Laurent Joly est un jeune ( 42 ans) et brillant historien qui s’est imposé comme un des meilleurs spécialistes français de la question complexe portant sur Vichy et la Shoah. Depuis une vingtaine d’années, il y a consacré l’essentiel de ses recherches et publié une petite dizaine d’ouvrages, s’intéressant en particulier au parcours d’antisémites notoires tels Xavier Vallat ou Darquier de Pellepoix, ainsi qu’ au rôle et à la responsabilité des bureaucrates antisémites dans la participation de Vichy au génocide (1).

Dans son dernier livre, L’État contre les juifs, Laurent Joly a pour ambition de proposer au lecteur une synthèse de cette question historiographique sensible, sur laquelle il travaille depuis 20 ans. S’inscrivant dans la lignée des travaux de Paxton, Marrus et Klarsfeld, il s’appuie sur une connaissance approfondie des recherches entreprises depuis quelques décennies par ses collègues. En témoigne un vaste appareil de notes de 110 pages, véritable mine d’informations et de citations que l’auteur a préféré reléguer en fin d’ouvrage, pour ne pas alourdir le texte de sa synthèse et décourager le lecteur par le foisonnement de l’érudition.

Le livre est composé de 7 chapitres qui suivent grosso modo un ordre chronologique, mais surtout qui sont basés sur un questionnement en 7 points, auquel l’auteur s’efforce de répondre clairement, mais sans jamais céder au piège de la simplification ou de la schématisation:

  • Chapitre 1: Vichy 1940, antisémitisme français ou collaboration?

  • Chapitre 2: 1940-1942, deux zones, deux politiques?

  • Chapitre3: La grande rafle du Vel’ d’hiv’, quelle responsabilité de la France?

  • Chapitre 4: Sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français?

  • Chapitre 5: Que savait-on de la politique d’extermination?

  • Chapitre6: Un État criminel?

  • Chapitre 7: L’épuration a-t-elle ignoré le sort des juifs?

“ État actuel des connaissances historiques sur le sujet”, le livre de Laurent Joly renouvelle aussi sur certains points cette histoire et bat en brèche un certain nombre d’idées communément admises. Nous nous contenterons ici de donner quelques exemples, fatalement “subjectifs”, des aspects les plus remarquables d’un livre d’excellente facture.

Dans le premier chapitre, il questionne l’interprétation paxtonienne qui fait du statut des juifs d’octobre 1940 une loi purement française, expression d’un antisémitisme bien français. Selon l’auteur, cette loi doit aussi être analysée dans le contexte de l’occupation et des premières mesures antisémites prises par les nazis en zone occupée; dans la perspective d’une active collaboration souhaitée par Vichy, il fallait faire montre de bonne volonté… Ce qui expliquerait le durcissement de la loi par rapport au projet de l’été 40 et sa proximité avec les statuts raciaux inspirés des lois de Nuremberg.

Le chapitre 3 sur la rafle du vel’ d’hiv’ est vraiment excellent et remarquable! Sur cette tragédie bien connue ( ou que l’on croyait bien connaître…), devenue un marqueur mémoriel fondamental, (…) ce crime inexpiable qui, à lui seul, condamne Vichy et la politique de collaboration” (p. 73), l’auteur nous offre un récit et une analyse historique de haute volée qui parlent à l’intelligence et au cœur. Laurent Joly s’attache en effet à dénouer les fils qui ont conduit à ce crime de masse, suivie en août 42 de la rafle de 10 000 juifs en zone libre. Commençant par “le haut”- les projets génocidaires des nazis qui rencontrent opportunément la volonté d’affirmation des autorités de Vichy défendue par l’ambitieux et égocentrique Bousquet -, l’auteur descend un à un les échelons de l’administration française, de la préfecture de police de Paris et de ses chefs de bureau dociles, veules ou antisémites convaincus, selon la personnalité de chacun des acteurs; jusqu’au dernier échelon, celui des agents chargés de la sale besogne d’arrêter hommes, femmes et enfants, dès le petit matin… Cette “histoire vue d’en bas”, “micro-sociohistorique” (p.11), au plus près des acteurs, est sans doute un des aspects les plus intéressants et les plus novateurs du livre. Dans ce chapitre central de son ouvrage, l’auteur nous rappelle, sans le savoir, les quelques principes fondamentaux sur lesquels se fondent l’éthique de l’historien en République : l’étude approfondie des sources ; comprendre et expliquer avant de juger ; mais se garder de tout relativisme moral. Non! Toutes les idées ne sont pas entre elles ressemblantes et acceptables! Oui! La rafle du vel’ d’hiv’ fut bien un crime inexpiable du régime de Vichy!

Dans le chapitre 6,“Un État criminel?”, l’auteur analyse la participation de l’administration française à l’entreprise génocidaire, en adoptant, là encore, le point de vue d’une histoire incarnée par des hommes placés à des postes clé et qui, par leur docilité, leur zèle ou leur passion antisémite, portent une lourde responsabilité dans ce crime d’état. Fruit de ses recherches, L. Joly nous offre ainsi une galerie de portraits de ces “criminels de bureau” qui fait froid dans le dos!(1) Dans le dernier chapitre du livre, il montre que les responsabilités de ces hommes dans la persécution des juifs ne furent pas occultées et passées sous silence pendant l’Épuration, contrairement à l”idée communément admise. Cependant, au regard de la gravité des faits, force est de constater que la justice fut la plupart du temps bien clémente et que nombre de ces “criminels de bureau”, (avec le temps passant sur les mémoires et les lois d’amnistie de 51 et 53), purent se réintégrer sans difficulté dans la société française.

Laurent Joly accorde bien évidemment une large place à la question centrale : Vichy a-t-il sacrifié les juifs étrangers pour sauver les juifs français? Autrement dit, sa politique a-t-elle été motivée par le souci de “protéger” nos concitoyens juifs? On le sait, ce débat est récurrent depuis quelques années et c’est l’angle d’attaque choisi par ceux qui, à l’extrême droite, cherchent à réhabiliter le régime de Vichy et son chef. L’auteur répond à cette question complexe en deux temps: dans le chapitre 4 et dans la conclusion. Dans le chapitre 4, il montre que si Vichy n’a jamais mis sur le même plan les juifs étrangers et les juifs français – ce que l’opinion n’aurait pas accepté-, le souci de protéger les juifs français n’a jamais constitué l’axe de sa politique”juive” ni une priorité. Il montre aussi qu’à partir de l’été 43, Vichy, au fond, abandonne les juifs français à leur sort: sur les 23.307 juifs déportés entre juillet 43 et août 44, 47 % étaient nés en France…

Dans la conclusion, l’auteur revient sur cette question centrale en tentant d’expliquer pourquoi près des ¾ des juifs ont survécu dans notre pays. Il se livre au difficile exercice de la comparaison avec les autres pays victimes de l’entreprise génocidaire et apporte de multiples arguments. Nous n’en retiendrons qu’un seul ici (vous n’avez qu’à lire le livre!). La politique de Vichy à l’égard des français juifs est comparable à celle des autres États alliés ou satellites du Reich, comme la Roumanie, la Hongrie ou l’Italie, pays qui n’avaient pourtant pas les mêmes traditions démocratiques que la France. Ainsi, si “ l’on admet que la préservation de l’intégrité physique de ses citoyens est, pour un État, un sorte de minimum dont il n’y a pas lieu de se prévaloir, on doit considérer que le gouvernement Laval-Pétain n’a aucun mérite, à avoir agi, en somme, comme les États satellites “opportunistes” (p. 233). Avoir envoyé à la mort 40% des juifs étrangers présents sur le sol français en 1940, “là réside sans doute le principal crime de Vichy : avoir bafoué les principes élémentaires du droit d’asile, qu’en dépit de la guerre alentour et du contexte d’occupation, il aurait pu tenter de faire respecter (au nom de la tradition historique de la France ou des valeurs chrétiennes) s’il n’avait poursuivi, par ailleurs, une politique de collaboration et de régénération nationale.” (p. 236)

Pour conclure, le livre de Laurent Joly est une excellente synthèse sur le sujet, écrit par un historien- chercheur parvenu à la maturité. C’est aussi une excellente réponse adressée à ceux qui instrumentalisent cette histoire à des fins politiques.

Je conseille vivement sa lecture à tous ceux qui s’intéressent à cette période noire de notre histoire, et en particulier, à mes collègues enseignants du secondaire!

(1): L’Antisémitisme de bureau. Enquête au cœur de la préfecture de police de Paris et du commissariat général aux questions juives, Laurent Joly, Grasset, 2011.