Originaire de Lyon, Pierre Poivre rêvait d’aventures : il se fixe comme horizon l’Extrême-Orient qu’il découvre comme apprenti missionnaire. Entre 1741 et 1745, il fréquente l’Asie du Sud-Est, de Macao à Hué, en Cochinchine, en passant par Canton. Débarqué au comptoir hollandais de Batavia après que le navire qui le ramenait en France eut subi une attaque anglaise, au cours de laquelle un boulet de canon le priva d’un poignet, il est émerveillé par la richesse de cette ville liée au commerce des épices. Cette halte forcée décide de son destin : il abandonne la voie missionnaire pour se rêver « voleur d’épices, corsaire d’un nouveau genre et héros de la France dans la mer des Indes. »(p. 19) Passé, depuis Pondichéryoù il a accosté en 1746, à l’île de France, il pense que l’on pourrait aisément y acclimater les « épices fines »(p. 42) que sont le clou de girofle et la muscade. Il parvient à se faire confier une mission en ce sens par la Compagnie française des Indes orientales, mais elle n’est guère concluante, à tel point que les dirigeants de la compagnie n’hésitent pas à fustiger l’amateurisme de Poivre qui ne se décourage pas pour autant et demande au gouverneur de l’île de France de lui trouver un bateau pour une nouvelle expédition… Entre 1750 et 1755, deux expéditions sont lancées en direction des Philippines et des Moluques. La moisson est au bout du compte très maigre. Dès lors, sans appui et sans ressources, Poivre rentre en France. Là, il se retire sur son domaine de La Freta, au nord de Lyon. Il fréquente alors la bonne société locale. En 1759, il est reçu à l’Académie royale des sciences, belles lettres et arts de Lyon. Ses idées favorables au courant physiocratique exprimées dans différents discours au sein de ces sociétés sont relayées dans un certain nombre de publications qui comptent et rencontrent un écho au sein du gouvernement royal. Choiseul-Praslin, devenu ministre de la Marine, se montre favorable à une relance des expéditions scientifiques. Poivre, toujours disposé à partir au loin, est bientôt nommé commissaire ordonnateur de la marine et on lui confie l’intendance des îles de France et de Bourbon. Juste avant de repartir pour l’île de France (1767), il est anobli.Une fois sur place, il fait envoyer trois expéditions aux Moluques (1768, 1769 et 1771). Deux reviennent avec les fameux plants de girofliers et de muscadiers. Comme le fait justement remarquer G. Buttoud, « il ne s’agit alors plus de vol, les Anglais ayant déjà mis un terme à la suprématie hollandaise dans la mer des Moluques, ouvrant le marché des épices à une concurrence plus pacifique. » (p. 82) Quand il est appelé à quitter l’Île de France en 1772, il est soulagé d’avoir réussi à y avoir transplanté des épices qui, selon Choiseul-Praslin, auraient été «le seul moyen d’enrichir [la] colonie », mais il craint pour l’avenir de ses plants. C’est le botaniste Céré, un protégé de Poivre, qui allait y récolter, en 1776, les premiers boutons de fleurs de girofles français et, en 1778, les premières «pommes de muscade ».De retour en métropole, il passe près de deux ans à tenter de contrer ses détracteurs. Il lui est notamment reproché, ainsi qu’au gouverneur Desroches, d’avoir endetté l’île de France et de s’être distrait de ses missions premières par une politique dispendieuse et peu concluante d’expéditions de recherche d’épices. Grâce à l’appui de Turgot, Poivre parvient à se défier des critiques les plus virulents et à s’épargner les rudes conséquences financières qu’une condamnation en justice lui aurait values.L’ouvrage de G. Buttoud n’est pas une biographie classique dans la mesure où il n’explore pas tous les versants de l’action publique et de la vie privée de Pierre Poivre. Il s’attache plutôt, comme l’indique le sous-titre, à étudier ce qu’il est convenu d’appeler un « chasseur d’épices » en essayant, de manière convaincante, de replacer l’action de Poivre dans son temps et de corriger l’image flatteuse qui en a été dressée par un panel d’hagiographes au premier rang desquels figure une personnalité notable qui fut son ami et épousa sa veuve : l’économiste physiocrate Pierre Samuel Dupont de Nemours, qui fut l’année de la mort de Poivre (1786), l’un des négociateurs du fameux traité de commerce avec l’Angleterre et rédigea, la même année, une « Notice sur la vie de Mr. Poivre »qui, selon G. Buttoud, raconte « les aventures de celui-ci avec des enjolivures et beaucoup d’imagination. » (p. 174).Gérard Buttoud ne cache rien du caractère assez particulier de Poivre, incapable d’ « accepter qu’on puisse être d’un avis contraire au sien » (p. 97) et qui « se voyait entouré d’ennemis. » (p. 114) Parmi eux, citons, pêle-mêle : les gouverneurs Dumaspuis Desroches, avec qui il ne s’entendait pas et qui cherchèrent à le lui faire payer une fois son retour en France ; ceux qui, comme Dupleix, par exemple, ne parvinrent pas à être intégrés aux projets de Poivre ; ou encore ceux qui pensaient, à juste titre, que Poivre ne connaissait rien à la botanique et aux conditions nécessaires à une bonne acclimatation et à une commercialisation efficace de ces épices. Citons à cet égard le cas de Jean-Baptiste Christian Fusée-Aublet, botaniste-apothicaire à l’île de France de 1752 à 1761, auquel Poivre reprocha d’avoir laissé mourir les premiers plants de muscadiers rapportés des Moluques. Mais n’oublions pas non plus les réserves des propres amis botanistes de Poivre : ainsi, concernant la troisième expédition (1771-1772), Commerson (découvreur du bougainvillier) et Céré ne la jugeaient pas utile ; en effet, « soit les graines et plants rapportés la dernière fois s’acclimat[ai]ent, et point n'[était] besoin d’en chercher d’autres ; soit ils ne s’acclimat[ai]ent pas, et rien ne ser[vait] alors d’insister. » (p. 90).
Même si les armoiries de Poivre portent « une grappe de poivre d’or »(p. 76), « ce n’est pas à son nom que la graine éponyme […] doit son appellation vernaculaire » (p. 11)… C’est que Poivre, contrairement à ce qui put parfois être rapporté, n’était pas botaniste. Gérard Buttoud insiste bien sur ce fait : « Pour lui, les plants de muscade et de girofle n’avaient pas d’intérêt en tant que plantes. […] Les épiceries fines qu’il mit tant de temps et d’efforts à essayer de se procurer n’avaient pour lui de sens, que par leur valeur économique, leur intérêt stratégique, et au-delà, leur signification symbolique. » (p. 149). L’auteur replace fort bien dans son contexte la fièvre d’épices qui s’empara de Poivre. Outre le fait qu’il n’était alors pas le seul à être parti à la chasse aux épiceries fines , « la saga des exploits de Poivre dans la mer des Indes doit être resituée dans le vaste mouvement de dissémination des plantes à l’échelle mondiale, qui s’amorce dans cette seconde moitié du XVIIIè siècle, et qui va se continuer et s’amplifier durant tout le siècle suivant. » (p. 129). Des transplantations d’envergure ont alors lieu : café (introduit à Bourbon dans les années 1710), poivre, thé, canne à sucre (dont la culture se développe à l’île de France dans les années 1770), cannelle, etc.. Dans ce contexte, « le rêve de Poivre en paraît moins isolé et incongru. » (p. 135) Par ailleurs, l’effacement progressif au XVIIIe siècle des Hollandais au profit des Anglais rend la recherche des épices bien moins risquée qu’au siècle précédent.
Si Poivre considérait que la production de girofliers et de muscadiers importés des Moluques pouvait rapporter gros « dans des délais raisonnables […] sans nécessiter trop de terre ni de main-d’oeuvre » (pp. 138-139), il avait sûrement à la fois sous-estimé l’effet négatif qu’aurait eu sur les prix la dissémination d’épices dont les prix élevés tenaient auparavant au fait qu’elles étaient rares et surestimé le potentiel de consommation des marchés asiatiques et les capacités agronomiques des colons de l’île de France. Sans doute Poivre avait-il pressenti que cette dernière ne serait pas « le lieu idoine pour la reprise des plants » (p. 91). Dans une lettre de 1772 au ministre de la Marine De Boynes, il écrivait : «les Seychelles deviendront les Moluques françaises». Aussi avait-il fait créer sur l’île de Mahé, un « Jardin du Roy ». Or, si la cannelle a prospéré aux Seychelles au point de faire la fortune de certains colons de l’archipel au XIXè siècle, le girofle et la muscade n’en ont pas fait les Moluques françaises rêvées par Poivre… Par ailleurs, les clous de girofle qui ont prospéré à Zanzibar et Madagascar ont été pris à Bourbon et « la production à grande échelle du girofle s’est implantée durablement » (p. 154) en Guyane… alors que Poivre avait tout fait à son époque pour y empêcher toute transplantation !
Au total, nous avons là un livre bien informé et très plaisant à parcourir. Une courte sito-bibliographie, qui référence notamment l’admirable base documentaire établie par Jean-Paul Morel nous invite à enrichir notre compréhension du monde de Pierre Poivre.