La montagne et l’affirmation de la bourgeoisie cultivée (1786-1914)
Dans le prologue, Olivier Hoibian, de l’université Paul Sabatier de Toulouse, rappelle la césure entre cols et vallées très tôt utilisés et fréquentés et l’univers solitaire des cimes, source de menaces. Il s’interroge sur le fait qui peut alors être considéré comme point de départ de l’alpinisme et quel fut le rôle des bourgeoisies dans la conquête des cimes?
Si la date de 1492 et l’ascension du Mont aiguille par Antoine de Ville est souvent retenue par les historiens, la correspondance des humanistes bernois en 1541, analysée par Philippe Joutard, met très tôt en évidence des caractéristiques que l’on retrouvera dans le mouvement de conquête des hautes terres: goût de l’effort, sens esthétique et désir de connaissance. Le pari scientifique de De Saussure et la première ascension du Mont Blanc montre clairement le rôle de la curiosité scientifique dans ce mouvement au même titre selon l’auteur que les grands voyages de Humbolt ou La Pérouse.
Quelles sont dès lors les conditions pour que soit réalisée la conquête des “monts maudits”?
L’inspiration positiviste de la science comme référence universelle, le développement des sociétés savantes, la fascination romantique pour le spectacle de la nature, le rôle de l’individu et une certaine forme de course à la conquête, l’émergence du tourisme aristocratique alliant hygiénisme et plaisirs mondains et enfin l’affirmation des valeurs bourgeoises; ces caractères se retrouvent largement dans toute l’Europe avec toutefois des “couleurs” un peu différentes selon les pays ce que montrera au fil de l’ouvrage l’étude par les différents auteurs de la fondation et du développement des Clubs alpins.
L’objectif pour chacun des auteurs est de montrer comment les conditions économiques, sociales et politiques influent sur le développement de l’alpinisme et comment l’opinion publique reçoit la nouvelle des exploits mais aussi des drames de cette conquête des sommets.
Michel Tailland, de l’université de Toulon introduit la première étude par pays avec bien entendu le cas de l’Alpine Club britannique créé en 1857. En pleine ère victorienne c’est un lieu de sociabilité masculine pour l’élite aristocrate et bourgeoise autour d’un objet particulier, la haute montagne. L’auteur propose un portrait sociologique de ce cénacle qui compte de 1857 à 1900 moins de 1000 membres, il dresse aussi une chronologie de l’exploration du massif himalayen jusqu’à la conquête de l’Everest.
C’est de Lausanne où il enseigne l’histoire de la médiation sportive que Gianni Haver évoque, dans le second chapitre l’histoire du Club Alpin Suisse au moment même de la naissance de la Suisse moderne et du développement du tourisme. Il existe en fait peu d’études sur ce Club alpin du fait de sa structure très tôt fédérale, pourtant le C.A.S. a joué un rôle important dans la réglementation du métier de guide, la topographie et même l’aménagement du territoire. Fondé en 1863 le C.A.S. se caractérise par la motivation scientifique mais aussi la crainte d’une “mainmise” anglaise sur les Alpes. D’abord bourgeois, le club se démocratise dès avant la première guerre mondiale et joue un rôle de formation de la jeunesse en mettant en relief les valeurs morales et éducatives de la montagne.
J.P. Zuanon de l’IEP Grenoble propose ses conclusions sur le Club Alpin Italien. Né dans la période troublée de l’unité italienne, il se donne pour objectif, outre la conquête des cimes, de contribuer à la formation de la jeunesse et au développement du sentiment national.
Si les géologues tiennent une grande place lors de la création, c’est la première ascension du Mont Viso, le 12 août 1863, par des Italiens qui symboliquement est fondatrice. Le recrutement se fait dans la bonne société disposant de temps libre, de ressources et d’un certain esprit d’aventure. Comme en Suisse, le C.A.I. s’intéresse au métier de guide, à l’aménagement des refuges mais aussi à la sauvegarde de la forêt et même participe aux actions de reboisement des pentes. A la fin du siècle l’évolution des buts conduit vers la notion de pratique pour le plaisir de grimper, une controverse oppose les tenants d’un alpinisme utilitaire à vocation sociale opposés à l’alpinisme sportif considéré comme suicidaire aux partisans de l’alpinisme sans guide comme Guido Rey qui organise des conférences sur l’alpinisme acrobatique. Une des originalités du C.A.I. est sans doute l’existence d’un alpinisme populaire, issu des randonnées scolaires développées par Tedeschi où la montagne est vue comme une école de vie.
C’est pour ses compétences linguistiques que l’on a fait appel à Michel Mestre, de l’université de Toulon, pour évoquer le Club Alpin Austro-Allemand. L’ascension en 1800 du Groosglockner marque les débuts de l’alpinisme. L’exploration glaciaire par des géographes comme Hermann Schlagintweit à qui on doit une thèse sur le mouvement des glaciers et qui avec ses frères explore l’Himalaya des les années 1850 affirme la tendance scientifique, cependant très vite la composante sportive se manifeste. Des querelles se développent à mettre en rapport avec les courants politiques: grande Allemagne, Empire Austro-Hongrois, luttes d’intérêt et d’influence entre Bavière et Prusse. Son originalité certaine est d’être une organisation transfrontalière ce qui génère une émulation entre les groupes locaux et un rapide mouvement de construction de refuges. Sur le plan sociologique, la bourgeoisie du commerce et de l’industrie et la haute administration domine sauf à Vienne où l’aristocratie est bien représentée.
La connaissance reste le premier but affiché avec un axe central sur la protection de la flore et de la faune.
Un fort courant nationaliste s’exprime dans les textes s’inscrivant ainsi dans la pensée pangermaniste et l’introduction du terme aryen dans diverses publications.
La tendance sportive se manifeste par une pratique sans guide et surtout par la recherche de nouveaux espaces avec l’escalade pure qui se développe parallèlement à l’essor des clubs gymniques. Quant aux pratiques lointaines, le club s’intéresse au Caucase et à l’Afrique en relation avec le mouvement colonial.
C’est depuis l’I.E.P. Bordeaux qu’Emmanuel Nadal décrit la naissance et l’évolution de la Société polonaise des Tatras. Dans le contexte politique difficile d’un état introuvable, la “Pologne des partages” expression reprise à Marcel Roncayolo, un contexte de foisonnement culturel, naît en 1873 la Société des Tatras, massif modeste qui ne dépasse pas les 2700m mais qui joue un rôle symbolique fort pour les Polonais: espace refuge et espace d’apprentissage de la nation. Très vite la société devient un lieu de découverte du massif mais aussi un lieu de sociabilité des élites cultivées, ouvert progressivement aux classes moyennes. Alors qu’on y débat à propos de l’aménagement: protection ou promotion des activités touristiques, la “sportivisation” gagne peu à peu du terrain en particulier avec la pratique du ski et après la première guerre mondiale une internationalisation des activités vers l’ensemble du massif alpin puis vers l’Himalaya.
Olivier Hoibian reprend la plume pour le petit dernier, né en 1874 seulement, le Club Alpin Français. Rapidement nombreux, presque 8000 à la veille de la guerre, les membres se recrutent notamment dans les professions intellectuelles supérieures, en relation avec la société de géographie et les finalités scientifiques incarnées par exemple par l’un de ses présidents Joseph Vallot. Parmi les buts du C.A.F. on retient l’idée de favoriser l’accès de la montagne: construction de refuge, fléchage de sentiers, “caravanes scolaires” sur le modèle des excursions du Suisse Töpffer mais aussi contribution à la réglementation du métier de guide et réflexion sur le rôle protecteur de la forêt qui conduit le club à être favorable à la création de réserves et de parcs nationaux. L’auteur montre aussi un rapprochement, très tôt, avec les troupes de montagne créées en 1888 et l’affirmation d’un patriotisme qui se manifeste aussi dans les “caravanes scolaires”.
La conception sportive apparaît au début du XXème siècle avec le développement de l’escalade sur les rochers de la forêt de Fontainebleau mais aussi dans son soutien à l’initiative du lieutenant Duhamel pour le développement du ski.
Chaque chapitre se termine par 4 ou 5 pages de documents iconographiques hélas en noir et blanc: gravures, peintures ou photographies. L’ensemble du texte propose de très nombreuses références bibliographiques, ouvrages anciens, littérature de montagne. En fin d’ouvrage des documents complémentaires et notamment des statistiques, la présentation des auteurs font de cet ouvrage une référence pour qui s’intéresse à cette histoire.
Dans sa conclusion, Olivier Hoibian, rappelle les points communs, le rôle décisif d’une bourgeoisie cultivée qui cherche à diffuser la connaissance de la montagne, l’évolution variable mais généralisée vers des pratiques sportives, les querelles et polémiques internes à chaque structure en relation avec le contexte national et l’inquiétude de tous face à la “montée de la foule” dans leur espace de jeu.
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