Le 18 juin 1815, au soir de Waterloo, une petite catastrophe domestique s’ajoute pour Napoléon au désastre militaire. Bloqués dans l’embouteillage de la déroute, une partie des équipages de la Maison de l’Empereur sont en effet capturés par les troupes prussiennes. Les deux voitures de voyage personnelles de Napoléon et les objets qu’elles contenaient font partie du butin pillé par les hommes de Blücher.
Réunie pour la première fois depuis cette fatale soirée, une partie de ces reliques fait l’objet d’une exposition organisée au Musée de la Légion d’honneur du 7 mars au 8 juillet 2012. Catalogue de luxe accompagnant cet événement, ce beau livre destiné à faire référence est publié par les soins des éditions Albin Michel. Il associe les contributions d’une équipe d’historiens et de conservateurs de musée émérites, rassemblés sous la houlette de Jean Tulard, à un superbe corpus iconographique de 180 illustrations.
Dans l’intimité de Napoléon en campagne
Grâce à cet album, le sort des trophées saisis est élucidé. La destinée des deux véhicules capturés est contrastée. La dormeuse de l’Empereur, littéralement escamotée par un major prussien qui l’achemine clandestinement chez lui, est rapidement vendue en Angleterre où elle devient l’attraction d’un musée londonien, puis la vedette d’une tournée itinérante à travers le pays, avant d’être rachetée par le Musée Tussaud où elle est détruite dans un incendie accidentel en 1925. Le landau en berline de Napoléon, qui avait survécu à la campagne de Russie, est le trophée que s’attribue le feld-maréchal Blücher. Il reste en possession de sa famille jusqu’à sa donation au Musée de la Malmaison par un descendant en 1973. Cette élégante voiture légère est un des clous de l’exposition du Musée de la Légion d’honneur. Elle y est environnée par la présentation de nombreux objets provenant des bagages de l’Empereur et également dérobés par l’ennemi : vêtements de rechange, armes, linge de corps, accessoires de toilette, bijoux, argenterie, sceaux, portefeuilles, cartes, bibliothèque de voyage, etc.
Les regalia de la légende impériale y tiennent une place particulière : chapeau, mythique redingote grise, manteau d’apparat, épée de rechange et décorations. L’odyssée de celles-ci est emblématique des tourments de l’Europe contemporaine. Offertes par Blücher au Musée impérial et exposées à Berlin jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, elles y sont enlevées par l’Armée Rouge en 1945. Devenus à nouveau un butin de guerre et considérés comme une «restitution compensatoire» au titre des destructions artistiques subies par l’URSS, ces insignes, exposés au Musée historique d’état de la Place Rouge depuis l’an 2000, doivent au moment propice du bicentenaire franco-russe de 1812 leur présence parisienne exceptionnelle dans le cadre de cette exposition.
Une somme d’érudition
Malgré quelques raccourcis factuels, les contributions scientifiques qui composent l’ouvrage sont à la hauteur de l’écrin composé par les splendides images des objets présentés. La campagne de Belgique et la bataille de Waterloo, les circonstances de la prise du butin impérial, le partage des pièces ainsi que le devenir des principaux objets sont tour à tour évoqués. Leur dispersion est importante : les éléments réunis pour l’exposition proviennent notamment d’Allemagne, de Russie, de France et de Monaco, et sont aujourd’hui dans des mains aussi bien publiques que privées. La fausse légende propagée par une propagande grossière, qui prétendait que Napoléon avait échappé de peu par une fuite ignominieuse à la capture à bord de sa berline, est rigoureusement démentie par l’étude des témoignages d’époque. Un éclairage historiographique précis resitue les expositions antérieures du butin prussien, symbole de victoire sur la France, dans le contexte de l’exaltation du nationalisme allemand qui a précédé les deux guerres mondiales. Une étude attentive des objets provenant de l’atelier de l’orfèvre Biennais (argenterie de campagne, nécessaires de toilette) permet de cerner le talent éclectique de cet artiste à la technique raffinée.
Le volume accorde une part légitimement importante aux décorations de l’empereur, restés jusqu’alors inédites dans le corpus scientifique en langue française. Les clichés de cet ensemble et les notices descriptives qui leur sont associées constituent un régal phaléristique appelé à faire référence pour les spécialistes. Des articles de fond attentifs et précis soulignent le rôle déterminant joué par Napoléon dans l’invention de la «diplomatie des décorations», où les échanges d’ordres souverains consolident les alliances, consomment les allégeances et testent les insincérités. Ordres étrangers illustres, pour certains immémoriaux, et ordres récents français ou affiliés dessinent la carte de la domination napoléonienne sur l’Europe. A ce titre, la collection des insignes reçus par l’empereur est particulièrement emblématique. Sa destinée matérielle, de la France à la Belgique, puis de l’Allemagne à la Russie, emprunte aussi, à sa façon, une trajectoire éminemment européenne et, somme toute, réconciliatrice.
A travers ce bel ouvrage à l’iconographie soignée, les trophées des pillards de Blücher sont pleinement réintégrés dans la mémoire de la bataille de Waterloo. L’histoire des arts et celle de la symbolique s’y entrelacent fructueusement, fécondées par l’inépuisable répertoire de la mythologie napoléonienne. C’est tout un patrimoine à la fois historique, artistique et affectif qui s’y dévoile. Gageons qu’il n’aurait pas forcément déplu à Napoléon que, même au cœur de sa pire défaite, la fascination pour son personnage demeure aussi vivante.
© Guillaume Lévêque