L’accord signé le 14 juillet 2015 entre l’Iran et la communauté internationale à propos du programme nucléaire de la république islamique, les dernières élections qui se sont dernièrement déroulées dans ce pays, ainsi que les changements d’administration prévus aux États-Unis lors des élections de novembre 2016 donnent à ce numéro de la revue question internationale un intérêt particulier.
Considéré comme un État voyou par George Bush junior, mis au ban de la communauté internationale depuis 1979, soutien du régime de Bachar al-Assad en Syrie, l’Iran est d’abord et avant tout une grande puissance régionale sur laquelle il est difficile de faire l’impasse. Son poids démographique, son potentiel énergétique, sa particularité dans le monde musulman avec le chiisme, lui donne une place particulière. Celle-ci est d’autant plus importante que les chancelleries des pays occidentaux, les États-Unis comme l’ensemble européen, s’interrogent sur les politiques étrangères conduites par les monarchies du golfe ainsi que la Turquie, qui se caractérisent par leur appartenance à l’islam sunnite.
Dans le contexte international actuel le décryptage de l’évolution politique intérieure comme extérieure de l’Iran apparaît comme essentiel. On utilise d’ailleurs à ce propos un vocabulaire qui relève davantage de celui que l’on pourrait utiliser pour analyser la vie politique d’un pays démocratique classique que la régime autoritaire. On oppose donc fréquemment « les réformateurs » représentés par le président actuel, Hassan Rohani, aux conservateurs dont le chef de file serait le guide suprême, Ali Khamenei.

Théocratie démocratique ?

L’Iran est une théocratie, telle que l’a voulue et conçue l’ayatollah Khomeiny à partir de 1979, mais dans laquelle ont lieu les élections avec un calendrier scrupuleusement respecté, et où un ensemble de structures représentatives sont constituées, un parlement, mais aussi une « assemblée des experts », celle-ci est en charge de désigner le guide suprême.
Il est évident que l’analyse en parallèle d’un pays comme l’Arabie Saoudite est beaucoup plus simple. Dans ce pays, depuis 1932, c’est une large famille royale issue de la tribu des Saoud, forte d’environ 4000 membres, et par ailleurs héritiers potentiels, qui exerce le pouvoir. Une conception rigoriste de l’islam qui n’est pas fondamentalement différente de celle de l’État islamique s’impose à l’ensemble de la population. Si des signes d’évolution sont parfois perceptibles, les fondamentaux de ce régime restent globalement les mêmes.
Face à l’Arabie Saoudite qui est le chef de file des monarchies du golfe, l’Iran chiite apparaît comme une puissance alternative, qui entend s’imposer dans la région et qui dispute à la monarchie gardienne des lieux saints une certaine forme de leadership dans le monde musulman.
Mais l’Islam chiite n’est pas le seul paradigme sur lequel est conduite la politique étrangère comme intérieure de l’Iran. Contrairement aux pays arabes voisins, tardivement constitués comme États-nations, plutôt artificiels d’ailleurs, à partir de leurs bases tribales, l’Iran s’inscrit dans une continuité historique territoriale plurimillénaire.
Il s’inscrit aussi dans une longue histoire de confrontations avec les empires successifs, abbasside comme ottoman.
Dans ce numéro de questions internationales nous insisterons sur l’article de Clément Therme qui présente le fonctionnement des institutions iraniennes, en montrant la double essence du régime, avec une double légitimation, religieuse et politique.

L’islam chiite

La légitimation religieuse dépend du clergé chiite, strictement organisé, une différence fondamentale avec le sunnisme, tandis que la légitimation politique s’appuie sur un corps électoral qui a pu porter à la tête en alternance des réformistes comme le président Khatami entre 1997 et 2005, ou Hassan Rohani ou un conservateur comme Mahmoud Ahmadinejad entre 2005 et 2013.
Il existe une sorte d’équilibre permanent entre les aspirations de la société civile vers plus de liberté et en faveur d’une ouverture vers l’extérieur et la volonté des religieux de protéger l’Iran des influences occidentales qui remettraient en cause son identité à la fois nationale et religieuse.
L’Iran est apparu jusqu’à la fin du siècle dernier comme une puissance déstabilisatrice, révolutionnaire, souhaitant même exporter, comme au Liban, son modèle politique et religieux. En s’appuyant sur les communautés chiites en dehors de l’Iran, la république islamique s’est donné les moyens de peser sur son environnement régional. Le Hezbollah au Liban a été un puissant levier de déstabilisation régional et a pu s’affronter avec succès à l’État d’Israël en contraignant ce dernier à un retrait du Liban-sud.

La realpolitik

Mais dans le même temps, et malgré les sanctions subies pour cause de programme nucléaire, l’Iran a été en mesure de jouer un rôle relativement stabilisateur dans la région. Le soutien à Bachar al-Assad n’est pas simplement lié à une quelconque filiation entre le chiisme duodécimain de l’Iran et les Alawites, le courant dissident du chiisme auquel appartient le clan Al-Assad, mais d’abord et avant tout à une volonté de défendre ses intérêts régionaux face à l’ensemble considéré comme hostile que constituent les monarchies pétrolières du golfe.
L’Iran fait preuve d’un réalisme politique parfaitement assumé, y compris en se donnant les moyens de développer un programme nucléaire qui existe déjà dans la région avec les arsenaux israéliens et pakistanais. L’accord de juillet 2015 obéit d’ailleurs à cette logique en obtenant en compensation une levée des sanctions permettant de pérenniser le régime.
L’Iran est par exemple capable de tisser des liens avec les différents pays d’Asie centrale, en affirmant lutter contre le djihadisme, en tissant des accords économiques à revers avec l’Inde par le biais de la mise en œuvre d’un gazoduc Iran–Pakistan dont le débouché se trouverait en Inde à terme.
Dans le même temps la république islamique est parfaitement capable de faire jouer l’ensemble de ses relais de façon active pour faire valoir ses intérêts. Le soutien que le Hezbollah apporte à Bachar al-Assad, l’envoi de pasdaran, les gardiens de la révolution en Irak comme en Syrie, pour lutter contre l’État islamique, un rapprochement stratégique avec Moscou, montre à l’évidence que l’Iran entend jouer pleinement son rôle, y compris de nuisance, face à des tentations hégémoniques de l’Occident.
Cela est d’autant plus évident sur la fin du deuxième mandat du président Obama qui n’est plus en mesure de prendre des initiatives fortes depuis le recul à propos de l’utilisation des armes chimiques par Bachar al-Assad contre sa propre population.

Quel rôle régional ?

On trouvera donc dans ce numéro différentes approches qui permettront de mieux comprendre à quel point l’enjeu que constitue l’Iran est important. Contrairement à l’islam sunnite dont le modèle dominant est celui du wahhabisme peu ou prou relayé par les Frères musulmans dans leurs différentes facettes, l’Islam chiite est susceptible d’évolutions qui peuvent être surprenantes. Cela est lié à quelques bases doctrinales, et notamment sur un sens largement lié à l’interprétation multiforme de la parole divine, source d’imitation, contrairement à la conception figée de la conception dominante de l’islam sunnite.
C’est peut-être sur cet aspect que l’on aurait souhaité un article plus spécifique dans ce numéro de la revue, même s’il ne faut pas pour autant considérer la politique iranienne uniquement sous l’angle religieux.
L’Iran est un grand pays, héritier d’une civilisation plurimillénaire, dont la population, même si elle n’est pas totalement homogène du point de vue religieux et ethnique, restent globalement attachée à son identité nationale.
Mais il ne faut pas espérer pour autant, en tout cas dans le court terme, de bouleversements majeurs. La frénésie modernisatrice appuyée sur les revenus de la rente pétrolière après le premier choc pétrolier a conduit à la chute de la dynastie des Pahlavi et à l’avènement de la république islamique après la révolution. L’effondrement des cours du pétrole qui pourrait être amené à se poursuivre en mettant en concurrence les capacités de production de l’Arabie Saoudite et celles de l’Iran pourraient avoir des conséquences inattendues. Le potentiel des États-Unis en pétrole de schiste qui a pu s’accommoder, jusqu’à présent, d’un prix moyen du baril de brut autour de 35 $, serait-il encore rentable si l’arrivée massive du pétrole brut iranien venait alimenter une offre déjà excédentaire ?
Si la levée des sanctions contre l’Iran peut favoriser son ouverture économique, si les investissements étrangers affluent, cela peut avoir un effet déstabilisant sur une population qui aspire à un certain mieux-être. Pour survivre le régime devra apporter une amélioration notable de son sort à sa population sans pour autant que des inégalités ne se creusent de façon trop visible, ce qui pourrait conduire à des tensions sociales et politiques aux conséquences imprévisibles.

Sommaire et achat en ligne

Dossier… Iran : le retour

  • Iran : la nouvelle puissance régionale ? (Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner)
  • Retour sur douze années de négociations nucléaires (François Nicoullaud)
  • Le pragmatisme de la République islamique d’Iran (Clément Therme)
  • La realpolitik, une constante de la politique régionale iranienne (Jean-Paul Burdy)
  • La professionnalisation de la vie politique (Fariba Adelkhah)
  • Une économie en attente de réformes substantielles (Thierry Coville)
  • L’autorité dans le chiisme : une perspective historique (Constance Arminjon)

Les principaux encadrés du dossier

  • L’Iran depuis la révolution islamique : quelques éléments chronologiques (Questions internationales)
  • « Iran barra, Baghdad tubqa hurra ! » : la relation Iran-Irak (Myriam Benraad)
  • Le Plan d’action global commun : un accord de paix nucléaire ? (Charlotte Beaucillon)
  • Les institutions iraniennes (Questions internationales)
  • Iran : quelques indicateurs statistiques (Questions internationales)
  • La diversité ethnique : une question lancinante sous la République islamique d’Iran (Gilles Riaux)
  • Turquie-Iran : ni amis, ni ennemis (Jean Marcou)
  • La question des femmes : un pas en avant, deux pas en arrière (Azadeh Kian)
  • Entre l’Orient et l’Occident : Téhéran, une ville en mouvement (Mina Saïdi-Sharouz)

Questions européennes

  • La laïcité en France et aux États-Unis : perspectives historiques et enjeux contemporains (Amandine Barb)
  • Dayton-Paris ou le désaccord de paix : la Bosnie-Herzégovine vingt ans après (Renaud Dorlhiac)

Regards sur le monde

  • La diplomatie active mais fragile de la Turquie en Afrique (Bayram Balci)
  • Birmanie (Myanmar) : une ouverture incertaine (Amaury Lorin)

Les questions internationales à l’écran

  • Vers un renouveau du cinéma iranien ? (Agnès Devictor)

Itinéraires de Questions internationales

  • La Société des Nations vue par Louis-Ferdinand Céline et Albert Cohen : le multilatéralisme en trois dimensions (Paul Dahan)

Les questions internationales sur Internet