La documentation Française et l’AERI ont créé une collection de « cahiers thématiques sur la Résistance, destinés au grand public et particulièrement aux enseignants et à leurs élèves » pour lesquels ils proposent une riche documentation. En 2006 sont parus « Les Femmes et la Résistance » puis en 2007 « Les Jeunes et la Résistance ».
Le troisième volume de la collection est consacré aux imprimeurs et aux éditeurs, acteurs majeurs de la Résistance. Laurence Thibault assure la direction de l’ouvrage à la rédaction duquel ont participé à ses côtés Aurélie Pol, Laure Bougon, Fabrice Bourrée et Clémence Piet
Une réalisation soignée
Bien qu’il s’affiche modestement comme un « cahier », bien qu’il ne soit que broché, bien qu’il ne coûte pas cher, disons le tout net et d’emblée : c’est un beau livre ! Qualité de reproduction des documents, qualité et finesse de la mise en page, qualité de la typographie, qualité du papier lui-même : ne boudons pas notre plaisir, il est agréable de feuilleter, de lire et de regarder cet ouvrage.
Les documents sont nombreux et variés : photographies mais surtout reproductions de tracts, d’extraits de journaux, de pages de revues. De très nombreux encarts biographiques et thématiques, de très nombreux extraits de tracts et d’articles, de poèmes aussi, rendent sa lecture attrayante. L’ouvrage est effectivement conçu davantage comme une base documentaire que comme une étude synthétique. La richesse conjuguée des fonds documentaires de la documentation Française et des travaux réalisés dans les départements par les nombreux chercheurs locaux coordonnés par l’AERI expliquent sans doute l’originalité et la rareté de beaucoup de documents. Si les grands acteurs, les grandes organisations et les grands journaux trouvent leur juste place, on appréciera la grande diversité des exemples locaux qui rendent compte des réalités de la Résistance et qui en offrent une image concrète et vivante.
Raymond Aubrac expose les enjeux dans une courte préface qui rappelle combien la rédaction, l’impression et la diffusion de tracts, de journaux, mais aussi de revues littéraires et poétiques fut un élément fondamental de la Résistance : «Contrainte et exploitée (la France) baissait la tête. Ceux qui voulaient résister n’avaient pas d’armes. Avec leur ingéniosité et leur courage, ils ont construit à partir de ce qu’ils pouvaient trouver : de l’encre et du papier. Pour bâtir leurs outils, il fallait mobiliser ceux qui savaient employer ces matières premières, c’est-à-dire les imprimeurs et les éditeurs. C’est cette histoire que raconte ce livre ». Il la raconte en trois parties : la première expose les difficiles conditions matérielles et politiques dans lesquelles s’exercent en France occupée les activités d’édition, d’impression et de diffusion ; la seconde raconte comment « des imprimeurs deviennent résistants » et la troisième comment « des résistants deviennent imprimeurs ».
Difficultés et censure
En zone occupée, la censure est assurée par les services allemands. En zone sud, le gouvernement de Vichy met en place des services de censure aux niveaux régional, départemental et local. Il élabore des consignes écrites imposées à la presse auxquelles s’ajoutent des consignes verbales, des notes confidentielles et secrètes. Ces consignes sont innombrables, précises et impératives. Si l’on ajoute l’effet des lois d’exclusion et la répartition arbitraire du papier, on comprend que la presse française se soit effondrée : 350 journaux paraissent en zone occupée en juillet 1940 ; ils ne sont plus qu’une quarantaine six mois plus tard.
La première liste d’ouvrages interdits est publiée par les Allemands dans l’été 1940 ; 700 000 volumes sont saisis avant la fin du mois d’août. A cette époque, quatre manuels d’histoire contenant des propos « qui tournent en ridicule le peuple allemand » sont interdits. En octobre 1940, une première liste « Otto » énumère les livres français à proscrire ; elle comprend 1060 titres (parmi les auteurs interdits : Duhamel, Aragon, Kessel, Mauriac, Claudel, Malraux etc.). Une seconde liste « Otto » de 1170 titres est publiée en juillet 1942 et une troisième en 1943. Dès l’été 1940, les services d’Alfred Rosenberg pillent les bibliothèques juives, franc-maçonnes, d’émigrés russes ou polonais, d’associations et de particuliers : Marc Bloch, Maurice Halbwachs, Léon Blum, Tristan Bernard sont ainsi dépossédés de leurs archives et de leurs ouvrages. Les listes « Otto » et la « Convention d’autocensure » signée par le président du syndicat des éditeurs constituent le cadre juridique de l’édition pendant l’Occupation. Les éditeurs se sont soumis ; ils bénéficient d’une certaine liberté, limitée encore par la pénurie de papier qui va croissante.
Ambiguïtés
Gallimard est la maison d’édition qui a le plus de titres interdits sur ces listes. Gallimard et la NRF, sous la direction de Jean Paulhan, sont accusés d’avoir contribué à la « décadence » et à l’« enjuivement » de la littérature française. Gaston Gallimard cède à la pression et accepte de transformer la NRF en une revue collaborationniste, sous la direction de Pierre Drieu La Rochelle. La NRF ne contient cependant pas uniquement des articles collaborationnistes : Gide et Malraux publient régulièrement. Il est d’ailleurs assez stupéfiant que « Jean Paulhan, fondateur de la résistance littéraire, et Pierre Drieu La Rochelle, collaborationniste convaincu, travaillent côte à côte chez Gallimard, aillent déjeuner comme si de rien n’était, parfaitement conscients tous les deux des activités de l’autre, parce que l’amitié et la littérature, comptent plus que l’enjeu idéologique ». Lorsque Paulhan fut arrêté, en février 1942, comme membre du groupe de résistants du Musée de l’Homme, Drieu le fit libérer.
Les frontières de la collaboration sont difficiles à cerner et des écrivains résistants font paraître leurs ouvrages dans des maisons d’édition collaboratrices : Elsa Triolet est publiée par Denoël alors que Louis Aragon est édité par Gallimard. L’attitude de Gallimard a été très ambiguë : il accueille dans ses bureaux des réunions clandestines des Lettres françaises, fondées par Paulhan, tout en publiant les traductions des classiques allemands pour se concilier l’occupant. Il refuse le pamphlet de Lucien Rebatet Décombres mais n’hésite pas à qualifier sa maison « aryenne à capitaux aryens » quand il propose de racheter les éditions Calmann-Lévy. Robert Laffont sera blanchi à la Libération pour avoir travaillé dans la Résistance, et non pour ce qu’il a publié. Le parcours de Denoël a été sinueux : fermé par les occupants, il se plie ensuite en publiant les discours d’Hitler. Il édite en même temps Céline et Aragon. Assassiné en décembre 1945, son nom a ensuite été blanchi. Bernard Grasset publie le gaulliste François Mauriac mais écrit plusieurs articles clairement collaborationnistes.
Puissance de la presse clandestine
Un décret de novembre 1940 interdit aux fabricants, marchands et grossistes, de vendre sans autorisation délivrée par le commissaire de police les appareils duplicateurs et les papiers susceptibles d’être employés à la confection de tracts ronéotypés. Ceux qui se situent dans l’illégalité doivent se procurer les machines ailleurs que par les circuits normaux. Le papier est strictement contingenté et coûte très cher au marché noir. Il faut trouver du papier, de l’encre, des caractères d’imprimerie non utilisés habituellement. Dans beaucoup de départements des maîtres imprimeurs et des ouvriers se mettent au service de la Résistance.
Les premiers écrits clandestins sont souvent manuscrits, puis ronéotypés, dactylographiés, rarement imprimés. En zone nord, un des premiers journaux clandestins imprimés est probablement Pantagruel, en octobre 1940. Le mouvement naissant « Libération Nord » publie le premier numéro dactylographié de son journal le 1er décembre 1940. C’est en juillet 1941 que « Libération Sud » publie son journal imprimé à Clermont-Ferrand à 15 000 exemplaires. Le premier numéro de Défense de la France paraît à Paris le 14 juillet 1941 à 5000 exemplaires.
L’éclosion de la presse clandestine se poursuit : Cahiers du Témoignage chrétien, Socialisme et Liberté, Franc-Tireur, Combat, Lorraine, Résistance etc. Les tirages de la presse clandestine ont plus que doublé entre 1941 (100 000 exemplaires) et 1942 (250 000 exemplaires). En 1943 la presse est devenue une force ; en 1944 elle atteint ses plus forts tirages dépassant les deux millions d’exemplaires (le numéro 43 de Défense de la France du 15 janvier 1944 est tiré à 450 000 exemplaires). Plus de 1200 titres sont recensés. A côté des journaux nationaux existent des journaux locaux et professionnels dont un grand nombre sont des publications du Parti communiste. Cette réussite est d’autant plus exceptionnelle que les difficultés sont innombrables. La liste des petits artisans imprimeurs qui viennent en aide aux mouvements est impressionnante.
La diffusion est une activité essentielle, difficile et dangereuse. Les Messageries de la presse qui assurent la distribution dans la zone nord sont sous contrôle allemand mais elles ont des activités clandestines. Un journal comme Défense de la France dispose d’un service spécialisé dirigé par Geneviève Anthonioz-de Gaulle avant son arrestation en juillet 1943. La diffusion s’organise dans la clandestinité par le biais des consignes de gare, par des envois postaux, par mille subterfuges mettant en danger les résistants qui les accomplissent. En 1943-1944, la diffusion en public devient plus fréquente.
Revues littéraires et poétiques
« La Résistance, c’est-à-dire l’espérance nationale s’est accrochée sur la pente à deux pôles qui ne cédèrent point. » déclare le général de Gaulle dans un discours à Alger le 31 octobre 1943, « L’un était le tronçon de l’épée, l’autre la pensée française ». Les revues littéraires et poétiques fleurissent dans la clandestinité.
L’histoire de la poésie sous l’occupation se confond avec celle des Cahiers de Pierre Seghers. Ecrivain, poète, éditeur installé à Villeneuve-lès-Avignon, fondateur de la revue Poètes casqués qui devint Poésie 40, Poésie 41, Poésie 42… Il se lie d’amitié avec Aragon, Elsa Triolet, Paul Eluard et les poètes réfugiés à Dieulefit (Drôme) où il est venu plusieurs fois. Tous les écrivains résistants ont à cœur de collaborer à la petite revue de Pierre Seghers.
Les Cahiers de Libération sont publiés à Lyon sous la direction d’un groupe d’écrivains parmi lesquels Jean Cassou, Emmanuel d’Astier, Louis Martin-Chauffier et Pierre Leiris. Le premier numéro des Cahiers (25 septembre 1943) contient un poème de Maurice Druon et Joseph Kessel qui fut peu après mis en musique par Anna Marly : Le Chant des partisans.
Le succès du regroupement des écrivains dans la clandestinité et, en particulier, de l’alliance entre communistes et non communistes doit beaucoup à des solidarités antérieures, nouées au cours des luttes antifascistes des années 1930 ; il s’explique aussi par l’existence des réseaux de la maison Gallimard et de la NRF. Ainsi se constitue un Comité national des écrivains qui rassemble Jean Paulhan, Jacques Debû-Bridel, Paul Eluard, Jean-Paul Sartre, Aragon, le RP Bruckberger, François Mauriac et quelques autres. A l’approche de la Libération, le Comité recueille l’adhésion de Paul Valéry, Georges Duhamel et le philosophe Gabriel Marcel.
Les Lettres françaises sont le principal journal littéraire clandestin, né de l’action de Jacques Decour, mandaté par le Parti communiste, et de Jean Paulhan, sollicité pour réaliser l’alliance avec les non communistes. La revue devient l’organe du Comité national des écrivains et son premier numéro paraît en septembre 1942. En 1943, grâce à Edith Thomas, Les Lettres françaises deviennent le véritable organe des écrivains résistants.
Fondées dans la clandestinité par le romancier Pierre de Lescure et le graveur Jean Bruller dit « Vercors », les Editions de Minuit sont la maison d’édition littéraire de la Résistance. Le projet était celui d’une « vraie » maison d’édition, « éditant sur un beau papier de beaux livres, se distinguant par le style et l’allure de ses réalisations, des brochures militantes peu soignées ». Les milieux littéraires sont épatés de la qualité de la publication. C’est Georges Oudeville, artisan imprimeur de faire-parts qui compose et tire Le Silence de la mer, avec une police prêtée par un de ses confrères maître imprimeur, Ernest Aulard. La parution de ce livre (20 février 1942) est une date essentielle dans la résistance des intellectuels ; un exemplaire parvenu à Londres assure dès l’automne 1942 la réputation mondiale de l’entreprise. Après Pierre de Lescure, ce sont Jean Paulhan puis Paul Eluard qui prennent la direction des Editions de minuit. Grâce à l’appui croisé des réseaux communistes et des réseaux gaullistes, les Editions de minuit ont publié une trentaine de livres signés par de grands noms de la littérature française : Aragon, Eluard , Mauriac, Gide ainsi que quelques livres étrangers.
Des résistants deviennent imprimeurs
Les résistants, se retrouvant rapidement dans l’illégalité, sont contraints d’utiliser de fausses identités et donc de mettre en place dans chaque mouvement un service de fabrication de faux papiers : « cela passe de la carte d’identité à l’autorisation de port d’arme ou à l’avis de décès. Il faut subtiliser des tampons ou savoir les refaire scrupuleusement à l’identique, mettre la main sur les bons stocks de papier (grammage et qualité) si l’on ne veut pas être découvert à la première arrestation ». Les résistants doivent donc apprendre « les rudiments et les subtilités des métiers de l’impression ».
Des journaux comme Franc-Tireur, Témoignage chrétien ou Libération ont recours à des imprimeurs de métier. La presse communiste s’appuie sur des ouvriers typographes militants ou syndicalistes. D’autres journaux comme Défense de la France créent leur propre imprimerie. L’ouvrage présente de nombreux exemples locaux de fabrications de faux papiers et de tracts.
Nous avions le même métier
Qui donnait à voir dans la nuit
Voir c’est comprendre c’est agir
Et voir c’est être ou disparaître
Il fallait y croire il fallait
Croire que l’homme a le pouvoir
D’être libre d’être meilleur
Que le destin qui lui est fait
Nous attendions un grands printemps
Nous attendions la vie parfaite
Et que la clarté se décide
A porter tout le poids du monde
Paul Eluard, A mes camarades imprimeurs,
(Poèmes politiques, 1948)
© Joël Drogland