Professeur émérite des Universités et vice-président de l’Association des amis de Jean Moulin, François Berriot est un éminent spécialiste de Jean Moulin. Il a publié en 2013 aux éditions de L’Harmattan un recueil  de témoignages, Autour de Jean Moulin, témoignages et documents inédits. Il publie aujourd’hui chez le même éditeur deux gros volumes qui rassemblent l’essentiel des écrits de Jean Moulin, depuis les devoirs du collégien jusqu’aux dernières lettres privées et aux derniers messages envoyés à Londres, en passant par les discours du sous préfet et du préfet. Précédé d’un avant propos de Daniel Cordier qui fut dans la clandestinité le secrétaire de Jean Moulin et qui est aujourd’hui l’un des cinq derniers compagnons de la Libération encore en vie,  suivi d’une postface de Bernard de Gaulle, le neveu du général, ces deux volumes constituent un ensemble passionnant, un outil de travail indispensable, une réussite éditoriale. Les textes proviennent de plusieurs fonds d’archives, dont ceux des archives nationales, du musée Jean Moulin de la ville de Paris, de la famile de Jean Moulin, de Daniel Cordier, de François-Yves Guillin, secrétaire puis biographe du général Delestraint, chef de l’Armée secrète

Structure des ouvrages

Les textes du premier volume sont rassemblés sous le thème de l’homme privé et du fonctionnaire républicain. Une première partie, assez courte, présente les « Écrits d’adolescence et de jeunesse ». La seconde partie rassemble les « Lettres privées et notes » : les  textes ont été écrits par Jean Moulin alors qu’il était chef de cabinet du préfet de l’Hérault puis de la Savoie, sous-préfet d’Albertville, de Châteaulin, de Thonon, chef de cabinet de Pierre Cot, secrétaire général de la préfecture de la Somme, préfet de l’Aveyron et de l’Eure-et-Loir, préfet révoqué par Vichy, ainsi que les lettres adressées lors du premier séjour à Londres et les lettres privées du temps de la clandestinité. La 3ème partie rassemble les « Discours, Lettres et Rapports d’un haut fonctionnaire », rédigés dans ses diverses fonctions de sous-préfet, chef de cabinet et préft.

Les textes du second volume sont rassemblés sou le thème de la mission Rex, confiée par le général de Gaulle à Jean Moulin, mission qui consista à rassembler la Résistance française en fédérant les grands mouvements de zone Sud puis de zone Nord, à créer l’Armée secrète et à fonder le CNR. La première partie présente les « Ecrits et Documents concernant la Résistance » : préparation du départ pour Londres, Londres à l’automne 1941, première étape de la mission Rex, Rex et Delestraint à Londres, seconde étape de la mission Rex. On trouve dans cette partie les télégrammes et rapports de Jean Moulin avec les services londoniens de la France libre, commentés quand leur compréhension le nécessite. Le lecteur peut ainsi pénétrer dans les réalités quotidiennes de la mission, ses dimensions matérielles, politiques et stratégiques. La seconde moitié de cette partie est composée d’une douzaine de documents et témoignages.

La seconde partie (210 pages) est toute entière consacrée au drame de Caluire qui vit l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin 1943. Elle n’est donc plus exactement dans le sujet puisqu’il ne s’agit pas d’écrits de Jean Moulin. Elle présente de très intéressants documents et témoignages, en particulier ceux qui ont pour origine l’instruction des procès de René Hardy, pour plusieurs d’entre eux publiés pour la première fois. Bien qu’elle soit précédée d’un exposé des faits, elle n’a d’intérêt que pour qui connaît déjà bien l’affaire et ses enjeux. Sur ce sujet, il nous semble que l’exposé le plus complet et le plus clair est celui que fait Daniel Cordier dans La République des catacombes.

Chaque partie du recueil est précédée d’une brève introduction dans laquelle François Berriot met en évidence l’essentiel de l’apport du texte, réflexion nourrie par sa profonde connaissance de son sujet. Ensuite, beaucoup des textes de Jean Moulin sont présentés, analysés ou complétés par des éléments indispensables à leur bonne compréhension qui les replace dans leur contexte et les situe quand il le faut par rapport à d’autres textes. Le lecteur peut ainsi cheminer, enrichir sa connaissance, comprendre ou découvrir. Une profonde cohérence se dégage de l’ensemble.

Mieux connaître les multiples visages d’un acteur de l’histoire

La lecture de ces textes nous permet de découvrir, ou de mieux connaître et comprendre, selon la situation du lecteur, l’homme que fut Jean Moulin dans ses situations successives de lycéen, d’étudiant, de soldat, de chef de cabinet, de sous-préfet, de préfet, de représentant en France du général de Gaulle et du Comité National français. « A ces multiples visages encore faut-il ajouter celui de l’homme privé et de l’artiste, tantôt amoureux de la vie et volontiers hédoniste, tantôt enclin à une réflexion philosophique parfois pessimiste sur l’existence et que révèlent, notamment, telle note sur Baudelaire et Pascal et les gravures souvent angoissées destinées à illustrer les poésies de Tristan Corbière », ajoute François Berriot dans une riche introduction à l’ensemble des deux ouvrages intitulée « A la recherche de Jean Moulin, ses Écrits ».

François Berriot rappelle quels sont les ouvrages majeurs consacrés à Jean Moulin : Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, est l’auteur de trois volumes monumentaux sur la vie de Jean Moulin, Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon (1989 et 1993) ; La République des catacombes (1999) ; Alias Caracalla, ses souvenirs de secrétaire de Jean Moulin qui l’a côtoyé quotidiennement de juillet 1942 à juin 1943 ; la biographie de Jean Moulin par Jean-Pierre Azéma (2003) ; Vies et morts de Jean Moulin de Pierre Péan, journaliste d’investigation, citant ses sources et rigoureux dans ses méthodes. Jean Moulin devant l’Histoire, colloque de 1999.

Ces études et écrits font que Jean Moulin n’est plus un inconnu, les fonds d’archives qui rassemblent ses échanges avec Londres en 1942 et 1943 sont pour l’essentiel ouverts au public ; Daniel Cordier en a publié plusieurs dans L’Inconnu du Panthéon. Mais il n’existait pas encore de présentation dans un ensemble chronologique accessible à un large public des écrits de Jean Moulin, publics et privés. Même s’il ne s’agit pas encore d’une édition exhaustive et critique (à laquelle travaille une équipe constituée autour de Christine Lévisse-Touzé), ce vaste ensemble de textes nous permet d’approcher davantage l’homme, de le voir œuvrer dans sa tâche de haut fonctionnaire, s’engager totalement dans la résistance, dialoguer avec son père, sa mère, sa sœur, ses amis personnels, les chefs des mouvements de résistance et le général de Gaulle.

Comprendre la construction de sa personnalité ainsi que sa conception du service de l’État et de la Résistance

Comme le montre François Berriot la lecture de ces textes est des plus instructives sur la construction de la personnalité de leur auteur ainsi que sur sa conception et sa conduite de l’action au service de l’Etat d’abord, dans le combat politique et militaire pour la libération de la France et la restauration de la République ensuite. Dans les premières années, Jean Moulin apparaît être un enfant et un adolescent qui rêve plus à ses loisirs (les jeux et le dessin) qu’à son travail de collégien et de lycéen. Il est un peu écrasé par la personnalité de son père jusqu’à ce qu’il s’oppose clairement à lui politiquement vers 1925, lors de la victoire électorale du Cartel des Gauches. François Berriot propose deux intéressantes analyses d’un Mémento de philosophie et des notes du Cours de législation industrielle, rédigés par Jean Moulin lycéen et étudiant. Il y détecte les principes qui inspireront Jean Moulin dans son action de haut fonctionnaire, à commencer par sa conception du rôle de l’Etat. Il se réjouit des progrès de la législation sociale et de son internationalisation ; il s’attache à analyser les lois qui améliorent les conditions de travail des enfants, des femmes, des domestiques, des ouvriers agricoles : les plus faibles. Il étudie la protection sociale, les assurances rendues obligatoires, le syndicalisme. Il s’intéresse à la coopération et son éloignement du marxisme apparaît comme une évidence.

Ses lettres privées nous informent sur ses lectures et sa vie intellectuelle. A ce propos Louis Berriot propose une analyse du fonds de la bibliothèque familiale, celle de son père enrichie au fil des ans par ses propres acquisitions ; bibliothèque qui fut « source de connaissance, de réflexion et de joie déterminante ». On y apprend que Jean Moulin préfère l’histoire de l’art et la réflexion sur la création artistique contemporaine aux romans

« Concernant l’action du haut fonctionnaire, de janvier 1926 à novembre 1940 (…) le lecteur découvrira (…) comment, en Jean Moulin, a mûri l’homme d’Etat ». Soucieux de son autorité, conscient de ses devoirs de représentant de l’Etat, il proclame son attachement à la patrie et à la République et manifeste ouvertement ses choix antifascistes. Il consacre du temps à sa famille, à ses amis, à sa vie privée, à ses loisirs sportifs, à l’art, à ses lectures. « A Chartres, durant les semaines terribles de juin 1940 et les quatre mois qui suivent, il fait preuve d’héroïsme : il incarne seul l’Etat qui vient de sombrer ; il protège ses administrés avec une lucidité, un courage, un sens de l’organisation qui forcent le respect des Allemands et même celui des hommes de Vichy qui vont le révoquer. »

A partir de mars 1942, clandestin en France, Jean Moulin s’exprime très régulièrement sur son action, sur les difficultés qu’il rencontre, sur les objectifs que Londres lui assigne, sur les principes essentiels de la lutte politique et militaire qu’il conduit et auxquels il adhère. Le lecteur peut prendre connaissance des « câbles » bihebdomadaires, des « courriers » » et des « rapports » en général mensuels, des comptes rendus de ses entretiens à Londres. On peut ainsi appréhender à partir des documents primaires, ses conceptions de l’action paramilitaire et des principes politiques qui inspirent son action. Son adhésion totale au général de Gaulle apparaît nettement. Ce qui ne l’empêche pas de ne pas toujours acquiescer aux demandes des bureaux londoniens (nous disposons aussi des messages et directives qui lui sont adressés) et le conduit à faire preuve d’un réel sens tactique. L’objectif ultime et fondamental est de libérer le territoire et de doter le pays de nouvelles institutions. Louis Berriot pense que pour Jean Moulin, « le gaullisme est une expression de l’esprit patriotique et républicain » ainsi que « l’expression d’un investissement personnel très profond ».

A ceux qui ne peuvent fréquenter les dépôts d’archives, cet énorme corpus offre l’occasion de se confronter aux documents primaires, ceux avec lesquels les historiens écrivent l’histoire. Il permet d’approcher comme jamais la personnalité et l’action d’un acteur de l’histoire. Il permet de se forger sa propre opinion et de constater combien furent ineptes certaines des accusations portées contre Jean Moulin. Pour les chercheurs il sera un outil de travail, d’autant plus efficace que l’index et le sommaire détaillé en facilitent l’usage.

Pour une approche simple de la personnalité, de l’action et de la mémoire de Jean Moulin, nous nous permettons de renvoyer aux comptes-rendus de nos deux conférences données à Béziers en août 2016 :

https://www.clionautes.org/le-role-historique-de-jean-moulin.html

https://www.clionautes.org/memoire-et-historiographie-de-jean-moulin.html

© Joël Drogland