Voilà un ouvrage au titre alléchant pour les historiens que nous sommes ! Si l’ouvrage décortique bien les mécanismes, complexes, par lesquels se sont développés un certain nombre de conflits (dont la nature et l’intensité peuvent diverger : ainsi, du mouvement abolitionniste parti de Grande Bretagne à la fin du XVIIIème siècle au Mexique des zapatistes, en passant par la révolution orange ukrainienne.), il n’est ici pas ou peu question d’histoire.
En effet, cet ouvrage s’adresse en priorité aux étudiants en sciences politiques et sociologie. Il vise à identifier les mécanismes et processus de ce que Tilly appelle la politique du conflit. Charles Tilly, professeur de sciences sociales à Columbia travaille depuis de nombreuses années sur le conflit et les épisodes de contestation, sur la longue période (La France conteste, 1986).
Il développe ainsi dans cet ouvrage, avec Sidney Tarrow une vision systémique et modélisante du conflit (en cela, on identifie bien l’influence anglo-saxonne). L’objectif est de pouvoir en isoler les phases et composantes à l’aide d’outils (c’est d’ailleurs le but de l’ouvrage : fournir des outils efficients). Au delà de leur diversité et des contextes (tant historiques que géographiques) ces derniers présentent une cohérence qu’il s’agit d’isoler.
Les auteurs schématisent le coeur de leur réflexion par une figure qui met en relation : le conflit en lui-même, la sphère politique et l’action collective. L’intersection de ces trois ensembles constitue la politique du conflit.
Qu’ont en commun mouvement abolitionniste de la fin du XVIIIème siècle et révolution orange ukrainienne?
C’est par ces 2 exemples que les auteurs ont cherché à nous conduire dans la logique de leur système.
Dans les deux cas de figure, il existe des acteurs qui ont des revendications. Pour les partisans abolitionnistes, il s’agit donc d’aboutir à l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques. En Ukraine, en 2004, ce sont des citoyens qui sont allés manifester contre Leonid Koutchna, l’homme fort du pays, corrompu et dont les agents ont tenté d’éliminer son principal opposant, Victor Iouchtchenko.
Il y a dans les deux situations intervention de l’Etat : soit parce qu’il est directement impliqué (Ukraine) soit parce qu’il soutient les revendications. Au final, on a donc des revendications portées par des représentations publiques (au sens anglo-saxon : manifestations), qui puisent dans un répertoire d’actions collectives (comités, boycott pour les abolitionnistes, manifestations et installations dans les rues pour les partisans de Iouchtchenko)..Les uns et les autres ont fait de la politique du conflit, au sens où les auteurs l’entendent : ils ont noué des alliances, profité d’opportunités que les régimes politiques respectifs ont suscitées.
Le livre a pour objet d’analyser cette zone particulière qui se situe à l’intersection de l’action collective, du conflit et de la politique : les événements en jeu peuvent aller de la rivalité inter-ethnique locale à la grande révolution.
Politiques du conflit : à la recherche de concepts opératoires….
L’ouvrage se découpe en 6 chapitres qui reprennent chacun un ou plusieurs concepts nécessaires à cette modélisation.
Dans un premier temps, ont été posés les concepts nécessaires à la description élémentaire du processus du conflit (acteur politique, identité, représentation et répertoire). Il s’agit ici de tenter l’explication du conflit, pour laquelle d’autres concepts sont nécessaires.
L’analogie avec les sciences de la vie, et plus particulièrement la biologie, est utilisée : ainsi , le conflit se décompose en processus conflictuels, faits de mécanismes. Ils en sont donc le moteur. Les mécanismes s’enchaînent en processus qui peuvent être d’échelle modeste (et c’est l’idée de la reproduction en biologie) ou de très longue durée (et c’est alors l’évolution). La collecte de catalogues d’épisodes conflictuels concentre l’attention du chercheur sur le processus conflictuel et non sur l’avant ou l’après.
Il faut tenir aussi compte des caractères d’un régime et voir dans quelle mesure il influence les formes du conflit et en retour comment les changements qui affectent le conflit le font évoluer. Ce que les auteurs prennent en compte dans l’appréciation de l’opportunité politique (ainsi par exemple, la multiplicité des centres autonomes de pouvoir dans le régime, le degré d’ouverture etc..). En résumé, dans tous les types de régimes, qu’ils soient fortement ou non démocratiques, les interactions entre l’Etat et les acteurs politiques produisent des structures d’opportunité politique qui dictent en grande partie les formes d’action que tel type d’acteur aura à disposition pour soutenir ses revendications..
Lorsque les revendications sont posées, elles le sont à partir de 3 dimensions : celles qui relèvent de l’identité (qui suis-je?). Il s’agit ici de l’exemple des sit-in des années 60 aux Etats-Unis : la question de l’identité est centrale chez les noirs américains. Il faut prendre en compte la dimension du statut (d’une catégorie reconnue en tant que telle par le régime et dont la reconnaissance conditionne un mode relationnel). Enfin, la dernière dimension touche au programme.
Au final, la politique du conflit va avoir pour effet de permettre l’activation des frontières, de faire bouger les lignes.
Les auteurs abordent ensuite la question du changement d’échelle : comment, pour reprendre l’exemple de biologie, on passe de la reproduction à l’évolution ? Ce processus met en jeu les mécanismes de diffusion, d’attribution, de similitude, d’intermédiation et d’émulation. Il intègre aussi la capacité de mobilisation ou à l’inverse le mouvement de démobilisation.
Ensuite, et il s’agit d’un point fondamental de la thèse de Tilly et Tarrow, les auteurs opèrent une distinction importante entre mouvement social , l’une des formes que peut revêtir la politique du conflit, et épisodes de conflits politiques. Ainsi, les événements de Pologne en 1956 sont violents et conflictuels. Ils répondent à un changement dans la structure d’opportunité politique (degré d’ouverture, mesure dans laquelle le régime réprime ou facilite les revendications collectives..) mais ils ne sont pas constitués de mouvement social. Il existe toutefois une forte symbiose entre mouvement social et société démocratique ou en voie de démocratisation. Qu’en est-il dans les autres ?
Les conflits mortels, guerres civiles, mouvements sociaux et toute autre forme de politique du conflit éclatent préférentiellement dans tel ou tel type de régime. Charles Tilly a, dans un article sur les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et Grande Bretagne, analysé les processus de violence comme un des outils à disposition des acteurs dans un contexte donné. Il a aussi analysé que ces stratégies se redéploient dans le sens d’une pacification des revendications dans la mesure où l’environnement produit par l’Etat le permet. Il fait cependant ici l’analyse de la présence de causes analogues à tous les conflits, combinées de différentes façons et entraînant alors une violence plus ou moins forte.
En guise de conclusion…
Charles Tilly a depuis de nombreuses années poursuivi des recherches qui mêlent temps long, politique, économie. Il s’agit d’appréhender ce qui -par delà les nombreuses divergences, ne serait-ce que conjoncturelles- peut servir de modèles d’explication des processus conflictuels, qu’ils soient violents ou non, qu’il s’agisse de mouvements sociaux ou non.
L’intérêt de cette démarche systémique est réelle dans le domaine des sciences politiques.
Néanmoins, et on peut le regretter, au-delà de l’extrême précision des travaux ici présentés, l’ouvrage se veut opératoire pour tous les types de conflit. S’ensuit une avalanche d’exemples, servant à illustrer ou appuyer tel ou tel point du découpage du raisonnement. Au final, la lecture en est quelque peu fastidieuse. Il me semble que l’historien(ne) sort quelque peu frustré(e) de cette lecture, au demeurant très exigeante. Le modèle, pour être assimilé, doit être décomposé, analysé et surtout il faut y adhérer. Je reconnais pour ma part avoir eu du mal à effectuer ce dernier pas…
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