Timothy Snyder est un historien américain enseignant à Yale. En 2010 il a publié un ouvrage intitulé en anglais bloodlands  et traduit sous le titre « terres de sang ». Dès sa parution, il a été considéré comme un ouvrage important dans l’historiographie de l’Europe de l’Est et de l’Holocauste. Il y étudie en effet l’histoire des territoires soumis à l’invasion et la violence des deux totalitarismes stalinien et nazi entre 1931 et 1953 et par là-même entremêle les slavic studies et les holocaust studies.

Cet ouvrage sera publié en Folio Histoire en novembre 2018.

 

L’auteur définit les terres de sang comme les « territoires soumis à la fois au pouvoir policier allemand et soviétique et aux politiques de tuerie de masse associées à un moment ou à un autre entre 1933 et 1945 ». Cela correspond selon les nombreuses cartes fournies dans le livre à la Pologne, les Etats baltes, la Biélorussie, l’Ukraine et une partie de la Russie (Leningrad). Dans son introduction et dans une partie annexe consacrée aux chiffres et à la terminologie, Snyder évoque la difficulté à délimiter ces territoires à la marge et explique avoir retiré certains espaces de la Russie soviétique et du Caucase car la terreur allemande ne s’y est pas appliquée de la même façon. Il explique également avoir retiré de son étude la Hongrie car occupée seulement à la fin de la guerre par les Allemands et la Roumanie car la politique d’extermination des Juifs fut une politique roumaine qui était alors alliée à l’Allemagne.

L’originalité de sa démarche consiste en l’utilisation de nombreuses sources en langue originale. Il exploite des archives ouvertes après la fin de la guerre froide dans différents pays (Allemagne, Pologne, Ukraine, Russie) et utilise de nombreux ouvrages d’historiens de l’Europe centrale. Sa bibliographie de 50 pages comprend des titres en allemand, polonais, russe, ukrainien, anglais…. Snyder accorde une grande importance aux chiffres, expliquant vouloir éviter les chiffres ronds. Il justifie ce choix en expliquant que chaque chiffre correspond à une histoire et à un véritable être humain auquel il faut rendre ainsi hommage. Par ailleurs, une autre caractéristique de la démarche est d’illustrer le propos avec de nombreux récits de vie qui incarnent cette tragédie. D’une manière générale, de nombreux faits sont déjà connus des historiens  mais  ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage réside dans le fait de s’être concentré sur cette région, en dépassant le cadre des frontières nationales et en adoptant une démarche chronologique plus globale, dépassant le simple cadre chronologique de la guerre ou de l’occupation soviétique.

L’année du début de l’étude est 1933 qui correspond à l’élection d’Hitler et à la Grande terreur ou grande famine en Ukraine. Dans l’introduction, Snyder explique le rôle important de la première guerre mondiale et de la guerre civile des années vingt sans pour autant s’y attarder et dans le premier chapitre évoque les années 31 et 32 en URSS. Les onze chapitres du livre sont organisés de manière chronologique et une grande importance est accordée à la seconde guerre mondiale.  Les trois premiers chapitres étudient principalement les années trente et les processus de fonctionnement de la famine, de la terreur et des déportations mis en place principalement par les Soviétiques. Six autres chapitres étudient la violence de masse, surtout nazie, pendant la seconde guerre mondiale. Enfin, deux chapitres sont consacrés à l’après guerre. L’étude se termine en 1953 à la mort de Staline.

Le premier chapitre, intitulé « Famines soviétiques » est consacré à l’étude de la Grande Famine qui toucha l’Ukraine entre 1931 et 1934. Snyder montre l’impact du plan quinquennal et de la collectivisation et l’organisation par l’Etat de la famine. Il cite ainsi Amartya Sen « La famine est en fonction de droits non de disponibilité de la nourriture en tant que telle ». Il en décrit les différentes étapes et montre par de nombreux témoignages des communistes les conséquences humaines sur les populations villageoises ukrainiennes. Il évoque ainsi les cas de révoltes féminines et de nombreux cas de cannibalisme.

Le chapitre II « terreur de classe » s’attache à décrire une deuxième partie du processus de mise en place des pouvoirs totalitaires. Il montre dans un premier temps la politique anti communiste et socialiste que mena Hitler dans sa campagne et dans les premières mesures coercitives contre les opposants. Il évoque ainsi les premiers camps (Dachau en 33, Buchenwald et Flossenberg en 37). L’auteur étudie en parallèle les violences, les déportations et les exécutions massives contre les koulaks menées par l’URSS et  évoque également les purges menées au sein même de leurs partis respectifs, grandes purges de 36 en URSS et Nuits des longs couteaux contre les SA de Röhm. L’année 36 fait l’objet d’une attention toute particulière. Snyder adopte une approche internationale en expliquant l’attitude de l’URSS dans la guerre d’Espagne contre les anarchistes et les trotskistes et celle de l’Allemagne qui signe en 36 avec le Japon un pacte anti komintern permettant l’encerclement de l’URSS.

Le chapitre III, consacré aux « terreurs nationales » étudie en parallèle les politiques contre les minorités ethniques des régimes soviétiques et nazis. A partir de 37-38, alors que l’URSS se présentait comme le héraut de la fraternité des peuples, 250 000 citoyens soviétiques furent exécutés sur des bases ethniques et de nombreux autres déportés au goulag. La minorité polonaise, accusée d’espionnage fut particulièrement touchée, à Leningrad, en Biélorussie où l’on trouve des fosses communes et en Ukraine. D’autres actions furent menées contre les minorités baltes, finlandaises et coréennes à l’Est. En Allemagne, les lois d’exclusion raciales furent mises en place dès 1935 avec les lois de Nuremberg. En 1938, l’oppression et les violences gagnèrent en intensité en particulier lors de la Kristallnacht le 9 novembre 1938. Entre 1938 et 1939, plus de cent mille Juifs allemands quittèrent l’Allemagne tandis qu’Hitler élaborait des projets d’expulsion vers d’autres pays.

Dans le chapitre IV intitulé « l’Europe de Molotov et Ribbentrop » Snyder étudie l’évolution de l’Europe centrale entre 1939 et 1941. Il s’attache à décrire le sort de la Pologne envahie par l’Allemagne le 1er septembre 1939 et l’URSS le 17 septembre à la suite de la signature du pacte germano-soviétique. Il étudie les conséquences de l’invasion allemande et de la guerre contre l’Armée et les civils. Il explique la création des Einsatzgruppen et les différentes décisions prises contre les élites polonaises et la population juive : création de ghettos dont celui de Varsovie qui regroupe 400 000 Juifs sur 5 km2 et politique d’affamement. En parallèle est étudiée l’invasion soviétique à l’Est et ses conséquences pour les populations polonaises comme les déportations et la mise en place des collectivisations. Snyder insiste tout particulièrement sur la destruction des couches supérieures des élites polonaises, de leurs déportations dans les camps et de leurs exécutions, en particulier à Katyn.

Snyder consacre le chapitre V à étudier « l’économie de l’apocalypse »  et l’intérêt économique que représentaient les terres de sang dans le cadre d’une logique impériale. L’Allemagne nazie était confrontée à la problématique de la construction d’un Empire sans accès fiable aux marchés mondiaux et sans puissance navale contrairement à la Grande Bretagne. L’Est représentait alors un immense territoire permettant une autarcie économique et surtout agricole. Hitler vit dans l’Ukraine un grenier à blé dans lequel il envisageait une colonisation poussée et une ré-exploitation des fermes collectives. Le Caucase représentait aussi un enjeu car riche en pétrole. Les Nazis organisèrent le plan de la Faim qui prévoyait des millions de morts. Pour nourrir les trois millions de soldats allemands  sans toucher aux rations alimentaires des allemands, il fallait priver les soviétiques de nourritures. Les officiers avaient comme consigne de ne pas nourrir les prisonniers et des dizaines de milliers de soviétiques moururent dans les camps en Biélorussie et en Ukraine. Cette politique d’affamement concerna également Leningrad qui subit un siège de plus de 900 jours. Le bilan s’y élève à un million de morts.

Le chapitre VI est consacré à la mise en place de la « Solution Finale » six mois après l’opération Barbarossa. La décision est prise d’utiliser les Einsatzgruppen et selon la formule de Himmler « l’Est appartient à la SS ».  Dans des territoires précédemment envahis par l’URSS, les nazis utilisèrent une propagande dans laquelle ils associent les Juifs aux communistes selon le principe du bouc émissaire. En Lituanie, ils s’allièrent à Victor Arajs et menèrent une politique d’extermination systématique. Les 70 000 Juifs de Vilnius furent tués à Polnary. Hitler encourageait les carnages et mettait les chefs des Einsatzgruppen en concurrence.  Un des plus importants massacres fut celui de Babi Yar où 33761 habitants du ghetto de Kiev furent exécutés.

Le chapitre VII, « Holocauste et vengeance », s’attarde sur la situation en Biélorussie où plus de deux millions de personnes trouvèrent la mort. Dans ce pays où les systèmes nazis et soviétiques interagirent, la population juive fut détruite mais résistante. Il développe le cas des massacres commis à Minsk et des différentes résistances qui se mirent alors en place. Il s’attache à décrire l’action conjointe dans les forêts et marais des résistants communistes organisés sous forme de guérilla et de celle des Juifs enfuis du ghetto. Il insiste sur le cycle des représailles allemandes de plus en plus meurtrières.

Dans le chapitre VIII, « usines de la mort nazies », il est question des camps d’extermination. Snyder explique qu’à l’Est de la ligne Ribbentrop Molotov, environ 2,7 millions de juifs ont trouvé la mort par balles dès 41 et 42 tandis qu’à l’Ouest les morts sont dues aux politiques d’affamement et aux exterminations par gaz. Il détaille l’opération Rheinhard menée par Odilo Globocnik et en particulier la création de Belzec dans laquelle il montre l’importance du programme « euthanasie » contre les handicapés. Il détaille ensuite les créations de Sobibor et Treblinka dans la zone de Varsovie. Il explique aussi le rôle des prisonniers soviétiques dans la construction et la garde des camps. Enfin, il consacre une grande partie à Auschwitz. Il explique l’originalité du site qui est à la fois un camp de travail pour les prisonniers de guerre dès 40-41, une usine d’IG Farben et, à partir de 42 une usine de la mort où l’on utilise le Zyklon B. Il insiste également sur le fait que ce camp est un centre d’extermination des populations juives extérieures à la Pologne et aux terres de sang : Grèce, France, Belgique, Pays Pas, Italie. Plus de 100 000 tsiganes y trouvèrent la mort.

Le chapitre IX est consacré aux résistances et est de ce fait intitulé « Résistances et incinérations ».Il décrit la reconquête progressive des soviétiques en Biélorussie grâce à l’opération Bagration et insiste sur la défaite des Allemands encerclés à l’Est et l’Ouest. Ce chapitre étudie plus précisément les cas de résistance polonaise. Il développe les deux cas de résistance au sein de Varsovie. Il s’attache tout d’abord à l’insurrection du ghetto de Varsovie et montre les différentes mouvances politiques juives et le déroulé des faits. Il insiste également sur les liens entre l’Armée intérieure et la résistance du ghetto puis en explique les conséquences. Il étudie ensuite la deuxième insurrection menée par l’armée intérieure le 1er août 1944 avec la libération du camp Varsovie situé sur le site du ghetto. Il analyse dans le détail la réaction allemande et montre comment Staline a décidé de ne pas apporter son aide aux résistants polonais. En ne s’associant pas à la Résistance polonaise, Staline fait un camouflet aux occidentaux et Snyder y voit le début ou du moins la prémisse de la guerre froide.

Le dixième chapitre, intitulé « nettoyages ethniques » analyse les transferts de population menés par les Communistes en Europe centrale et en URSS après la recomposition des frontières et plus particulièrement celles de la Pologne. A la fin de la guerre, les Allemands n’avaient pas prévu les évacuations de civils et beaucoup d’Allemands furent coincés entre l’armée allemande et l’Armée rouge qui pratiquait le viol des Allemandes et la prise de prisonniers pour travailler. A Breslau, la flotte soviétique coula 206 bateaux utilisés pour évacuer les civils  Par ailleurs, à Yalta Staline récupéra les terres polonaises situées à l’Est de la ligne Molotov Ribbentrop et déplaça la Pologne à l’ouest vers la ligne Oder Neisse. L’ouvrage montre comment les communistes adoptèrent une politique de pureté ethnique et comment cette décision eut pour conséquence le déplacement de plus de sept millions d’Allemands vers l’Allemagne. Les Allemands de la Volga ou situés dans les Etats Baltes durent également partir. Par ailleurs, à l’Est les populations ukrainiennes et polonaises durent elles-aussi être déplacées pour vivre dans leurs pays respectifs. Enfin, l’ouvrage évoque les déportations des populations musulmanes de Crimée et du Caucase vers le Kazakhstan et le Kirghizistan. Il en conclut que plus les déportations se faisaient vers l’Est, plus les taux de mortalité étaient élevés.

Le dernier chapitre s’attarde enfin sur « l’antisémitisme stalinien ». Il analyse l’interprétation de la seconde guerre mondiale par Staline et s’attarde sur sa démarche historiographique qui vise à éliminer le génocide juif de la lecture de la guerre et focalise sur le sacrifice et le courage russe (bataille de Moscou et de Stalingrad). Or la majorité des victimes soviétiques étaient issues des terres de sang, membres de minorités ou juifs. Il montre comment Staline est confronté à la difficulté de contrôler l’univers mental des victimes de la guerre et des prisonniers de guerre qui ont connu la vie hors de l’Union soviétique et qui ne sont plus capables de croire la doxa communiste. Dans ce cadre, il fit éliminer Mikhoels, le directeur du théâtre de Minsk qui ne voulait pas que le massacre des Juifs tombât dans l’oubli. Par ailleurs, dans le contexte de la création de l’Etat d’Israël et du début de la guerre froide, Staline fit accuser les juifs d’espionnage au profit des Etats Unis. Il fit déporter la femme de Molotov et organisa des procès qui n’avaient plus rien à voir avec ceux d’avant guerre. L’auteur développe en particulier le cas du procès des blouses blanches contre les médecins juifs en 1952 et 53. L’ouvrage s’attarde également sur le cas polonais et la réécriture de l’histoire, en particulier celle de l’insurrection du ghetto qui devint l’œuvre des communistes.

 

Pour conclure, on peut dire que l’ouvrage Terres de sang est un très bon outil pour appréhender l’Europe centrale et orientale comme un gewaltraum, un espace soumis à la violence.