Cent ans après, la bataille de Verdun continue à éclipser celle de la Somme. Pourtant les deux sont liées, et la plus meurtrière n’est pas forcément celle qui est la plus présente dans notre mémoire collective. C’est, en quelque sorte, à une réhabilitation de l’importance de la bataille de la Somme que s’attachent Marjolaine Boutet et Philippe Nivet. On a ainsi une des rares publications récentes en français sur cette bataille.
L’ouvrage écrit par ces deux universitaires se démarque de la traditionnelle histoire bataille à laquelle pourrait faire penser le titre. Le déroulement de la bataille elle-même n’occupe qu’un des six chapitres du livre. Les autres sont consacrés à la préparation de la bataille, à sa dimension industrielle, à l’expérience combattante, à sa mémoire, et, plus original, à la situation des arrière-fronts.

Un des plus grands affrontements de la Grande Guerre.
L’idée d’une offensive sur la Somme est dans les cartons des états-majors depuis la fin de l’année 1915. Elle est alors prévue comme une grande offensive conjointe franco-britannique. Une opération qui s’inscrit dans la stratégie globale des alliés qui doit voir les Russes lancer également des offensives à l’est. L’attaque allemande sur Verdun bouleverse les plans, et réduit fortement la dimension de l’offensive comme la participation française à la bataille. Les préparatifs sont néanmoins très importants : aménagements de routes, voies ferrées, hôpitaux pour assurer la logistique de ce qui s’annonce comme une des premières grandes batailles d’une guerre de matériel. Des préparatifs d’autant plus nécessaires car côté allemand les défenses de la première ligne sont impressionnantes. Les troupes sur place depuis la stabilisation du front ont eu le temps de fortifier leurs positions. Néanmoins la supériorité alliée est là : 30 divisions dont 18 britanniques, face à 7 divisions allemandes
La partie concernant le déroulement de la bataille n’occupe qu’une quarantaine de pages. Ce qui est suffisant pour percevoir l’ampleur des pertes de part et d’autres. En particulier celles du premier jour côté britannique, après une semaine de bombardement continu des positions allemandes, les anglais étaient persuadés n’avoir qu’à avancer pour occuper le terrain. La qualité des positions allemandes, et l’efficacité des mitrailleuses firent de ce 1er juillet le jour le plus meurtrier de la guerre pour les britanniques: 57 000 hommes perdus dont près de 20 000 morts.. S’ensuit alors une bataille d’usure qui dure jusqu’en novembre 1916 et qui au total fait plus d’un millions de victimes. Le récit est ici très synthétique et la qualité des cartes ne permet pas toujours de suivre le déroulement de la bataille.
Par contre, la dimension industrielle de celle-ci est bien mise en avant. Qu’il s’agisse du rôle de l’artillerie qui tire près de 3 millions d’obus pour préparer l’attaque et ou de celui des mitrailleuses qui donne au défenseur la capacité d’arrêter tout mouvement offensif. Les progrès de l’aviation et l’apparition des tanks préfigurent les offensives de fin de guerre. Tandis que la mobilisation humaine est massive : 57 divisions allemandes, 66 britanniques et 44 françaises participent à la bataille.

Combattants et souffrance des civils.
L’expérience combattante bénéficie ici de nombreux témoignages, en particulier ceux d’Ernst Junger. Tous soulignent le traumatisme qu’engendrent les bombardements d’artillerie et l’intensité des combats. Les hommes perdent tout repère dans un paysage transformé. La mort est partout, les cadavres et fragments de corps restent souvent sans sépultures et leur odeur est omniprésente. Tandis que la chaleur de l’été fait souffrir de la soif les combattants avant que les pluies de l’automne ne transforment le champ de bataille en champ de boue.
Mais ce qui frappe c’est la diversité des soldats. Côté anglais, les « bataillons de copains » formés de volontaires de même origine constituent des unités originales : très motivées, mais largement inexpérimentées. Ces unités vont le payer très cher. On trouve également des irlandais, regroupés selon leurs tendances : unionistes ou indépendantistes. Mais les soldats venus des dominions sont également nombreux : Canadiens, Néo-zélandais, Sud-Africains.
Le livre s’intéresse à un aspect souvent négligé dans les études de bataille, la situation des arrière-fronts. Côté allié, la vie est transformée par la concentration de troupes britanniques et de leurs infrastructures logistiques et sanitaires. Mais l’impact des combats reste limité, hormis quelques bombardements aériens ou d’artillerie sur les principaux carrefours routiers ou ferroviaires. Derrière les lignes allemandes, la situation est toute autre. Alors que depuis le début de la guerre la coexistence ne semblait pas poser de problèmes majeurs, l’offensive alliée remet tout cela en cause. D’abord par la violence des bombardements et des combats qui détruisent les villages situés sur ou à proximité de la première ligne. Mais aussi par les mesures d’évacuation forcée des populations imposées par les Allemands. Plusieurs dizaines de milliers de personnes doivent quitter villes et villages et sont dirigées vers le Nord et l’Aisne. C’est surtout la politique de terre brûlée pratiquée par les Allemands en vue de l’évacuation du printemps 1917 qui dévaste la zone. Près de 36 000 maisons totalement détruites.

Une bataille au cœur des mémoires.
Du côté français, malgré l’importance des moyens engagés, la bataille de la Somme reste encore largement méconnue, éclipsée par Verdun. Tandis que pour les britanniques et leurs dominions, c’est au contraire la bataille symbole de la Grande Guerre.
Pour les anglais, la Somme marque l’implication de la population dans ce conflit. Avec la présence de ces nombreux bataillons de volontaires qui vont connaître l’épreuve du feu pour la première fois, prélude à l’engagement sur le front des conscrits qui se généralise à partir de ce moment là. Une bataille qui marque l’entrée de l’armée anglaise dans la guerre moderne et totale. Mais, surtout, une bataille qui a, comme Gallipoli, une dimension fondatrice dans la mémoire des soldats de l’ANZAC (australiens et néozélandais). Cette présence de la bataille de la Somme dans les mémoires anglo-saxonnes explique l’abondance des monuments et cimetières. Mais aussi, comme le montre les auteurs, la présence de celle-ci dans les œuvres de fiction audiovisuelles (films et séries). Il faut dire que dés 1916, la bataille a été filmée et a donné lieu à un film de propagande, vu dès 1916 par près de 20 millions de britanniques : The Battle of the Somme.
Pour les Allemands, la mémoire de la bataille de la Somme, comme celle de la Première Guerre mondiale en général est éclipsée par celle de la Seconde Guerre mondiale. Elle est cependant au cœur des travaux d’artistes comme Otto Dix et Ernst Junger pour lesquels les auteurs nous donnent ici de nombreux éléments de contextualisation.

En conclusion
Une bataille, qui comme d‘autres sur le front occidental vit des masses d’hommes engagées pour un gain de terrain dérisoire au regard du million de victimes. Cependant l’offensive permit de soulager le front de Verdun et obligea ensuite les allemands à se replier pour raccourcir leur front pour mieux tenir défensivement. De part et d’autre on en tira des leçons sur l’emploi des matériels et des troupes : emploi des chars côté allié en 1917, troupes d’assaut côté allemand…
Un ouvrage qui constitue une très bonne première approche de cette bataille. Même si l’on peut regretter le peu de cartes qu’il contient. Cependant l’abondante et récente bibliographie que l’on y trouve donne des pistes d’approfondissement pour celui qui voudrait plus de précisions sur un point particulier. De plus, les thématiques utilisées permettent à l’enseignant de trouver matière à bâtir son cours s’il choisit cette bataille comme entrée dans le conflit avec ses élèves.

Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau