L’ouvrage de Pierre Parlebas et de Thierry Depaulis retrace l’histoire d’une série de gravures originales de Nicolas Prevost récemment redécouverte et d’un pan de l’histoire sociale aux frontières du loisir et du sport que sont les jeux, en proposant à la fois une analyse de la série mais aussi de leur démarche.

L’ouvrage est relativement court (162 pages), et abondamment illustré, ce qui permet d’apprécier la série de gravures de Nicolas Prevost dont les deux auteurs ont fait le sujet de ce livre et qui leur permet d’affiner leur étude des jeux et sports de la première modernité : Pierre Parlebas, sociologue et chercheur autour de l’éducation physique, signe les trois premiers chapitres de ce livre, Thierry Depaulis, chercheur spécialisé dans les jeux de cartes, le dernier.

Les deux premiers chapitres, d’à peine quatre pages à eux deux, sont en réalité deux préfaces, même si seul le premier en porte le nom. « Des jeux en images » revient brièvement sur la particularité historique de ce recueil de gravures, qui jusque récemment n’était connu qu’en partie et réputé devoir demeurer incomplet. Les gravures manquantes, retrouvées dans les collections américaines, laissent imaginer ce qu’une meilleure connaissance des collections étrangères et un meilleur accès par la production d’inventaires en ligne et papier permettrait de réaliser dans d’autres domaines que l’histoire des jeux et ce cas particulier de la série de Nicolas Prevost.

« Les jeux de Nicolas Prevost », tout aussi court que le chapitre précédent, est en réalité une mise en garde méthodologique sur la source : l’intégralité de la série reconstituée a été reproduite dans l’ouvrage, sur double page pour certaines, sur simple page avec détails pour les autres, le tout accompagné des légendes d’origine, auxquelles les auteurs ont ajouté les noms des jeux eux-mêmes, les ayant presque tous identifiés. La série étant numérotée, il a été décidée de conserver l’ordre voulu par le graveur.

Le corps principal de l’étude repose sur les deux derniers chapitres de l’ouvrage. Avec « Jeux de la Renaissance : miroir d’une culture », Pierre Parlebas revient sur l’historiographie de la série, alors incomplète et sur le projet explicité par les gravures, à savoir l’ambition de représenter de façon exhaustive les « jeux », entendus au sens large, de tous âges et de tous sexes. Si l’objectif d’exhaustivité n’est pas atteint (par le graveur), la série comprend cependant un grand nombre de jeux, par le biais d’un représentation multiple par planche (entre 3 et 4 jeux chacune, soit 114 jeux en tout), qui vont servir de base à une analyse sociale de la part de Pierre Parlebas. La suite du chapitre n’est donc pas une description de chacun des jeux, mais une analyse des données tirées des gravures, au moyen de graphiques et de dénombrements que l’auteur a essayé de rendre les moins « fastidieux » possibles. Il s’intéresse ainsi aux acteurs de ces jeux, la part masculine par rapport à la féminine (la première étant largement prédominante), le caractère genré des jeux ou au contraire leur mixité, ainsi qu’à la délicate question de l’âge des joueurs selon le type de jeu et celle des catégories sociales représentées d’après leurs vêtements. Nous ne le suivons pas quand il affirme qu’au vu des habits, les joueurs du XVIe siècle se mélangeaient bien moins entre classes populaires et classes aisées que ne veut bien le dire Philippe Ariès. En effet, il faut peut-être voir dans ce choix vestimentaire qui fait des joueurs de la série des enfants aisés, de la bourgeoisie, davantage un miroir de la clientèle visée par le graveur, urbaine, bourgeoise, avide de réflexion sur ses activités, idéalisée, que la preuve d’un changement de mode de jeux depuis Brueghel où enfants des élites et plus populaires jouaient ensemble. On en veut pour preuve l’idéalisation que l’on peut repérer dans la représentation de l’environnement et de l’architecture (l’auteur parle de géométrisation et de domestication de la nature, mais cela va au-delà) : les maisons sont solides, les rues propres, les paysages simplifiés. Suivent ensuite une série de réflexions fort intéressantes sur la place des animaux dans les jeux, des objets, spécifiques ou non, utilisés au cours de ces jeux, avec une majorité d’objets que l’auteur qualifie d’écologique, car fabriqué sur place ou emprunté à l’environnement naturel ou domestique. La faible part d’objets spécifiques par rapport à notre époque rejoint l’absence de lieux spécifiquement dédiés aux jeux d’enfants, si ce n’est l’extérieur de la maison (96 % des cas).

Pierre Parlebas revient également sur les différents types de jeux et leur codification, telle qu’elle apparaît dans les gravures. Alors que les jeux cognitifs sont en très grande minorité et les jeux de hasards, moralement répréhensibles chez les adultes et a fortiori chez les enfants, sont absents, les jeux moteurs représentent trois cas sur quatre, avec une préférence de l’artiste et de la société moderne pour les jeux socio-moteurs (interaction corporelle nécessaire avec d’autres participants), à l’inverse de notre société qui insiste davantage sur les jeux psychomoteurs (sans interaction nécessaire avec d’autres participants), et notamment pour les jeux d’attaque-défense et de lancer qui mettent en avant le contact non violent et l’habileté des participants. Un jeu représenté sur trois possède une codification mais plus d’un sur deux n’entraîne pas de comptabilité, qui de toute manière n’est pas représentée par Prevost, ce qui renforce l’idée d’une idéalisation de la pratique, intemporelle et éternelle, sans vainqueur ni vaincu. De ces remarques découle alors une réflexion sur l’image du lien social donnée au travers de ces gravures. Thierry Parlebas distingue ainsi trois types de jeux : les oppositifs, les coopératifs et les alternatifs, représentant respectivement un quart, un tiers et presque une moitié des jeux, soit un accent mis sur des relations sociales mouvantes au gré des occasions. Il revient également sur l’hypothèse d’une inspiration majoritairement religieuse des jeux qui, du moins au travers de cette série, semble être une exagération et conclue sur la place de la série de gravures de Prevost dans l’évolution des pratiques ludiques et sociales comme d’un entre-deux. Peut-être manquent-ils ici des éléments de comparaison avec d’autres séries de jeux (les représentations de Brueghel et de Jacques Stella ont été citées, mais sans être convoquées plus longuement), ce qui amoindrit quelque peu la force de la démonstration.

Le dernier chapitre, de Thierry Depaulis, « Les trente-six figures, contenant tous les jeux (1589) : un trésor redécouvert », s’attache davantage à la série sur le plan matériel. Le fait qu’il s’agisse de gravures sur bois, accompagnées de sizains, toutes construites sur le même modèle, inscrit ces gravures dans une production populaire. Le chapitre se subdivise en cinq sous-chapitres afin de rendre compte de l’histoire de la série et de sa redécouverte et de la quête de l’artiste l’ayant réalisée : l’accent est davantage mis dans cette cinquantaine de pages sur l’évolution des connaissances sur cette série, la démarche des historiens, que sur un état des lieux organisé des connaissances et hypothèses suite à la redécouverte. On passe ainsi d’une présentation des gravures conservées à la Bibliothèque nationale de France, les unes vendues (et attribuées) chez Guillaume Le Bé à la fin du XVIe siècle, les autres chez la Veuve Leclerc dans le premier tiers du XVIIe siècle, à l’analyse des informations tirées de l’article du Magasin pittoresque de février 1847 sur lequel se sont appuyés les historiens jusqu’à la redécouverte des planches manquantes, à la description et l’historique de l’album de la Morgan Library & Museum de New-York, puis à l’évocation de Nicolas Prevost et enfin, à un réexamen des planches conservées en France. L’approche choisie est très pédagogique pour illustrer la démarche des chercheurs (le retour à la source pour confirmer chaque information, et éviter les erreurs de retranscription, comme pour la date de 1589 devenue 1587), ainsi que pour mettre en valeur le phénomène des éditions et rééditions, y compris sur d’autres supports (gravures sur cuivre), mais elle risque de ne pas satisfaire, voire de perdre, qui s’attendrait à un simple état des lieux suite à cette redécouverte. Le sous-chapitre consacré à la figure de Nicolas Prevost, dont on ignore encore s’il s’agit du dessinateur, du graveur ou des deux, de la série originale, permet de revenir, brièvement, sur la carrière de l’artiste, mais peu sur ses inspirations pour cette série, Baptiste Pellerin et ses Sept aages de l’homme exceptés. De même, il n’y a pas de comparaison faite entre la série originale de Nicolas Prevost, les gravures faites par Guillaume Le Bé et celles de la veuve Leclerc, ni même de mention de gravures de la série conservées dans d’autres institutions : est-ce à dire qu’à part l’absence d’encadrements et des vers sur certaines gravures de la veuve Leclerc, les rééditeurs de Nicolas Prevost lui ont été exactement fidèles, que dire des couleurs que l’on trouve sur la reproduction en couverture de l’ouvrage ? Est-ce à dire qu’on a ici le corpus complet, entre la Bibliothèque nationale de France et la Morgan Library l’ensemble du corpus des Trente-Six figures ?

L’ouvrage, bien emmené, propose un vrai retour sur la démarche du scientifique, appliquée ici au cas des Trente-Six figures, et une analyse sociale à partir des sources visuelles et de la matière des jeux qui peut être utilisée pour parler des liens sociaux, des mentalités, de la place des hommes/femmes et des enfants/adultes, de la consommation et de l’utilisation de la nature, de la place du corps à l’époque moderne, etc.. Il s’inscrit pleinement dans la bibliographie de l’histoire des jeux et de la gravure, dont certains éléments sont donnés en fin des 3e et 4e chapitres, et dont l’un (Elisabeth Belmas, Jouer autrefois. Essai sur le jeu dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle) a fait l’objet d’un compte-rendu dans la Cliothèque en 2006.

Tiphaine Gaumy