Réédité dans la collection Tempus Perrin, cette biographie de Lyautey date de 2004. Elle permet de découvrir la trajectoire d’un officier issu d’une famille lorraine mais également celle d’un administrateur qui a jeté les bases de la formation du Maroc moderne. Les quatre premiers chapitres de l’ouvrage traitent des années de formation de ce descendant d’une longue lignée de serviteur de l’État, qu’ils aient été militaires ou administrateurs. Il passe sa jeunesse dans un corset à la suite d’un accident. Et cette souffrance de ses jeunes années, cet isolement aussi contribuera sans aucun doute à forger le caractère de Lyautey.


C’est tout naturellement, après des études où il se distingue par son originalité et son talent d’écriture, qu’il rentre à Saint-Cyr, peu de temps après la défaite, pendant cette période où la république s’installe et qui est marquée par le temps du recueillement. Il apparaît comme un jeune officier esthète, amateur d’art, mais, et une ambiguïté évidente existe, très peu porté sur les femmes. Il n’hésite pas par contre, a évoquer dans ses lettres une forte tendresse pour certains de ses camarades.

Pourtant au début de sa carrière militaire, comme lieutenant, et capitaine, il est l’objet de sollicitations empressées d’une jeune Louise Baignère , à qui il doit écrire pour lui enlever ses illusions. Sa vision des femmes sera toujours une vision traditionnelle, d’un conventionnel accablant pour un esprit aussi original par ailleurs. Mais l’auteur de cette biographie ne parle pas explicitement d’une homosexualité que Lyautey semble avoir été capable de refouler. Du moins c’est ce qui apparaît lors des cinq premiers chapitres. Il se rattrape ensuite dans cette partie du chapitre huit: «Ce que tout le monde pense et que personne ne dit.»

Esthète et curieux

Esprit original, Lyautey observe les armées étrangères, s’intéresse à la formation des troupes, et, obligation de réserve oblige, rédige, dans la revue des deux mondes, un article important, sur le rôle social de l’officier. Incontestablement, Lyautey a intégré le changement fondamental que représentait l’introduction du service militaire de la conscription dans l’organisation de l’armée.
À propos de l’affaire Dreyfus, Lyautey reste extrêmement discret, et refuse toute prise de position, même si dans sa jeunesse, son attachement aux létigitimisme, aurait dû le conduire tout naturellement dans le camp des antidreyfusards. Jeune officier, il a le soutien du général de Boisdeffre qui l’accompagne au début de sa carrière.
Mais l’auteur évoque également un aspect beaucoup moins connu du rôle de Lyautey dans l’affaire Dreyfus. Il semblerait que le capitaine ait entretenu des relations de correspondance avec l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne, le major de Funck. Cette correspondance semble avoir été évoquée au cours du second procès Dreyfus, devant le conseil de Rennes, en 1899. Peut-être que le choix de la carrière coloniale, favorisé par le général de Boisdeffre, s’explique par la volonté de se mettre à l’abri des questions qui n’auraient pas manqué de se poser. Il semblerait pourtant que les échanges avec les cadres d’armées étrangères et était surtout inspirées par un goût certain pour les mondanités mais aussi par la curiosité intellectuelle, et plus si affinités.
Au moment de son départ le 14 octobre 1894, pour le Tonkin, Lyautey qu’il est né en 1854 est déjà un homme mûr, dont la carrière est à un tournant. Il n’a pas apprécié la vie de garnison en France, et seule la coloniale peut lui permettre de faire une carrière brillante.

L’aventure outre mer

Son arrivée au Tonkin, après un long voyage en bateau qui lui a permis de se livrer à sa passion de l’écriture, est riche d’opportunités. Le système du protectorat qui est mis en place lui permet de s’initier à la gestion des territoires et à l’administration des populations. Sa conception de l’administration coloniale est celle de la tache d’huile, du contrôle des territoires, des voies de communications et de la gestion au quotidien des populations.
Il expérimente cela à Madagascar et continue à progresser en grade. Lieutenant colonel, puis colonel, général enfin lorsqu’il est nommé aux confins de l’Algérie et du Maroc autour de 1904. Il a cinquante ans, Lyautey est prêt à remplir la mission qu’il voudra bien se donner, étant en cela représentatif de ces militaires bâtisseurs d’Empires, indépendants d’esprit, comme Marchand et Gallieni et peu aimés par le Quai d’Orsay et l’institution militaire.
C’est dans le chapitre consacré au portrait de l’aventurier que l’auteur évoque l’homosexualité de Lyautey. Il fait référence d’ailleurs à cette citation de Clémenceau qui montre à quel point les mentalités sur le sujet étaient en retard à cette époque ainsi que la verdeur de langage du Tigre. Lyautey ? un type qui a des couilles au cul, dommage que ce ne soit pas les siennes !
Arnaud Teyssier revient sur cet aspect de la personnalité de Lyautey, qui ne fera jamais son coming out, en évoquant surtout les travaux des autres biographes qui ont laissé un voile pudique s’abattre sur la question. On parle de lettres avec Jean Cocteau qui ne seraient accessibles aux chercheurs qu’en 2113 !
Peu importe après tout pour l’auteur et une fixation sur le sujet serait en effet déplacée. Lyautey est un esprit anticonformiste mais aussi un homme de son temps, il se vit comme un être de passions et d’enthousiasmes, dépressif dès qu’il est inactif, et engagé passionnément dans son œuvre, lorsqu’il devient résident général du Maroc. En 1907, le général Lyautey fait la connaissance d’Inès Marie de Bourgoing, veuve Fortoul, qu’il épouse deux ans plus tard, le 14 octobre 1909, à Paris. Faisant preuve d’un grand dévouement, elle œuvre de concert avec son mari qui disait d’elle qu’elle était « son meilleur collaborateur ».

Portrait d’un aventurier

C’est pourtant la même année, alors que les perspectives d’administrer le Maroc semble s’éloigner qu’il évoque son suicide dans une lettre retrouvée en 1997.
La crise d’Agadir amène la République à s’engager au Maroc. Pour Lyautey, en 1912, l’heure et venue de donner toute sa mesure.
Dans un Maroc éclaté, entre le Bled Makhzen, sous l’autorité lointaine et inefficace du Sultan, et le Bled Siba, en insurrection ou en révolte ouverte la plupart du temps, Lyautey fait un choix. Rétablir l’autorité, mettre en place un État maintenant les autorités légitimes mais en y associant l’efficacité administrative de la France, sans pour autant y imposer la toute puissance des fonctionnaires qu’il rejette.
Dans le même temps, Lyautey administre tout seul le Maroc, sans forcément se soucier des directives de Paris. Il met en place une comédie des apparences à partir du pouvoir du Sultan Moulay Youssef tout en considérant qu’il a un rôle à jouer, mais sus sa bienveillante autorité.
Très vite il s’engage à corps perdu dans des réformes, y compris celle de la justice, dans l’aménagement du territoire. La guerre de 1914 ne le surprend pas, et, s’il est d’accord pour transférer des troupes en métropole, c’est en contrepartie de l’envoi de territoriaux permettant de continuer la pacification du pays contre les tribus insoumises de l’Atlas.
En 1916, parce que la République en guerre entend s’appuyer sur une figure prestigieuse, synonyme de conquête, il est nommé en décembre 1916 ministre de la guerre à 62 ans.

Lyautey avait espéré poser des conditions à son entrée au ministère de la guerre, mais il doit prendre très rapidement à composer avec l’autorité de Briand et celle du grand quartier général. Il apparaît pourtant comme un précurseur dans son ministère en favorisant le développement de l’aviation, une arme nouvelle dont il perçoit très rapidement l’intérêt au combat. C’est tout de même sous son ministère qu’ont lieu les offensives Nivelle de sinistre mémoire. Peu rompu aux usages parlementaires, Lyautey s’est heurté à la chambre. Il prend ensuite la responsabilité de démissionner. Et dès le 25 mars il réintègre ses fonctions de résident général au Maroc. Revenu comme un véritable proconsul, il continue à maintenir la présence française sur le territoire, tout en jonglant avec les exigences de Clémenceau en matière de troupes, et les nécessités de maintenir des effectifs suffisants face aux différentes dissidences du Sud marocain.

Le Proconsul du Maroc

Après la victoire, il doit gérer l’augmentation rapide de la population européenne qui passe d’une dizaine de milliers à plus de 100 000 individus, largement influencés par un lobby colonial, dont le président se méfiait énormément. Il essaye sans succès, de convaincre le Quai d’Orsay de faire du royaume chérifien un partenaire de la Paix à Versailles. Après les élections de 1919 et la chambre bleu horizon, d’un soutien important pour mener sa politique dans les territoires mais il n’a aucune marge de manoeuvre pour aller au-delà. En 1920, de retour en France, il cherche des soutiens politiques, mais en dehors de l’action française qui reste tout de même marginale, il a énormément de mal à se faire entendre. L’auteur évoque d’ailleurs longuement les relations du général, bientôt maréchal avec Charles Maurras. Certes Lyautey maintient toujours un attachement réel au principe monarchique, mais dans le même temps, il « assume » la république a qui il a donné un empire.
Le prestige de Lyautey reste entier au Maroc et cela se manifeste lors de sa maladie en 1923. Dans les mosquées, on prie pour son rétablissement. Il participe en 1922 à l’inauguration de la mosquée de Paris, construite en dérogation de la loi de 1905, pour remercier les soldats musulmans morts pour la France.

La guerre du Rif

On s’intéressera également, dans les dernières pages de cet ouvrage, à la guerre du Rif, un sujet qui mériterait sans doute d’être traité dans les chapitres sur la colonisation, dans les terminales scientifiques. Une rivalité franco-espagnole semble avoir été à l’origine de ce soulèvement. Abdelkrim, élevé dans une école Espagnole a Melilla, apparaît comme un agitateur qui soulève sa tribu après s’être évadé de prison. Les troupes françaises mal préparées à une guerre de guérilla sont vaincues en 1921. Lyautey est encore une fois parfaitement lucide sur la nature de ce soulèvement. Loin d’être une révolte tribale traditionnelle, le soulèvement du Rif lui apparaît comme une guerre d’indépendance, menée par un chef qui fait la synthèse entre la culture traditionnelle culture européenne, et qui suppose une réaction rapide. Le 12 avril 1925, les villes deFez et de Tana sont menacées. D’autant que les effectifs demandés n’arrivent que très lentement.
un. Une des conséquences de cette guerre du rif et le renforcement du parti colonial, partisan d’une administration directe, ce qui allait à l’encontre des idées du résident général. C’est la raison pour laquelle la conduite des opérations militaires lui échappe au profit de Pétain, à un qui réunit 150 000 hommes pour mater cette insurrection.
Cette mise à l’écart amène Lyautey a demander à quitter son poste.
Une fois revenu en métropole, le maréchal maintient des liens avec les Croix-de-Feu, rêve d’un éventuel retour aux affaires mais cela ne va pas très loin. Il accepte de participer, comme haut-commissaire à l’organisation de l’exposition coloniale de 1931, se consacre au classement de ces notes, lettres et carnets qui ont accompagné sa vie, avant de s’éteindre en 1934. Il est pourtant approché par les différentes ligues au moment du 6 février 1934. Une fois de plus, Lyautey était l’homme des occasions manquées. il rend son dernier soupir le 27 juillet 1934.
La légende de Lyautey, est enfin évoquée dans les dernières pages de cet ouvrage. Le 50e anniversaire de sa mort en 1984 est passé inaperçu, même si une association nationale qui porte son nom réunit 12 000 membres.
Cette trajectoire particulière interpelle pourtant l’historien. Soldats et administrateurs de l’armée coloniale n’ont pas été simplement des brutes galonnées. Il existe pourtant quelques exceptions notables. La république leur confiait une mission qui n’était pas clairement définie, la course au clocher ou au drapeau était très largement improvisée. Ces hommes, avec leurs limites et leurs rêves, ont voulu dessiner des territoires en écrivant des pages d’histoire à partir de leurs histoires. Histoires particulières qui finissent par composer une geste coloniale qui est entrée dans l’imaginaire collectif et qui ait pu aboutir curieusement à cette loi de février 2005 sur le bilan positif de la colonisation. On comprend alors l’importance de la polémique qui en a découlé.

Bruno Modica