de nécessité à le faire. »

L’apparition de ce que l’anthropologue désigne comme la domus, regroupant en un même lieu, hommes, animaux et végétaux et le rassemblement de plusieurs structures sociales de ce type, marquent, selon lui, « le début des ennuis. » La propagation des maladies, les troubles musculosquelettiques (TMS) liés au travail de la terre, l’accumulation des céréales dans une logique comptable et fiscale dans le cadre de formation étatique sont des manifestations corollaires de toutes ces évolutions.

En déconstruisant le récit bien connu d’une irrémédiable marche vers l’Etat depuis la révolution néolithique et en nous montrant le revers de la médaille de cette construction étatique, James Scott fait œuvre anarchiste. Il s’en revendique d’ailleurs ouvertement lorsque dans la préface de « L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire », son dernier ouvrage traduit en français, il écrit : « Il me faut ici également reconnaître ma dette envers certains auteurs anarchistes (Kropotkine, Bakounine, Malatesta, Proudhon) qui ont inlassablement insisté sur le rôle du mutualisme à l’encontre des tentatives de création de l’ordre social par le biais de coordinations hiérarchiques et imposées. » Le point de départ de sa réflexion développée dans ce dernier opus est sa volonté de comprendre « Pourquoi l’Etat a toujours semblé être l’ennemi de […] ‘ceux qui ne tiennent pas en place’… » Selon J. Scott les entreprises de sédentarisation sont des « tentatives de la part des Etats de rendre la société plus lisible. » Un ensemble de stratégies, de règles et de démarches concourent à cette entreprise de rationalisation. Scott cite pêle-mêle : « La standardisation des unités de poids et mesure, l’établissement de cadastres et de registre de population… »

L’Etat procède ainsi à « un ordonnancement administratif de la nature et de la société » par l’application d’une idéologie que le politologue qualifie de « Haut-moderniste » et selon laquelle « il serait toujours possible d’accroitre les progrès techniques et scientifiques, l’expansion de la production, la satisfaction grandissantes des besoins humains, la maîtrise de la nature (et de la nature humaine) … » Selon Scott cette idéologie trouve son origine dans le monde occidental.

Dans l’introduction de son ouvrage, intitulée : « Un récit en lambeaux : ce que je ne savais pas », James Scott interroge d’emblée l’Etat. Il analyse ce dernier comme écrit-il, « un complexe écologique et social », caractérisé par la présence de communautés sédentaires, densément peuplées, exploitant une poignée d’espèces de céréales et un cheptel domestiqué. Son introduction questionne ce complexe « à base fondamentalement agraire » -apparu assez récemment dans l’histoire d’Homo sapiens sapiens-dans son origine, sa structure et ses conséquences.

Ce faisant l’auteur réfute la vision communément admise de la formation de l’Etat comme : « symbole de progrès , de civilisation et d’ordre public et comme la source d’avancées majeures en matière de santé et de temps libre ». Son argumentation s’appuie sur sa propre interprétation des nouvelles connaissances archéologiques et ethnographiques des deux dernières décennies. C’est ainsi que Scott livre sa propre analyse des débuts de l’Anthropocène, défini comme « une nouvelle ère géologique au cours de laquelle l’activité humaine a affecté de façon décisive l’écologie et l’atmosphère de la planète ». Il propose un point de départ plus éloigné dans le temps que les postulats connus tels que les premiers essais nucléaires ou encore la révolution industrielle. Pour lui , il faut remonter à l’utilisation du feu, soit, il y a au moins 400 000 ans. En effet, c’est selon lui : « Le premier grand outil auquel ont recouru les hominidés afin d’aménager le territoire, ou plutôt de construire leur habitat…Longtemps avant l’arrivée d’Homo sapiens ». Pour l’auteur , « L’apparition, il y a environ douze mille ans de la sédentarité , de l’agriculture et de l’élevage marquent un nouveau saut qualitatif dans la transformation du paysage par les humains ». C’est ainsi qu’il distingue deux phases de l’Anthropocène, « un Anthropocène faible » d’un « Anthropocène fort », plus explosif et plus récent.

Dans cette introduction l’auteur rend un hommage à l’histoire qui ne manquera pas d’émouvoir toute personne formée à cette discipline. James Scott écrit : « Au meilleur de ses capacités, l’histoire est à mon avis la discipline la plus subversive parce qu’elle nous révèle comment les choses que nous tenons pour évidentes sont réellement advenues ». Il rappelle le rôle de l’école des Annales dans la conception d’une « histoire profonde », une histoire de la longue durée à laquelle il entend se rattacher tout en la dépassant. En effet, pour Scott « l’histoire profonde » dans son approche contemporaine a pour but d’embrasser une « histoire de l’espèce ». C’est à cette démarche que l’anthropologue s’identifie. C’est ainsi qu’il déconstruit tour à tour plusieurs idées reçues : Le mythe d’une évolution inéluctable, téléologique même, vers l’avènement de l’Etat comme organisation politique stratifiée et centralisée des sociétés ; la vision de chasseurs-cueilleurs devenus agriculteurs pour échapper à la famine, la sédentarisation et la domestication d’espèces végétales et animales comme d’incontournables préalables à l’apparition de l’Etat. « C’était un récit de l’  « essor de l’humanité » : l’agriculture venait se substituer au monde barbare, sauvage, primitif, brutal et sans loi des chasseurs-cueilleurs et des nomades… » écrit James Scott. Selon lui, « une grande quantité d’indices montrent que les peuples nomades ont partout opposé une résistance farouche à la sédentarisation permanente… » Plus loin il souligne que : « La majeure partie du « récit standard » a dû être abandonné face à l’accumulation des preuves archéologiques ». En conséquence, il propose de « Remettre l’Etat à sa juste place » et de questionner sa place et son rôle, omniprésents et présentés comme nécessaires dans l’histoire humaine. Un biais encore plus prononcé, selon lui, avec l’émergence de l’écriture. Car, il le rappelle : « Les documents écrits sont invariablement produits par et pour l’Etat… »

 « La domestication du feu, des plantes, des animaux et de nous-mêmes »

Pour Scott : « On a de bonnes raisons de penser que l’utilisation du feu constitue le moment décisif dans la transformation du destin des hominidés. » Grace au feu l’homme a façonné son environnement naturel. Très pertinemment, J.Scott souligne que le feu ne peut-être qualifié d’outil car « le feu est doué d’une vie propre ». Selon lui, le feu est un élément « semi-domestiqué ». Il date l’utilisation des premiers feux d’origine anthropique à au moins quatre-cent mille ans. Scott fait d’ailleurs remarquer l’absence du feu comme architecte paysagiste dans les récits historiques. « En tant que monopole d’une seule espèce et atout universel, le feu est la clé initiale de l’influence croissante de l’humanité sur le monde naturel. » L’auteur détaille le rôle du feu dans la concentration démographique par le biais de la cuisson et comment il a fait évoluer notre bol alimentaire. A propos du feu, Scott conclut cette partie en lui attribuant une bonne part de notre succès en tant qu’espèce envahissante.

Toujours dans ce premier chapitre L’anthropologue réfute « le récit civilisationnel standard » dont , écrit-il : « l’axe central est la domestication des céréales en tant que précondition fondamentale de la sédentarisation permanente, et donc des agglomérations urbaines et de la civilisation. » Selon Scott, la sédentarité est largement antérieure à la domestication des céréales et du bétail. En conséquence, elle n’est pas l’incontournable prérequis de la formation étatique. Par ailleurs , « les premiers grands établissements sédentaires sont apparus en zones humides, pas en milieux arides. » Ce qui contredit le récit traditionnel « selon lequel la civilisation aurait émergé grâce à l’irrigation de terres arides… »

 « Le complexe de la domus et le réaménagement du monde naturel »

Ce second chapitre change la focale du processus de domestication. Cette dernière selon Scott, « doit être redéfinie sur une base beaucoup plus large que celles de l’agriculture et de l’élevage. » En effet depuis l’aube de l’humanité , l’homme, selon l’anthropologue, s’est employé à domestiquer la totalité de son environnement. L’hominidé ne s’est donc pas limité à un nombre restreint d’espèces. « Il apparait clairement qu’à l’échelle de la longue durée, une grande partie du monde naturel a té façonnée par l’activité humaine… » Une des conséquences de la domestication des céréales, poursuit-il, est l’apparition de la « domus » définie comme : « une concentration spécifique et sans précédent de champs labourés, de réserves de semences et de céréales, d’individus et d’animaux domestiques… » Un tel ensemble, une telle coévolution a, explique-il , entrainé des conséquences que personne n’aurait pu prévoir. Notamment, cette domus possède une force d’attraction irrésistibles sur ce que Scott désigne comme les commensaux : moineaux, souris, rats, corbeaux, chiens, rats…qui viennent tous se sustenter à cette corne d’abondance de nourriture inespérée.

Cette domus exerce par ailleurs, des pressions inédites sur l’évolution de nombreux animaux qui gravitent dans son orbite. « Les principaux animaux domestiqués sont devenus des espèces distinctes, tant sur le plan physiologique que comportemental. » écrit l’auteur. Dès lors ce dernier se demande si des évolutions morphologiques et comportementales analogues se sont produites sur Homo sapiens à la suite de son adaptation à la sédentarité, à la concentration démographique et à un régime alimentaire de plus en plus dominé par les céréales. Pour Scott, la routinisation de nouvelles pratiques de subsistance a façonné le corps des hommes tout comme celui des animaux. 

« Zoonoses : la tempête épidémiologique parfaite »

J.Scott s’interroge sur la stagnation démographique de la population mondiale entre 10000 et 5000 avant notre ère , ceci alors que parallèlement l’on constate un progrès apparent des techniques de subsistance. Pour l’anthropologue les maladies infectieuses chroniques et aiguës qui n’ont cessé de ravager la population sont les suspects le plus probables de cette situation. Des maladies provoquées par la révolution Néolithique.

Dans le quatrième chapitre , titré : « Agroécologie de l’Etat archaïque », James Scott souligne l’idée que pour qu’il y ait émergence de l’Etat , ce dernier se fonde sur la culture des céréales et l’abondance et la concentration de main d’œuvre agricole « comme base de contrôle et d’appropriation ». L’auteur écrit : « Il semble que ce ne soit pas seulement en Mésopotamie, mais presque partout, que les premiers Etats se sont étayés sur ce nouveau mode de subsistance. » Pour paraphraser le titre d’un sous-chapitre, pour J.Scott se sont « les céréales qui font l’Etat. » Il écrit « Je crois que la clé du lien entre l’Etat et les céréales, c’est le fait que seules ces dernières peuvent servir de base à l’impôt par leur visibilité, leur divisibilité, leur « évaluabilité », leur « stockabilité », leur transportabilité et leur « rationabilité ». Tous qualificatifs fort difficiles à attribuer aux tubercules. Toujours dans ce quatrième chapitre, l’auteur développe l’importance des murailles et de l’écriture dans le processus étatique. L’Etat étant en effet, « une machine à archiver, à enregistrer et à mesurer. »

 « Contrôle des populations, servitude et guerre »

L’auteur aborde principalement la relation entre Etat et esclavage.

 « Fragilité de l’Etat archaïque : effondrement et désagrégation »

J.Scott y pointe la grande vulnérabilité et la fragilité des premiers Etats et ,en conséquence, s’interroge sur les conditions qui leurs ont permis d’émerger et, plus surprenant, de perdurer. L’Etat était alors une structure politique qui chapeaute une société agricole sédentaire, il est peu surprenant qu’il ait été aussi vulnérable « que n’importe quelle communauté de cultivateurs. » écrit-il. Selon Scott, il y a « un consensus apparemment unanime sur la fragilité des premiers Etats. En revanche les causes en sont controversées.» Selon lui : « ni la sédentarité ni l’émergence de l’Etat, qui en dépendait totalement , n’ont jamais été des phénomènes irréversibles. » En effet outre les aléas climatologiques, d’autres facteurs comme les crises de subsistance, les épidémies, pouvaient remettre son existence en cause. « La survie des premiers Etats reposait donc sur un délicat équilibre ; beaucoup de conditions favorables devaient être réunies afin de leur garantir une durée de vie un tant soit peu conséquente. »

« L’âge des barbares »

Selon l’auteur, l’Etat avec l’émergence de ses premières formes en 2500 avant notre ère en Mésopotamie et en Egypte et un millénaire plus tard, l’apparition de centres étatiques supplémentaires (les Mayas et la région du fleuve jaune en Chine), ne constitue cependant pas le modèle prédominant d’organisation sociale et politique des populations. Il souligne que : « la population mondiale, tout au long de cette période (et vraisemblablement jusqu’en 1600), est restée constituée en son immense majorité par des peuples sans Etat. » Des chasseurs-cueilleurs aux pasteurs en passant par des cultivateurs vivant dans l’arrière-pays ou dans des zones périphériques et souhaitant, selon Scott, maintenir l’Etat à distance. Un arrière-pays que L’anthropologue présente comme non gouverné « ou plutôt pas encore gouverné. » « C’était une région gouvernée par des barbares. » écrit-il. Barbares qu’il définit comme « des populations pastorales hostiles qui constituaient une menace militaire mais… qui pouvaient être intégrées à l’Etat. » Contrairement aux « sauvages », « des bandes de chasseurs- et de cueilleurs impropres à servir de matière première à la civilisation… ». Il y aurait donc un processus d’assimilation des premiers par l’Etat. Scott, évoquant , les Romains et les Chinois, parle du passage d’un statut « tribal » (bienveillant ou hostile) à celui de « provincial », « et peut-être un jour à celui de « citoyen romain ». Et l’anthropologue poursuit : « Il s’agissait de passer du « cru » (ennemi) au « cuit » (allié) et peut-être un jour au statut de « Han ». Cependant , l’anthropologue évoque quelques pages plus loin, le processus inverse « le devenir barbare » de « groupes civilisés » qui , selon lui « fut bien plus fréquent que ne le suggèrent les grands récits civilisationnels. Ce phénomène selon Scott « se manifestait particulièrement pendant les époques d’interrègne ou d’effondrement de l’Etat, marquées par des guerres, des épidémies et une dégradation de l’environnement. »

Le grand intérêt de ce livre, passionnant et d’une grande érudition, est de nous donner une lecture autre du processus étatique. Une organisation sociale et politique qui n’est ni inéluctable, ni irréversible et , en fin de compte, qui relève d’un choix d’organisation, parmi bien d’autres. Cette lecture stimulante donnera, par ailleurs, amplement matière à réfléchir aux candidats de l’agrégation qui devront plancher sur la question de la construction de l’Etat monarchique en France aux époques médiévale puis moderne. L’ouvrage de Scott, sans être absolument indispensable à la préparation du concours, leur permettra entre autres de comprendre quels éléments sont présents dans la construction d’un Etat, comme l’écriture (bien qu’il existe des organisations sociales complexes sans écriture) et une fiscalité, et de nourrir leur culture anthropologique.

Qu’est-ce l’anthropologie anarchiste et quelle place y tient James Scott ?

L’anthropologie anarchiste est un courant de l’anthropologie sociale. Plus précisément : « C’est une branche de l’anthropologie politique qui s’intéresse spécifiquement aux sociétés sans État. Ainsi l’anthropologue anglais Edward E. Pritchard (1902-1973) a-t-il forgé le concept de « société acéphale » ou d’ « anarchie ordonnée » afin de qualifier l’organisation des Nuer, un peuple d’Afrique de l’Est. » 1 Aujourd’hui ce courant est porté par des auteurs essentiellement anglo-saxons et connait un vif succès auprès du grand public avec les figures emblématiques citées plus haut de Marshall Sahlins, James Scott et surtout David Graeber. Nous pouvons cependant attribuer la paternité de cette branche de l’anthropologie au français Pierre Clastres (1934-1977). « Elle est représentée également en Espagne avec Alfredo Gonzalez-Ruibal et en Allemagne avec Christian Sigrist. » 2 L’anarchisme comme philosophie politique est la principale influence de ce courant de l’anthropologie.

  Selon l’article de l’Encyclopédie Universalis qui lui est consacré : « De même que l’anarchisme ne constitue pas un courant politique parfaitement défini et unifié, l’anthropologie anarchiste recouvre des approches fort diverses. Le terme a été mis à l’honneur par David Graeber dans Fragments of an Anarchist Anthropology (2004), traduit en français par un éditeur anarchiste québécois en 2006 sous le titre Pour une anthropologie anarchiste, et dans lequel il se réclame de précurseurs tels que Robert Graves (1895-1985), Alfred Radcliffe-Brown (1881-1955), Marcel Mauss (1872-1950) ou Georges Sorel (1847-1922). Si l’on prend le terme, non dans son emploi péjoratif synonyme de désordre violent et déjà présent chez Platon, mais dans son sens descriptif, une société « anarchiste » serait une société où le pouvoir n’existe pas, le préfixe a- en grec ancien, dit privatif, signifiant l’absence, sinon la négation – ici en l’occurrence du pouvoir (archê), à la différence du pouvoir d’un seul (monarchie) ou de plusieurs (oligarchie). » Les anthropologues anarchistes prennent comme référence les sociétés dites « primitives » et les analysent comme des contre exemples de nos manières contemporaines de produire. Par leur critique virulente du (néo)libéralisme économique ils s’apparentent à la pensée libertaire de gauche très présente aux Etats-Unis.

Pour Jean-Paul Demoule, les ouvrages de J.Scott, tout comme ceux de David Graeber, nous permettent de comprendre que l’Etat n’est pas une fatalité mais le résultat de choix de société. « Dans la mesure où des sociétés moins hiérarchisées que la nôtre ont pu exister dans le passé et sont connues via l’archéologie et l’histoire soit via l’anthropologie sociale, il n’est donc pas irrémédiable que l’on vive dans un monde de plus en plus hiérarchisé où 1% des hommes possèdent 50% des richesse. C’est le résultat de choix historiques. J. Scott en tant qu’anarchiste ne croit pas au grand soir mais pense plutôt à des organisations qui partent de la base… »3 Autre apport de Scott et de ses compagnons de pensée, ce sont des anthropologues très impliqués dans la cité. De leurs analyses ils souhaitent tirer des enseignements pour, je cite Jean-Paul Demoule « les société présentes et avenir. »

La critique de l’anthropologie anarchiste

Selon la sociologue de l’éducation Irène Pereira l’anthropologie anarchiste peut s’exposer à deux critiques : « Le recours à la comparaison anthropologique entre les sociétés de chasseurs/cueilleurs et le projet anarchiste peut s’exposer au risque de critique de régression primitiviste. Cette critique est par exemple adressée au courant anarcho-primitiviste dont John Zerzan est l’un des promoteurs. S’appuyant entre autres sur les travaux de Marshall Sahlins, les anarcho-primitivistes voient dans la révolution technique néolithique les origines de l’introduction des rapports de domination au sein de nos sociétés, non seulement de la domination de l’homme sur l’homme, mais également vis-à -vis de la nature. »4

La seconde critique faite à l’anthropologie anarchiste c’est de ne pas tenir compte des différences qui existent entre les sociétés, dites « primitives », et la nôtre. En effet, Les communautés anciennes comme les modernes sont complexes dans leur pluralité et l’approche comparatiste ne saurait rendre proprement cette complexité. « Néanmoins, conclut Irène Pereira, une telle approche en termes de comparatisme anthropologique pourrait s’appuyer sur la relativisation de la coupure entre les sociétés modernes et traditionnelles opérées par la sociologie latourienne avec le « principe de symétrie » pour atténuer la portée de ces critiques. » 5 

Les mouvements sociaux tels que les Gilets jaunes à partir de l’automne 2018 ou Nuit debout au printemps 2016 ou encore les coups d’éclat de type Black Bloc reprennent pour la plupart des slogans anarchistes. Leur idéal de société autogérée et les revendications qui les animent expliquent en partie, le succès des thèses de l’anthropologie anarchiste auprès du grand public. De fait, à l’heure où toute démarche administrative passe désormais de plus en plus par l’outil numérique, il n’est pas étonnant que les idées développées par cet anthropologue et par ses coreligionnaires anarchistes séduisent un public conscient de la régression des libertés.

Bibliographie de James Scott

  • L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021

  • Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, La Découverte, 2019, 2021.

  • Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013

  • Petit éloge de l’anarchisme, Princeton University Press, 2012, Lux Éditeur, 2013

  • La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, éditions Amsterdam, 2009 (éd. originale en anglais 1990)

—————————————-

1 PEREIRA Irène, Vivre en anarchiste, La Découverte | « Revue du Crieur » 2018/3 N° 11 | pages 40 à 47, https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2018-3-page-40.htm