Curtis Wilson Cate (1924-2006) était un écrivain et journaliste français d’origine américaine, qui se pencha notamment sur André Malraux et Antoine de Saint-Exupéry. Les éditions Tallandier viennent de republier son ouvrage classique La Campagne de Russie. 22 juin-14 décembre 1812.
La double culture française et américaine de l’auteur lui permit de rédiger un ouvrage à bien des égards remarquable et, par ailleurs, très bien écrit. Avec de nombreuses références littéraires, comme par exemple Albert Camus (sur l’existentialisme notamment) et Léon Tolstoï ainsi que Stendhal (v. notamment La chartreuse de Parme), c’est un ouvrage très complet et d’une grande érudition qu’a réalisé Curtis Cate. Ce dernier se montre néanmoins très critique par rapport au monument de la littérature mondiale qu’est Léon Tolstoï. Beaucoup de gens ont certes été influencées par son opus magnum Guerre et paix, dans lequel le génie russe avait voulu porter un message et réaliser un roman didactique, mais Bonaparte aurait perdu la guerre principalement à cause des conditions climatiques et non pas seulement à cause du génie des généraux russes.
Pour Curtis Cate, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques que Bonaparte se décida à envahir la Russie. Les motifs étaient moins « glorieux » : le refus du Tsar Alexandre d’accorder la main de sa sœur à l’Empereur des Français aurait profondément vexé Bonaparte. Ulcéré par cet affront, l’Empereur aurait donc voulu en découdre. Au fil des pages, l’auteur dresse un tableau de l’Europe et présente les différents protagonistes de la Campagne de Russie : Napoléon et Alexandre bien sûr, mais aussi l’Angleterre, la Prusse, la Pologne, l’Autriche, etc. Curtis Cate explique avec précision les ressorts de la situation géopolitique de l’époque, avec notamment l’éternel problème de la Pologne et la conviction napoléonienne que la Russie devait être l’alliée naturelle de l’Empire.
Malheureusement, les choses n’allèrent pas aussi bien que Bonaparte l’aurait voulu, loin s’en faut. Si la progression fut au début rapide, la situation se retourna au profit des Russes. Fin juin 1812, la Grande Armée parvint à franchir le Niémen. Des corps à corps sanglants eurent lieu à Borodino. Face à Moscou en flammes, la Grande Armée entama ensuite une retraite dans la neige russe, laquelle se transforma en catastrophe… « C’est le commencement de la fin » aurait d’ailleurs dit Talleyrand en apprenant le désastre de Russie. Depuis Xerxès, il n’y eut jamais rien de semblable dans l’histoire de l’humanité. Les pertes de Napoléon étaient ahurissantes et l’Empire ne s’en remit jamais. Signe de deuil, le noir devint la couleur nationale et Caulaincourt dut négocier avec son cher ami le Tsar Alexandre de Russie.
La Campagne de Russie ne fut pas seulement un échec militaire, mais aussi un fiasco politique. L’invasion de 1812 alluma en effet une xénophobie hostile à toute influence étrangère et surtout aux idées françaises. Cela empêcha Alexandre de procéder à des réformes en Russie. Le Tsar n’eut plus qu’une obsession : poursuivre Napoléon et se venger de lui en obtenant son abdication. Pour Curtis Cate, ce seraient les conditions climatiques et géographiques ainsi que la haine féroce du peuple russe, plus que les stratèges russes, qui contribuèrent à défaire Napoléon. On vit naître un nouveau mythe, celui qui dénigrait l’importance du génie individuel et qui en revanche exaltait la puissance, la force d’âme et la sagesse mystique du peuple. Pour Cate, Guerre et paix incarnerait la force du mythe populiste, lequel devait atteindre son apogée en 1917 avec les Soviets (tout le pouvoir aux soviets, c’est-à-dire à la volonté du peuple).
Un ouvrage tout à fait remarquable, très érudit et fort agréable à lire, qui déborde le cadre historique habituel !
Jean-Paul Fourmont