Olivier Deshayes est inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional, docteur en esthétique et sciences de l’art. Il a consacré en 2016 un ouvrage à Paul Delaroche, maître de Jean-Léon Gérôme.

 

Un artiste célébré de son temps

Jean-Léon Gérôme, peintre et sculpteur né à Vesoul en 1824, est l’une des figures majeures de la peinture académique de la seconde moitié du XIXe siècle. Si cette position lui valut les louanges d’un public admiratif et la reconnaissance des institutions officielles, elle lui attira aussi les critiques parfois virulentes des partisans d’un art « moderne ». Olivier Deshayes pose donc d’emblée la question de la mémoire d’un artiste reconnu à son époque mais éclipsé par l’éclosion des modernes qui jusqu’à aujourd’hui occupent le devant de la scène. Cet ouvrage n’est cependant pas une tentative de réhabilitation, déjà largement menée à travers des expositions comme celle présentée au Musée d’Orsay en 2010, ni même une biographie, pour laquelle l’ouvrage de Gerald M. Ackerman reste une référence incontournable. Il s’agit ici d’étudier un aspect particulier de l’œuvre de Gérôme : son rapport à l’Orient en tant que source d’inspiration nourrie par des voyages dont il ramène de nombreux objets. D’après le décompte d’Olivier Deshayes, les motifs d’inspiration orientale représentent environ 40 % de l’œuvre peint de Gérôme, soit davantage que les thèmes antiques (environ 8 %) pour lesquels le peintre est probablement davantage connu du grand public avec des œuvres comme Pollice Verso (1872).

Une figure de l’académisme triomphant

Au-delà de la figure de Gérôme, le livre offre une vision stimulante de la création artistique au XIXe siècle, encadrée par des institutions qui dictent le bon goût en matière d’art mais qui n’empêchent pas l’éclectisme et où se confrontent différentes visions de la peinture. Jean-Léon Gérôme, membre de l’académie des Beaux-Arts, fait partie des artistes reconnus par les institutions auxquelles s’ajoutent le Salon et le Grand Prix de Rome. Mais comment définir cet académisme dont Gérôme est l’un des représentants ? Le terme fait référence à un travail abouti, respectant les canons des beaux-Arts attribuant la primauté au dessin sur la couleur, mais aussi à un travail vecteur de valeurs sociales promues par leur époque. Pour ses détracteurs, partisans de l’art moderne, la perfection technique de l’académisme vient masquer la vacuité de la création artistique et brider l’élan créateur. D’autres critiques se portent sur le statut des œuvres. Si Emile Zola se montre partisan d’un art résolument novateur, son jugement critique n’est pas uniquement technique ou esthétique. Alors que Gérôme affiche une indéniable réussite, il est accusé de peindre principalement dans le but d’être reproduit par la photographie et la peinture afin d’accroître ses revenus : « Ici, le sujet est tout, la peinture n’est rien : la reproduction vaut mieux que l’œuvre » (E. Zola, 1867).

La vision occidentale de l’Orient

Au-delà de la figure de Gérôme, c’est tout le courant orientaliste qui fait l’objet de cette étude, courant auquel il est difficile de donner des contours précis : « L’orientalisme […] n’est pas un style ni une esthétique à proprement parler, mais un ensemble de courants complexes dont seul le thème est le dénominateur » (p. 123-124). Le courant orientaliste naît d’un imaginaire européen qui projette ses fantasmes sur un espace qui lui est étranger et qui lui sert de miroir. D’où la surreprésentation de certains thèmes dans la peinture où se multiplient les scènes de bain ou de prière, agrémentées de décors orientaux. Pourtant, selon Olivier Deshayes les baigneuses de Gérôme n’ont rien d’oriental hormis le cadre dans lequel elles prennent place. Les attitudes, la façon de les représenter n’ont de sens que pour un observateur européen.

Dès lors on peut s’interroger sur la vision de l’autre véhiculée par ces tableaux. L’exercice est néanmoins périlleux et a suscité des interprétations contradictoires. Certains critiques ont vu dans le courant orientaliste le témoignage d’une vision paternaliste de l’Orient, révélatrice d’un état d’esprit lié à la conquête coloniale. Olivier Deshayes prend le contre-pied de cette analyse : « Je soutiens que non seulement elles [les toiles] de Gérôme ne sont pas l’expression d’un racisme outrancier ni l’affirmation d’un colonialisme abject, mais qu’elles sont, a contrario, des images de mansuétude. Grâce à ses peintures orientalistes, le regard de l’Occident se fait plus ouvert, sa compréhension plus fine, son acceptation des différences plus aisées. Tout son œuvre peint s’affirme comme l’exact opposé des manifestations ou des indigènes sont exhibés comme des bêtes de foire durant tout le XIXe siècle ». (p. 246).

On l’aura compris, cet ouvrage va au-delà de la promesse de son titre et élargit son champ d’étude à toute la création artistique de la peinture au XIXe siècle en se livrant à une analyse de l’académisme et de l’orientalisme à travers le parcours et l’œuvre de Gérôme. Mais si l’œuvre du peintre sert de support à cette démonstration, on pourra regretter que de probables contraintes liées à l’édition, et notamment à la reproduction des œuvres, conduisent le lecteur à devoir largement s’en passer. Cela n’enlève rien à l’intérêt de ce livre.