Auteur d’une étude très remarquée consacrée à La figure du patient au XVIIIe siècle publiée chez Droz en 2010, l’historien Philip Rieder nous propose cette fois aux presses universitaires François-Rabelais une biographie de l’un des plus grands médecins de l’histoire suisse reconnu de son vivant en Europe, Louis Odier [1748-1817].

Au départ le travail de Philip Rieder portait sur l’analyse d’un corpus de praticiens de la région de Genève et les liens existants entre la médecine pratique et l’éthique médicale. C’est dans ce cadre de recherche générale que la figure d’Odier a fini par s’imposer à lui. En sept chapitres denses et précis, Philip Rieder nous présente la trajectoire de ce médecin dont la mémoire a fortement évolué. Encensé au moment de sa mort puis ensuite critiqué et oublié, il est finalement redécouvert depuis quelques années comme l’atteste l’étude de Rieder. Reprenant à son compte la réflexion selon laquelle c’est : « dans la matérialité de ses archives [que] se révèle l’homme » jamais cette phrase ne parut aussi juste à Philippe Rieder dans le cas présent étant donnée le nombre et la variété de documents laissés par Louis Odier.

Pourtant Odier n’était pas destiné à devenir médecin et les premiers chapitres tracent le portrait d’un jeune homme atypique. Fils de parents réfugiés huguenots et marchants à Genève né en 1748, il ne bénéficie pas en effet d’un réseau familial lui permettant d’intégrer la profession. Néanmoins il connaît le schéma de vie classique de la famille bourgeoise d’alors : il est mis en nourrice puis placé chez une campagnarde chez qui il apprend les rudiments de la lecture. Piètre élève au collège, il songe durant un temps se diriger vers des études de théologie pour une carrière pastorale. Mais, adolescent, il découvre Rousseau, Voltaire, Stern … De nouvelles valeurs le guident et développent sa raison critique et son esprit critique.

C’est dans ce contexte qu’en 1767 il décide de devenir médecin. Il est alors en rupture avec le milieu familial car à l’époque il est plutôt d’usage de suivre l’exemple paternel. Mais ces deux frères ayant déjà assuré la reprise de l’affaire familiale, son orientation pose au final peu de soucis à ses parents, même si le métier de médecin jouit à l’époque d’une image ambigüe (p. 42). Sur les conseils avisés de Saussure, professeur à l’Académie de Genève, il décide pour sa formation de rejoindre Édimbourg considérée comme la Mecque médicale du moment. Il est alors à cette époque le premier médecin genevois à effectuer un cycle complet d’études en Écosse. Mais, les études coûtent cher, et en six ans ce ne sont pas moins de 10 000 LC que ses parents doivent débourser (parfois en grimaçant) pour le soutenir.

Lorsqu’il revient en 1770 le contexte professionnel est celui d’un corps médical genevois vieillissant. Odier, qui s’associe à un autre jeune médecin et ami Daniel De La Roche, appartient alors à une génération de jeunes praticiens différente avec une approche plus pragmatique et rationnelle de la médecine mais qui rencontre des difficultés à s’imposer. Philip Rieder détaille ainsi tout au long des chapitres suivants les diverses stratégies de Louis Odier pour s’installer, développer sa pratique médicale, se faire connaitre et, bien sûr, faire prospérer ses affaires, sans oublier une très importante question à ses yeux : celle du mariage, ses archives personnelles révélant sa conception de l’épouse parfaite à ses yeux ; Odier se marie dans un premier temps à Suzanne Baux, (un mariage de cœur éphémère puisqu’elle décède assez vite), puis à Andrienne Le Cointre en 1780 avec qui il a 5 enfants.

Les stratégies économiques sociales et professionnelles du médecin suisse sont exposées au cours des différents chapitres et le lecteur se trouve plongé au coeur des pratiques sociales et médicales à travers le cas de Louis Odier dont la dimension dépasse le cadre de la Suisse, son réseau ( il est adhérant à la société de médecine d’Édimbourg) et sa clientèle étant européens. Il est cependant conscient que pour se faire connaître et atteindre la notoriété qu’il souhaite, il doit adopter plusieurs stratégies.

Ses premières années sont difficiles financièrement. Odier rejoint en cela la réalité des jeunes médecins qui n’ont pas de fortune personnelle et qui ne sont pas eux-mêmes issus d’un milieu médical. Mais comme le montre le chapitre III, il n’hésite pas à adopter des stratégies financières inédites en lien avec les produits financiers du moment (la tontine par exemple), qui en fonction de la conjoncture ne manquent pas de lui procurer quelques inquiétudes quant à leurs rentabilités, surtout au moment de la Révolution française !

Cette biographie est l’occasion d’aborder la question et la manière dont un médecin aborde la question de ses revenus financiers dans le cadre de son travail, aspect transversal des différents chapitres. En 1774 Odier propose un abonnement au malade système pratique pour les moins aisés. En 1775 il se fait élire médecin attitré des pauvres, moyen d’asseoir sa pratique et sa réputation malgré le salaire modeste qui dégage. Pour un médecin, soigner les pauvres relève tout autant de la morale mais aussi de la stratégie et Odier en a parfaitement conscience.

Le chapitre III revient sur l’économie d’une pratique médicale et les aspects financiers et monétaires liés au statut du médecin. Odier est resitué dans son contexte économique, qui n’est pas au départ différent de celui de la plupart des médecins de sa génération. En effet, s’il détient des moyens importants, il ne dispose pas non plus de revenus suffisants pour vivre selon son rang.

En dehors des aspects financiers l’auteur revient sur plusieurs aspects classiques du métier de médecin : sa sociabilité au chapitre IV, son rapport avec les malades et l’évolution de sa patientèle au chapitre V. Mais si la modernité de Louis Odier est visible au travers de certains de ses engagements qui sont exposés, de l’autre, Philip Rieder ne cède pas à la fascination pour son sujet, écueil parfois visible des biographies et relève bien son conservatisme sur certains aspects. En 1774 Odier met sur pied avec d’autres jeunes collègues la première société des médecins de Genève dont les discussions permettent une standardisation des pratiques. Son intérêt pour la vaccine le situe irrémédiablement parmi les modernes, tandis que sa volonté d’imposer l’autorité du médecin à l’hôpital le place dans le mouvement de laïcisation de l’hôpital et de la pratique médicale.

Mais comme le conclue Philip Rieder au terme du chapitre VI, Odier ne saurait être classé dans la catégorie des médecins cherchant à révolutionner les pratiques mais dans celle incluant ceux cherchant avant tout à « rationaliser la médecine humoraliste » (page 266), ce qui se traduit par une volonté de professionnaliser davantage l’organisation du métier (mise en place d’un secrétariat, encadrement des soignants spécialisés …). ces différents aspects sont repris dans le dernier chapitre consacré à la personne du médecin : profession et déontologie qui soulève un certain nombre de problématiques qui n’ont rien perdu de leur acuité.

Philip Rieder aborde ici l’histoire de l’éthique médicale au tournant du XIXe siècle. Si le docteur en médecine n’est qu’un parmi une multitude de soignants actifs, les nouveautés qu’ont pu engendrer également la Révolution française notamment en termes d’attitude à adopter vis-à-vis des malades ont un impact certain et si Odier paraît s’accrocher à l’Ancien Régime notamment en se situant au-dessus des chirurgiens (qui eux, dans le même temps acquièrent un nouveau statut notamment en France après la loi de ventôse an 11). Odier respecte ainsi dans sa pratique une séparation entre son rôle et celui du chirurgien, rechignant à palper le corps et à opérer des gestes invasifs et/ou thérapeutiques.

Assurément, l’étude de Philip Rieder permet d’aborder l’histoire de la médecine sous un angle qui redonne au genre biographique tout son intérêt. La lecture, aidée par une écriture fluide est accompagnée au centre de l’ouvrage d’un ensemble documentaire de 18 pages présentant quelques documents d’archives qui permettent au lecteur d’approcher un peu plus concrètement ce médecin à la fois témoin et reflet de son époque.