Journal d’un officier de gendarmerie servant à l’arrière du front pendant la 1e Guerre Mondiale.
Dans la très vaste symphonie des mémoires et souvenirs de la Première Guerre Mondiale, les combattants de toutes les armes et de tous les fronts ont fait entendre leur voix. Une seule pourtant était restée muette jusqu’ici : celle des gendarmes qui, postés dans la coulisse des combats, assumèrent les tâches ingrates de la prévôté aux armées. Dans l’ombre des soldats du Front, ces soldats de la loi étaient les gardiens discrets mais fermes de l’ordre public et de la discipline militaire. Leur mémoire est demeurée d’autant plus silencieuse que leur figure était détestée des combattants : à une mission répressive s’associait en effet une image peu gratifiante d’embusqués puisque, même s’ils étaient à portée des obus, les gendarmes ne servirent jamais en première ligne face à l’ennemi (et n’eurent de ce fait jamais droit à la Carte du Combattant). Amalgamée au souvenir polémique des exécutions pour l’exemple, avec laquelle elle n’avait pourtant pas de lien direct, cette renommée dépréciative explique que leur guerre se soit muée en un fort tabou y compris au sein de la gendarmerie elle-même. A ce titre, la publication du journal du capitaine Allard, chef prévôt de la 18e division d’infanterie, constitue une contribution intéressante qui permet d’éclairer un aspect oublié -et déconsidéré- de la vie militaire de la Grande Guerre.

Le rôle des gendarmes aux armées

Bénéficiant d’une copieuse présentation de 66 pages, due à la plume sensible de la grande moderniste Arlette Farge, qui souligne à juste titre l’intérêt novateur du document qui lui a été remis, ce texte avait été conservé jusqu’alors dans la famille de l’officier. Mort de la grippe espagnole en décembre 1918, Jules Allard en a assuré la rédaction pendant deux ans et deux mois, d’août 1914 à octobre 1916. Durant cette période, on suit donc pratiquement au jour le jour la destinée de la prévôté divisionnaire de la 18e DI puis, après la mutation d’Allard dans un poste sédentaire moins astreignant de l’arrière (à Brienne-le-Château) en juillet 1916, ses activités dans ce service de surveillance territoriale. On ignore le motif de l’interruption du journal, que ce soit par lassitude personnelle, ou tout simplement du fait du moindre intérêt de ses nouvelles fonctions. Les deux années de guerre relatées permettent cependant de prendre pleinement la mesure de l’action de la gendarmerie à l’arrière du Front. Les effectifs impliqués sont minimes, de l’ordre de 20 000 hommes (dont 1200 y perdirent la vie) pour contrôler des millions de combattants sur toute l’étendue du Front. La force prévôtale mise à la disposition du capitaine Allard à la mobilisation d’août 1914 ne compte que 22 gendarmes (7 à pied et 15 à cheval) pour une division d’infanterie entière. Les gendarmes aux armées sont donc surchargés de travail et accomplissent un service astreignant et souvent ingrat.

Au sein de la 18e DI, le prévôt Allard subit d’abord le périple erratique de la campagne de 1914 : désordre, confusion et improvisation dominent alors le ressenti d’un chroniqueur submergé par les événements auxquels il assiste, et dont la logique chaotique lui échappe. L’officier participe à la bataille de La Marne sans le savoir, et ne le comprend que rétrospectivement. Une fois le front stabilisé, il vit le nomadisme perpétuel des cantonnements de l’arrière, au fil des relèves et des transferts de sa division. La guerre s’y apprivoise et s’y banalise à travers les routines qui s’instaurent. Après l’Yser (où Allard souligne l’attitude peu coopérative des populations flamandes belges), il officie en Artois puis dans l’Argonne. Les souffrances qu’il éprouve sont dues aux maux résultant de sa santé fragile et au manque de sommeil. Le danger physique essentiel provient des bombardements.

Même si les tâches de la guerre de mouvements (ou des grandes offensives) sont assez distinctes de celle de la guerre de position, une grande partie des missions de la gendarmerie prévôtale s’avère en fait une banale extension des besognes ordinaires du temps de paix. Au reste, dans les zones qui lui sont imparties, sa compétence juridictionnelle englobe non seulement les troupes mais également les civils qui s’y trouvent. Ce quotidien de guerre similaire aux pratiques du temps de paix est multiple : recherche de renseignement, patrouilles, constats et enquêtes de police judiciaire, surveillance statique de points de passage (ponts, carrefours, gares et voies ferrées), contrôle de la circulation routière et ferroviaire, police des moeurs, police du ravitaillement, répression des tarifs abusifs de vente des denrées aux troupes, contrôle des débits de boisson et répression de l’ivresse, lutte contre le braconnage, police des cantonnements, protection et contrôle de la population civile (habitants, réfugiés et étrangers) et même, exceptionnellement, service d’ordre lors des visites de personnalités.

A cela s’ajoute une série de missions spécifiques au temps de guerre, notamment durant les phases de la guerre de mouvement et les grandes séquences offensives. Les cas d’espionnage sont une obsession particulièrement présente en 1914 (mais il est sans doute délicat d’y faire la part des réalités et des rumeurs). Des arrestations d’insoumis, de déserteurs, d’absents sans autorisation (souvent en raison d’affaires sentimentales) et de fuyards ont lieu. Les gendarmes doivent aussi prendre en charge l’escorte et le transfert de prisonniers de guerre allemands, encadrer l’enfouissement des cadavres d’hommes et des charognes de chevaux jalonnant les champs de bataille conquis, ainsi que le ramassage du matériel militaire abandonné ou détruit. Il leur faut encore assurer la régulation de la circulation par les boyaux d’accès aux tranchées en cas d’offensive. Enfin, on leur assigne la détention des militaires passant en conseil de guerre, et ils doivent être présents lors des cérémonies de dégradation ou d’exécution des condamnés.

Le témoignage du capitaine Allard

Le métier de gendarme aux armées est donc aussi multiple qu’absorbant. Accablé de responsabilités (il est aussi, à plusieurs reprises, major de cantonnement), le capitaine Allard prend la plume quand il le peut. Il épanche peu ses émotions dans ses carnets, dont l’écriture est surtout factuelle. Lorsque, posant son képi, des états d’âme affleurent ponctuellement, leur expression reste pudique. L’appareil critique accompagnant son journal est, à juste titre, sensible à son environnement familial, mais ne considère sans doute pas avec la pleine attention requise la carrière de l’intéressé. Consultable en ligne sur le site Leonore, le dossier de Légion d’honneur de Jules Allard (http://www.culture.gouv.fr/Wave/savimage/leonore/LH002/PG/FRDAFAN83_OL0021060v001.htm) permet de mieux appréhender son parcours. Son passé militaire est celui d’un fantassin engagé à l’âge de 18 ans et y ayant gravi tous les grades par ses mérites, depuis le rang de simple soldat jusqu’à celui de capitaine. Ainsi s’expliquent sa familiarité avec certains des lieux traversés, comme le camp de Mourmelon, et les liens amicaux de longue date entretenus avec d’anciens frères d’armes servant dans l’infanterie. En outre, il s’avère que notre témoin est un gendarme novice, qui n’a intégré cette arme (transfert peut-être motivé par sa santé fragile ?) que le 23 mars 1914 ! Ce peu d’ancienneté au sein de la gendarmerie fait envisager qu’il ne soit sans doute pas pleinement représentatif de la mentalité professionnelle de sa nouvelle vocation… ni peut-être de la culture de la confidentialité qui y est associée.

L’écriture minuscule et les abréviations pratiquées par Jules Allard ont entravé le déchiffrement de son texte. Il n’est donc pas incongru que quelques fautes d’interprétation puissent subsister (d’étranges «cavaliers d’infanterie» et un malencontreux «infanterie colonel» au lieu d’infanterie coloniale p.77, des lisiers pour des lisières p.80, des «soutiers d’infanterie» qui sont plutôt des soutiens p.81, une attitude du tireur et non du «tueur» p.96, d’étranges «cargaisons de munitions» qui doivent être des caissons p.98, tandis que le «fleuve de la colline» est sans doute son flanc p.188). On peut aussi rester perplexe devant la teneur de quelques notes. La tonalité psychologisantes de certaines d’entre elles semble surinterpréter des clichés banaux (comme p.181). D’autres manifestent de petites lacunes de culture militaire (emploi du curieux terme d’«élévation de service» p.182 pour désigner l’avancement, tandis que l’évocation par Allard des «Joyeux» des Bataillons d’infanterie légère d’Afrique [les fameux Bat’d’Afs] p.189 n’a pas été comprise). Enfin, une petite énigme d’édition n’est pas non plus éclaircie : presque tous les protagonistes cités apparaissent sous leur seule initiale patronymique. Il n’est nulle part précisé s’il s’agit du système de désignation adopté par Allard lui-même ou bien d’un parti-pris de transcription, en vertu d’un principe de discrétion peut-être désuet, d’autant que l’immense majorité des épisodes relatés n’a rien de compromettant. Certains de ces noms peuvent du reste être aisément identifiés grâce aux tableaux annexes.

Outre la présentation rédigée par Arlette Farge, le journal du capitaine Allard est judicieusement enrichi par l’adjonction de divers documents. Le contenu des synthèses d’activité périodiques qu’il a rédigées au profit de sa hiérarchie de septembre 1914 à décembre 1915 recoupe largement son témoignage principal. S’y ajoutent plusieurs tableaux d’effectifs et d’activité, notamment d’instructives récapitulations des motifs de verbalisation et d’arrestation constatés par la prévôté de la 18e DI. Enfin, des papiers personnels du capitaine (quelques-uns sous forme de fac-similés) et une postface de l’éditrice scientifique du texte lui apportent un éclairage émotionnel.

En définitive, le journal du capitaine Allard mérite légitimement d’être découvert par les passionnés de la Première Guerre Mondiale. Il délivre un aperçu vivant du quotidien dans la zone des armées à l’arrière immédiat du Front. Il permet aussi de dévoiler l’action des gendarmes dans l’exercice de leur rôle méconnu de police de l’arrière. Réprimant les désordres, enrayant la désertion, contrôlant la circulation et sévissant contre la délinquance, leur activité est aussi large qu’intense. D’après les carnets de notes et les tableaux d’activité remplis par le capitaine Allard, la criminalité sous l’uniforme apparaît comme un fléau nettement plus palpable que les attitudes de refus de la guerre dans cette première partie du conflit, antérieure à la crise de 1917. Lorsque celle-ci survient, Allard a malheureusement cessé d’écrire son journal. Mais le texte qu’il nous a laissé remplit néanmoins le rôle méritoire de démystifier une légende noire. Il révèle la banalité d’un métier somme toute plus dissuasif que répressif. Telle fut la Grande Guerre des gendarmes, scrupuleuses sentinelles du devoir sous la pluie des obus.

© Guillaume Lévêque