Depuis plus de 50 ans, les théories complotistes circulent au sujet du premier homme sur la lune. La plus célèbre étant, bien sûr, que la scène aurait été tournée dans un studio de cinéma par Stanley Kubrick lui-même (d’où la fusée Apollo sur le pull de l’enfant dans Shining …) à la demande de la NASA afin d’asseoir l’influence des Etats-Unis face à l’URSS. Pour justifier leur assertion, les Apollo-sceptiques multiplient les arguments (du drapeau qui flotte à la roche avec un « C » dessus) pour tenter de convaincre leur auditoire. Résultat : en 2019, 1 Français sur 10 pense que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune !

C’est dans ce mélange de conquête spatiale et de fake news que nous propose de plonger les auteurs de ce roman graphique.

Les auteurs

Patrice Perna est né le 14 février 1966 en banlieue parisienne : il est scénariste de bande dessinées et journaliste. Après des études littéraires et un BTS de publicité, il s’oriente finalement vers le dessin en autodidacte et commence sa carrière d’illustrateur dans une agence de publicité. C’est là qu’il fait la rencontre de  Fane avec qui il crée Skud, une série d’anticipation. En parallèle il découvre le monde du journalisme et quitte celui du dessin pour s’y consacrer exclusivement. Il devient alors reporter pour la rubrique sport aventure : il réalise de nombreux reportages sur le Paris-Dakar, se liant d’amitiés avec Jean-Pierre Fontenay  avec qui il coécrit la série Calagan dessinée par Fane. Il crée aussi avec Henri Jenfèvre la série Tuning Maniacs. Il quitte le journalisme pour se consacrer uniquement à la bande dessinée en 2010 à la suite du succès du Joe Bar Team tome 7 pour lequel il a réalisé le scénario. Depuis il multiplie les collaborations avec différents auteurs dont son acolyte Fabien Bedouel avec qui il se lance dans la bande dessinée réaliste, abordant des thèmes plus historiques qu’il intègre dans des fictions (Kersten médecin d’Himmler,  ForçatsDarnand le bourreau Français). En 2018, il renoue avec sa passion du journalisme en réalisant un reportage au Sénégal pour la revue XXI sur le massacre de tirailleurs sénégalais en 1944 à Thiaroye. Son article donnera naissance à un album publié aux Arènes et dessiné par Nicolas Otero : Morts par la France. En 2021, Patrice Perna publie Valhalla Hotel avec Fabien Bedouel et La Part de l’ombre avec Francisco Ruizgé.

Fabien Bedouel est né le 11 juin 1978 à Blois et est diplômé en animation de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) en 2004. Après plusieurs projets comme animateur et une activité de story-boarder, il débute dans la bande dessinée en 2008 aux côtés de Merwan ChabaneFabien Nury et Maurin de France, sur la série d’aventure L’Or et le sang (4 tomes). En 2009, il débute le diptyque Un long destin de sang, polar historique situé dans le contexte de la Première Guerre mondiale, en compagnie de Laurent-Frédéric Bollée. En 2011, il commence la série OPK avec le scénariste Matz. En 2013, il travaille pour la première fois avec Patrice Perna. La série Kersten, médecin d’Himmler, dont le premier volume paraît en 2014, reçoit un bon accueil, et marque le début de leur collaboration. En 2015, le duo se lance dans Forçats (2 tomes), édité par Les Arènes BD, qui traite du bagne et de la trajectoire d’Albert Londres. En 2017, ils publient le premier tome de Darnand, un triptyque portant sur Joseph Darnand, chef de la milice française durant l’Occupation.

L’histoire

Le 21 juillet 1969, l’Américain Neil Armstrong pose le premier pas sur la lune. Tout se passe bien jusqu’au moment de repartir : Armstrong aperçoit alors un drapeau soviétique planté sur la Lune ainsi qu’un module lunaire à proximité. Mais, sa stupéfaction ne s’arrête pas là : au pied du LEM soviétique se trouve le corp sans vie d’un astronaute qui s’avère être une femme. Et si le premier être humain sur la Lune était un soviétique et qui plus est une femme ?

Les auteurs vont alors abandonner l’équipage américain pour s’intéresser à l’expédition soviétique. On découvre alors que, le 3 juillet 1969, deux engins soviétiques ont été envoyés dans l’espace : dans le premier un cosmonaute aguerri, le commandant Pavel Alexandrovitch Nikolaïev, et dans le second, le lieutenant Khrounov et la major Tatiana Terechmariova.

C’est bien sûr cette dernière qui va être l’objet central de ce roman graphique. Ainsi, on découvre qu’elle est née en 1937 dans un village près de Moscou et que, très jeune, elle se passionne pour la science et l’espace. Défiant la volonté de sa mère et l’ambiance machiste de l’époque, elle devient instructrice de saut en parachute. Elle est alors sélectionnée dans le projet spatial soviétique grâce à son appartenance aux Jeunesses Communistes mais surtout à la portée symbolique de son origine prolétarienne. La suite du roman graphique s’intéresse aux péripéties de l’équipage soviétique et, surtout, à celles qui vont amener Tatiana à être la première à alunir et à y trouver la mort.

Mais, les dernières pages vont amener cette histoire vers une autre dimension : ce récit présenté avec forces de détail et d’intervenants « scientifiques » est-il une réalité historique cachée jusqu’à aujourd’hui ou bien une autre de ces fake news autour de cet évènement mondial ?

Mon avis

Tout d’abord, ce roman graphique est une véritable réussite visuelle. Les dessins sont entièrement réalisés dans un superbe noir et blanc mettant en avant l’immensité de l’espace et la petitesse des humains dans cet environnement hostile et isolé de tout. La grandeur des espaces est aussi amplifiée par le choix des tailles des cases souvent très grandes (voire des cases qui font la page entière). Enfin, la tension est accentuée par le peu de dialogues entre les cosmonautes (les 28 premières pages sont entièrement muettes !) donnant l’impression d’avoir entre les mains un storyboard d’un futur film. Les références cinématographiques sont, d’ailleurs, prégnantes oscillant entre l’aventure humaine de L’étoffe des héros aux séquences en apesanteur de Gravity.

Mais, la réussite de cet album ne s’arrête pas à sa beauté visuelle. En effet, en reprenant les codes du vrai-faux documentaire, les auteurs nous amènent à une réflexion sur les fake news et leur fabrication. Ainsi, ils entrecoupent le récit d’interventions de personnages extérieurs que ce soit un ancien membre de la NASA ou un ex-ingénieur aérospatial de l’URSS apportant des arguments techniques (et donc une crédibilité scientifique) autour de cette expédition.

Cependant, à la page 171, on découvre que ce récit est en fait l’œuvre d’un réalisateur souhaitant mettre en lumière la version cachée de la conquête spatiale en affirmant que le premier pas sur la Lune a été fait par une femme soviétique et que l’URSS n’a pas pu exploiter cet évènement car elle n’a pas pu récupérer les images tournées par Tatiana. Pour ce faire, ce faux réalisateur dit s’appuyer sur l’histoire des cosmonautes fantômes mis en lumière par un vrai artiste-photographe, Joan Fontcuberta, qui dans son faux documentaire « Sputnik » a réussi à faire croire à l’histoire fausse d’un cosmonaute russe disparu dans l’espace en 1968.

Enfin, le dernier intervenant, consultant pour une chaîne d’informations en continu, qui apparaît p.206, permet aux auteurs de décrypter les codes des fake news. En effet, il évoque une « lasagne dialectique », c’est-à-dire un empilement de vérités et de contre-vérités maquillés d’arguments techniques. De telles sortes que le spectateur ne peut que croire ce qui lui est présenté. La difficulté de démonter une fake news est aussi mis en lumière lors de ce dialogue entre la journaliste télé et le consultant après que ce dernier ait affirmé que ce sont bien les Américains qui ont fait le premier pas sur la Lune :

  • Journaliste : Mais alors, comment sait-on que « Tout cela est vrai » comme vous dîtes ?
  • Consultant : Je … Enfin … Quelle question ! On le sait par ce que cela provient d’un source officielle et sérieuse…

  • Journaliste : Si je comprends bien, vous n’avez pas plus d’éléments ou de preuves tangibles à nous offrir. Ce sera donc au téléspectateur de se faire sa propre idée ?

Bref, derrière ce récit de conquête spatiale divertissant, se cache une réelle réflexion sur les fake news. Ce roman graphique trouvera donc pleinement sa place dans les CDI de lycée aussi bien pour l’exploiter en Histoire et en HGGSP concernant la rivalité spatiale entre Etats-Unis et URSS lors de la Guerre froide que dans une séquence d’EMI sur les fake news.