C’est un livre original que proposent les deux auteurs qui ont été enseignants en primaire puis formateurs. On ressent bien dans cet ouvrage leurs deux facettes professionnelles. Leur constat de départ est que les jeunes enseignants en formation lisent peu de littérature professionnelle car les urgences liées à leur entrée dans la carrière s’imposent à eux. S’ils le font pourtant c’est pour ficher un auteur, histoire de ne pas être coincé à l’examen de recrutement. A leur décharge, la littérature pédagogique peut avoir parfois pour défaut d’être jargonnante et peu accessible. Pourtant, les travaux des penseurs de l’éducation sont utiles pour évoluer. Face à ce constat, la proposition du livre est originale et audacieuse.

Un livre à plusieurs tiroirs

L’ouvrage est organisé en six axes composés de plusieurs chapitres. Dans la première partie du chapitre, on suit Ellen, une enseignante imaginaire mais réaliste qui raconte ses débuts. Ensuite, un dialogue fictif s’instaure entre elle et un penseur de l’éducation à propos d’une question qu’elle se pose ou d’une difficulté qu’elle a rencontrée. Dans la dernière partie, les auteurs fournissent des compléments sur le pédagogue. Il faut être clair et dire que ce journal d’enseignante est fictif mais totalement crédible par rapport aux thématiques abordées. De même, le dialogue fictif avec le pédagogue s’appuie, dès que possible, sur des textes de l’auteur et vise à ne pas dénaturer ses propos. A cet égard on trouve certaines de leurs citations. Chaque auteur est aussi clairement identifié autour d’une thématique au début du chapitre. Il faut accepter ce postulat qui peut sembler artificiel mais qui en réalité fonctionne vraiment bien. Les auteurs précisent aussi clairement ce qu’est ou ce que n’est pas leur livre. Il ne s’agit pas de présenter de façon exhaustive la pensée d’un pédagogue du moment que son nom est cité mais en revanche il se veut une « tentative pour mettre en résonance certaines interrogations de jeunes praticiens et les  […] réflexions […] d’un grand penseur de l’éducation. ». Les six axes proposés suivent en quelque sorte l’évolution des préoccupations d’Ellen. Il faut signaler plusieurs tableaux très utiles en fin d’ouvrage qui récapitulent les thèmes, auteurs et axes d’analyse abordés et propose aussi des connexions entre eux.

Enseigner et faire apprendre

Il faut redire que même s’il s’agit d’un texte imaginé, les préoccupations qu’on y lit sont tout à fait crédibles. Sur la thématique d’ « enseigner et faire apprendre » le dialogue s’instaure avec Pestalozzi. Il faut préciser aussi qu’il s’agit bien dans l’écriture d’un véritable dialogue ce qui en rend la lecture à la fois facile et agréable. Parmi les éléments essentiels de ce premier chapitre, souvenons-nous de la nécessité d’un ancrage de la connaissance dans le réel ainsi que la nécessité de l’activité pour apprendre. Ellen prend alors conscience qu’elle ne laisse pas suffisamment les élèves exprimer leurs satisfactions quand ils comprennent quelque chose. Le point complémentaire précise utilement que Pestalozzi a élaboré des principes plus qu’une méthode. Ellen fréquente ensuite Freinet qui a souvent été caricaturé. On apprendra peut-être au passage que, blessé à la guerre, Freinet avait des difficultés pour parler longtemps d’où des pratiques pédagogiques qui laissaient une grande autonomie aux élèves. Les auteurs n’hésitent pas à proposer un pas de côté avec Tolstoï pour qui apprendre est un acte libre. Le lien entre le journal et le penseur est très clair comme lorsque Ellen est face au dilemme de finir le programme ou d’aller moins vite pour laisser aux élèves le temps de manipuler. Face à cette interrogation, c’est John Dewey qui est appelé à la rescousse et c’est l’occasion d’expliquer sa formule « learning by doing ». C’est une autre façon de dire la nécessité du concret pour l’enfant mais cela doit être encadré. Olivier Decroly a quant à lui signalé que la connaissance n’est pas que dans les livres mais qu’on peut s’appuyer sur des témoignages ou sur des noms de rues par exemple pour faire de l’histoire autrement. A la fin de chaque axe, Ellen revient sur ce qu’elle a appris en quelque sorte. Au terme de cette première partie on comprend mieux ce que signifie enseigner et faire apprendre.

Organiser le travail

Le journal d’Ellen se poursuit sur la question de l’organisation du travail. C’est Maria Montessori qui est la première interrogée et, encore plus que pour d’autres pédagogues, il faut veiller à ne pas la caricaturer. Ainsi, il faut se rendre compte que l’usage de matériel n’est pas une fin en soi, mais il faut également considérer le contexte dans lequel elle a formulé ses propositions. A une époque où l’enseignement était verbal, son approche sensorielle marquait une véritable rupture. On poursuit avec la question du travail de groupe ou en groupe et, sur ce point, Roger Cousinet et Philippe Meirieu apportent leurs éclairages. Il faut mesurer certes les difficultés d’une telle procédure mais aussi toujours se rappeler que ce n’est pas parce que le professeur enseigne que l’élève apprend. 

Dans la tête des élèves 

Ellen est confrontée à la difficulté d’enseigner les mathématiques et elle cherche donc à en savoir plus sur les mécanismes d’apprentissage. A travers Bachelard le livre propose donc une approche du concept si essentiel d’obstacle. Vygotski est évoqué pour son idée de zone proximale de développement puis on enchaine sur Piaget pour qui « réussir n’est pas comprendre ».  Avec Pierre Bourdieu c’est l’occasion d’aborder la question du langage, le fait qu’élèves et enseignant n’en ont pas forcément la même représentation. Ellen se livre alors à une liste d’activités qui peuvent permettre que davantage d’élèves s’emparent de la parole. Ainsi ne pas user dans les échanges avec les élèves uniquement de la méthode interrogative qui appelle une réponse simple. Les auteurs abordent également la question des neurosciences et on pourra notamment retenir la formule d’Olivier Houdé pour ne pas croire qu’elles apportent une solution unique : « le cerveau est donc à la fois universel et individuel ». Ellen revient ensuite dans son journal à ce qu’elle a appris de nouveau en soulignant quelques faits essentiels : « avant je me regardais enseigner, maintenant, je les regarde apprendre » ou l’indispensable conseil d’essayer de se mettre à la place des élèves. 

Comportement et savoir-être

Cette partie aborde notamment la question de l’autorité qui est souvent vue par les enseignants débutants comme le point crucial. Quelle part donner à la liberté de l’enfant et à la contrainte ? Ces aspects sont éclairés par Alexander Neill ou Rabelais. C’est l’occasion de préciser la pensée de ces auteurs car là encore elle a parfois été caricaturée. Neill n’encourageait pas l’anarchie mais une forme d’autonomie avec des règles décidées en commun. Sur la question de la violence, on peut retenir deux enseignements majeurs de Korczak : il faut différer et faire réfléchir. Un système de boite aux lettres dans la classe peut permettre aux enfants d’exprimer leurs craintes, leurs récriminations tout en mettant l’objet de celles-ci à distance. L’idée est de passer de l’impulsif au contrôle de soi. Les auteurs remettent aussi en avant la pensée un peu oubliée d’Henri Wallon à travers huit idées essentielles de l’auteur dont l’une où il souligne qu’il existe un développement réciproque entre le physiologique et le psychologique. 

Valeurs, dilemmes et routines

Progressant dans l’année scolaire, Ellen élargit aussi le champ de ses questionnements. Le thème commence avec Condorcet qui posa le fait que l’école devait être un lieu où l’on apprend à exercer son jugement. Joffre Dumazedier a lui mis en avant l’idée de l’autoformation et, à travers son exemple, est posée la question de la formation des jeunes enseignants.  Celle-ci contient trop souvent une dimension descendante qui met en avant des pratiques exemplaires. On lira aussi avec intérêt le dialogue imaginé entre Ellen et Daniel Hameline sur la question de l’évaluation.

Du langage de la pratique au langage scientifique

Parvenue au terme de son année scolaire, Ellen revisite le redoutable dyptique théorie/pratique. Elle discute alors avec un formateur d’aujourd’hui. Il faut se garder de croire que seul compte le terrain car la « dimension professionnelle d’une formation exige que l’on s’intéresse à des aspects généralisables qui permettront de gérer de nouvelles situations ». On retiendra également que « c’est parce que le stagiaire a vécu quelque chose qu’il a mis en mots directement la situation vécue, qu’il va donner sens au discours savant ». 

En conclusion, les auteurs reviennent sur le chemin parcouru grâce à ce livre : ce journal professionnel imaginé, mais tout à fait crédible, a permis d’aborder la pensée de vingt-deux auteurs. C’est cette diversité qu’il faut souligner et on souscrit pleinement aux recommandations des auteurs qui invitent « à s’abreuver à des sources diverses et de se laisser interpeller par certaines similarités ou oppositions. » C’est donc un ouvrage original dans sa forme qui réussit à tisser les liens indispensables entre terrain et recherche.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes