Pour une histoire de la viande est un ouvrage dans l’air du temps à l’heure où le veganisme et la critique d’une alimentation carnée sont à la mode. Cette parution est également salutaire à une époque où certains mouvements extrémistes n’hésitent pas à attaquer les professionnels et remettent en question la consommation de viande quitte à effectuer au passage un certain révisionnisme concernant l’histoire de cette dernière.

Cet ouvrage, proposé sous la direction de Marie-Pierre Horard et Bruno Laurioux, reprend les actes du colloque « La viande : fabrique et représentation » qui s’est tenu en 2012, colloque ayant réuni un panel élargi qui ne s’est pas limité pas aux seuls historiens. En effet l’ouvrage accueille des contributions, parfois très techniques, de huit archéozoologues, d’un théologien, d’un géographe, d’un sociologue et d’un agronome entre-autres.

En introduction, Marie-Pierre Horard et Bruno Laurioux reviennent tout d’abord sur la viande (exclusivement en Occident) en tant qu’objet d’histoire. Ils rappellent notamment que « du point de vue du chercheur, la viande apparaît clairement comme l’un de ces objets totaux chers à la sociologie durkheimienne comme à l’école des Annales ». Mais le contexte actuel, qui a pour point de départ une anxiété née des divers scandales alimentaires qui ont éclaté à partir de la fin du XXe siècle, a rendu nécessaire une approche historique du thème. Depuis 2005, les publications sur la viande se sont multipliées et ont abordé la question de la consommation de la viande à travers toutes les périodes de l’histoire. L’introduction de l’ouvrage revient bien entendu sur les différentes études majeures qui ont été publiées dans ce domaine, tout en soulignant bien qu’il ne faut pas, d’ailleurs, parler de la viande mais des viandes. Les trois parties de l’ouvrage abordent donc les questions, centrales, de l’approvisionnement, les modes de consommation ainsi que le poids et le rôle de la découpe, geste loin d’être anodin comme le montre la contribution d’Olivia Parizot consacrée aux « techniques et préceptes de découpe de la viande dans les cours d’Espagne et d’Italie (XIVème-XVIème siècles) » qui démontre le lien entre la découpe de la viande et le prestige politique et social de la table.

La première partie est consacrée à : « la boucherie et l’alimentation carnée dans l’Antiquité et la protohistoire. » Sont abordés notamment les thèmes de « la viande dans l’alimentation des Égyptiens de l’Antiquité pharaonique » par Catherine Chadefaud qui nous livre ainsi une analyse très intéressante des peintures visibles dans les tombes pharaoniques du Nouvel Empire (1580-1085 av. JC). En effet, les artistes n’hésitent pas à représenter les ressources carnées disponibles en Egypte et ce, à travers les scènes de chasses, d’élevages mais aussi des scènes de boucherie allant de l’abattage à la transformation des viandes. La contribution de Christophe Badel « le foie dans la Rome antique : nourriture des dieux ou nourriture des hommes ? » pose la question de la place et du rôle de cet organe central dans les pratiques religieuses mais aussi culinaires. Ginette Auxiette quant à elle revient sur « la consommation du mouton avec une analyse de consommation singulière au cours du premier millénaire avant notre ère », tandis que Sylvain Foucras revient sur « la boucherie et la consommation carnée chez les Avernes » et notamment la question du contrôle et de la distribution de la viande par les élites. Cette partie n’oublie pas d’ailleurs de proposer un petit livret interne avec des illustrations couleurs parfois techniques.

La deuxième partie a pour thème principal « les représentations et les découpes de la viande au Moyen Âge et dans les temps modernes ». Les contributions analysent le poids et le rôle des trois acteurs ayant façonné de manière durable les habitudes alimentaires durant cette longue période : l’Église, les cours royales et les villes. Cette période est en effet marquée par la présence d’une nouvelle religion officielle le christianisme, ce dernier servant de « cadre de référence majeure pour penser et juger des comportements alimentaires ». Elle a alors cette connotation très particulière en latin le mot « viande » sert autant à caractériser la chair humaine que la viande que l’on consomme. La contribution d’Alain Dickens et Alban Gauthier intitulée : « retour sur la question de l’hippophagie dans l’Europe du Nord et du Nord-Ouest au Moyen Âge » a retenu notre attention puisqu’elle analyse une question délicate : celle de la consommation de la viande de cheval, certainement l’une des questions les plus délicates culturellement parlant en Europe occidentale. Les auteurs rappellent que l’idée d’un tabou posé par l’Eglise sur cette viande au cours du Moyen Âge, est souvent invoquée. En effet, cet interdit aurait été formulée entre le VIIIème et le XIIème siècle par la papauté notamment. Les auteurs démontrent que l’hippophagie a en réalité été à la fois pratiquée et condamnée depuis plus longtemps. Si certes, la consommation de viande de cheval a bien fait l’objet au cours du haut Moyen Âge d’interdictions de la part des autorités ecclésiastiques, elles ne peuvent cependant être expliquées pour des raisons religieuses. Ces dernières ne sont pas totalement absentes puisque le cheval est un animal jugé impur dans le judaïsme, mais rappelons aussi que le christianisme n’impose à ses fidèles aucun interdit alimentaire a priori, exception faite des interdits temporaires (comme le carême). Les auteurs présentent la réalité et la diversité des pratiques hippophagiques en Europe en fonction des lieux et des époques. Tandis qu’en Angleterre la consommation de cheval est attestée au huitième siècle, à l’inverse, elle est absente des tables romaines. De manière générale les Grecs et les Romains avant et après leur conversion de l’empire au christianisme, valorisent fortement cet animal et rejettent l’idée même de sa consommation, préférant en temps de famine manger de l’âne. Les auteurs s’attardent notamment sur le cas de l’Irlande où l’archéologie a démontré que le cheval était assez couramment consommé avant le Vème siècle. Pour autant, il ne faisait pas l’objet d’un élevage mais plutôt d’une consommation opportuniste probablement liée à une période de pénurie alimentaire.

La troisième partie, intitulée : « la boucherie, la production et la qualification des viandes aujourd’hui » propose huit contributions qui explorent un certain nombre de facteurs ayant contribué à faire évoluer la manière de produire, vendre consommer, et penser la viande en Occident. Le boucher est la figure centrale de cette partie, les différentes contributions se compétant les unes les autres. Sylvain Leteux se consacre aux « particularités du métier d’artisan boucher détaillant en France de la Révolution jusqu’au milieu du XXe siècle ». En effet, si le métier d’artisan boucher existe déjà dès l’Antiquité, une transformation majeure est observable au cours du XIXème siècle avec la séparation, plus ou moins rapide selon les endroits, entre deux activités désormais distinctes : l’abattage (boucherie de gros) et la vente au détail (boucherie de détail). Les relations entre les divers métiers (boucherie, charcuterie triperie) sont également analysées. Anne-Marie Martin propose quant à elle d’aborder le thème « apprendre la viande, du XXème siècle à nos jours ». L’apprentissage de la viande fait l’objet d’un diplôme national depuis le 20 juillet 1960, point de départ d’une décennie marquée par des évolutions majeures avec en tête et au cœur de ces mutations « la commercialisation des viandes et la rationalisation des abattoirs d’où le boucher est progressivement exclu » (p.376). Le chapitre n’oublie pas de mentionner les difficultés de recrutement de la filière et l’évolution de la formation qui s’est accompagnée, de fait, d’une perte des savoir-faire, situation d’ailleurs soulignée sans ambiguïtés et qui, finalement explique, indirectement, pourquoi et comment des mouvements tels que L214 ont su s’imposer en dénonçant les conditions dramatiques d’abattage des bêtes.

La conclusion de Madeleine Ferrières qui débute par la question : « qu’est-ce que la viande ? », rappelle que la viande est avant toute une construction culturelle et que la fabrique de la viande met d’abord en évidence la question d’une chaîne et d’une filière qui va du pré à l’étal. La question de l’opposition à la consommation de viande n’est pas abordée. Mais là n’est pas le propos car l’ouvrage qui se lit facilement au gré de l’envie, a pour objectif, avant tout, de nous montrer et nous rappeler avant tout que la consommation de viande a toujours fait partie de la culture des hommes, avec ses particularités, sa culture et ses interdits.

Cécile Dunouhaud