Guy Marival confie à ses lecteurs une enquête menée depuis de nombreuses années sur les origines de la Chanson de Craonne. Il cherche à mettre fin aux légendes non légitimes qui l’entourent et que, lui-même, a repris auprès de ses élèves. Son parcours cherche donc à rendre justice au(x) texte(s) de la chanson mais également, d’une certaine manière aux Poilus. L’histoire entre les paroles et Guy Marival commence au début des années 1970 alors qu’il fait l’acquisition d’un 33 tours, L’Histoire de France par les chansons, qu’il passe et repasse auprès de ses classes successives. Peu à peu le doute s’installe, et si l’histoire de la Chanson de Craonne était plus complexe que celle de paroles prêtées à Paul Vaillant-Couturier, prétendument interdite par le gouvernement ?
Nous sommes happés dès les premières pages par le travail méticuleux, parfois fruit du hasard, mené par l’auteur, telle une enquête historique. Il faut remonter avant la guerre. En 1911, Adelmar Sablon compose une musique sur laquelle Raoul Le Peltier pose les paroles de Bonsoir m’amour. Il s’agit du père de Germaine Sablon, célèbre interprète du Chant des Partisans. Cette chanson circule, connaît un succès certain avec dix enregistrements entre 1919 et 1950, y compris par Germaine Sablon d’ailleurs. La musique est posée, qu’en est-il des paroles ?
Le premier refrain de la Chanson de Craonne reprend les formulations classiques des chansons de soldats ainsi en 1537, Clément Marot déclare : « Adieu la court, adieu les dames ». Guy Marival décide de fouiller dans les archives du contrôle postal. Il en profite alors pour nous donner des informations sur celui-ci, mis réellement en place à partir de décembre 1916 avec une incitation à examiner 180000 lettres par semaine pour l’ensemble des armées du front occidental ! Il faut dire que les poilus écrivent beaucoup. Profitant des apprentissages de l’école Ferry on compte entre 3 et 4 millions de courriers envoyés par jour, 5 millions en fin d’année. Jean Noël Jeanneney, cité par l’auteur, estime que le contrôle postal a passé en revue environ 1/40e à 1/80e du total des missives. Les lettres qui étaient interceptées ne faisaient pas forcément l’objet de sanctions. De plus, l’appréciation du lecteur joue beaucoup dans cette censure, plus ou moins souple donc.
Le 15 février 1917 ! Trouvée ! Jules Duchesne, soldat de la 10e Compagnie envoie à sa femme un mot accompagné des paroles de la chanson. Il insiste, dans une écriture approximative mais touchante, que l’on peut lire grâce aux nombreux documents mis en avant par Guy Marival, sur l’importance de ce texte. Sa femme doit bien le conserver, avec soin, la chanson lui plaît beaucoup. Il y est fait mention de Lorette et de la Champagne, point de Craonne, mais en quatre couplets.
L’enquête se poursuit dans les cahiers de chansons des soldats, textes regroupés et conservés parfois précieusement. Ainsi, en 2007, l’auteur a entre ses mains les deux cahiers (écrits en deux temps différents) de Juste Forestier, soldat également mobilisé en 1939. Le texte y figure, différent, situé à Verdun, sous le titre de La Misère de Craonne. Le cahier de Louis Rousseau refait surface en 2012, Plateau de Craonne fait partie des chants recueillis. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1917, le 1er bataillon du 46e Régiment d’Infanterie, dont il fait partie, doit remonter en ligne. Une centaine d’entre eux fuit dans les bois de Vandeuil, ne revenant que le lendemain. Après enquête, dix hommes sont traduits en conseil de guerre et écopent de cinq à dix ans de travaux publics. Louis Rousseau y a-t-il participé ? On l’ignore. En tout cas il recopie la chanson quelques mois plus tard. Une feuille volante, d’un autre scripteur est jointe aux cahiers. Il s’agit d’une version intitulée Le Plateau de Lorette et précisément datée de septembre 1915, la plus ancienne version trouvée à ce jour ! Ainsi, non seulement il est possible de détacher la Chanson de Craonne des mutineries de 1917 mais, on peut comprendre que plusieurs versions ont circulé sur le front, mentionnant des lieux différents en fonction du sens que le texte prenait pour le soldat.
En 1972, dans Français, si vous saviez, film d’André Harris et Alain Sédouy (coréalisateurs du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls), un groupe d’anciens soldats évoque et chante la Chanson de Craonne au pied de l’Arc de Triomphe alors que la flamme du Soldat inconnu est ravivée. L’un d’eux commente : « Le général n’l’aimait pas celle-là. » Guy Marival poursuit ses découvertes avec les enregistrements audios réalisés dans les années 1970 auprès d’anciens poilus. Ceux-ci sont notamment l’initiative de professeurs et d’élèves. Pierre Laborie, alors en 5e, réalise ce travail pour son enseignant Yvon Chalard. M. Courteix, un voisin, lui chante alors une nouvelle version de Craonne, que les éditions Corsaire nous propose d’écouter grâce à un QR Code. C’est un plaisir que d’entendre également Léonard Frachet, soldat à Verdun, qui y situe sa chanson. L’enregistrement réalisé en 1978 est retranscrit en 1983 dans la revue Modal, cahiers d’éco-musique. Guy Marival est remonté à la source.
Pourquoi la Chanson de Craonne est-elle associée aux mutineries ? Dans les documents du Service historique de la Défense, André Loez recense une seule mention des paroles dans son travail sur les refus de guerre. C’est même plutôt L’Internationale, qui est l’objet de poursuites. Il est donc possible que les paroles de Craonne, touchant les soldats dans leur lassitude de la guerre, entendues par certains pour la première fois au moment des rébellions, l’association entre les deux naisse. Pourtant, il n’y a eu aucune condamnation à mort pour avoir chanté la Chanson de Craonne.
Les paroles, au-delà des manuscrits, ont été publiées dès 1917. Par les Allemands. Dans la Gazette des Ardennes diffusée par ceux-ci dès novembre 1914 auprès des populations occupées, on peut lire Une chanson de soldat, dont on indique que les paroles ont été trouvées sur des prisonniers de guerre français. En septembre 1917, elle est reprise dans une page intitulée « La Poésie dans les tranchées » sous le titre de Sur le plateau de Lorette. A-t-elle été publiée en France ? Guy Marival trouve la réponse dans les fiches distribuées par les colporteurs. Louis-Modeste Simonet publie ainsi dans le Berry et le Bourbonnais « Sur le Plateau sur l’air de Bonjour M’amour ». Pour lui la chanson a été créée par la 26e division. Celle-ci, encasernée dans le Massif Central aurait écrit « C’est à Saint Quentin, sur le plateau… ». Cela évoque la fin janvier 1917, lorsque la 26e division a participé à la reconquête du terrain abandonné par les Allemands en Picardie. Il est difficile pourtant de dire quand Simonet a publié et distribué ce texte, au moins en 1918 selon Guy Marival. Les paroles sont plus douces, censure ? auto-censure ?
Ainsi la Chanson de Craonne est une vraie chanson populaire. Elle comporte à chaque fois quatre couplets et deux refrains (sauf enregistrement de Léonard Frachet en cinq couplets). Les lieux diffèrent, certaines lignes également. Qu’est-il arrivé à la chanson après la guerre ? Un deuxième temps de travail s’engage.
En février 1919, Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier publient La Guerre des soldats, ouvrage dans lequel chacun livre des extraits de sa guerre, des moments vécus comme lorsque Raymond Lefebvre entend La Chanson de Lorette dans une maison de la Meuse alors que les soldats sont en route pour Verdun. Le second couplet disparaît, le plus critique envers la guerre, et les paroles sont modifiées. La censure perdure jusqu’en septembre 1919, a-t-elle sévit ? S’agit-il également d’une précaution prise en amont par les auteurs pour être publiés ? En 1933, on la retrouve sous la plume de Jacques Prévert dans la pièce La Bataille de Fontenoy, écrite pour le groupe Octobre : Adieu Paris, adieu l’amour. Les paroles sont différentes. Peut-être est-ce la version que Prévert aurait entendu place Saint Sulpice à Paris en 1917 alors qu’il n’a que 17 ans. En 1934, pour la revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, Commune, Paul Vaillant-Couturier, très engagé, reprend la Chanson de Craonne. Il y affirme qu’elle a été interdite. La réputation de chanson subversive, antimilitariste lui colle désormais à la peau pour de nombreuses années. Le couplet évoquant les Allemands disparaît, la lutte doit se faire entre classes et non entre peuples.
En 1952, c’est le premier enregistrement sur disque par le label « Chant du Monde », créé autour du parti communiste. Eric Amado y reprend les paroles de 1934. En 1954, Claude Roy, dans sa préface de Trésor de la poésie populaire, mentionne : « La guerre de 1914-1918 nous permet de voir naître des chansons dont tout le monde croît qu’elles sont l’émanation même de la terre des tranchées – et bientôt plus personne ne sait que la Chanson de Craonne a un auteur, et qu’il s’appelle Paul Vaillant-Couturier ». L’impair est commis.
Dans les années 1960, la chanson vit sa troisième vie en sortant de la clandestinité. En 1961, l’Histoire de France par les chansons rétablie en partie les faits : « La chanson de Craonne […], auteur anonyme (chanson recueillie par P. Vaillant-Couturier en 1917 au moment des mutineries survenues après l’échec sanglant de l’offensive du général Nivelle) ». Anonyme ? En mars 1963, suite à un appel aux témoins lancée dans l’émission Le Coin des Curieux, M. Draenck en revendique la paternité pour son père, sans preuve. La famille n’apporte pas plus d’informations à Guy Marival lors de son enquête. D’autres témoins écrivent des courriers : ils l’ont entendu au front, l’un ici, l’autre là. Cela confirme les différentes versions évoquées par l’auteur plus haut. La Chanson de Craonne apparaît dans les films, sous le titre Adieu la vie… et avec la voix de Pia Colombo, pour Ah ! Dieu que la guerre est jolie…, en 1969, par exemple.
Un tournant se fait dans les années 1970, la tendance est aux commémorations de la Commune, à l’antimilitarisme (guerre du Vietnam) et Maxime Le Forestier chante Parachutiste. Plusieurs travaux académiques ou d’associations invitent à utiliser la chanson en classe. En 1980, les premiers manuels scolaires paraissent avec des extraits. Ainsi Bordas : « Cette chanson, anonyme, fut chantée au front à la fin de 1916 ou au début de 1917 ». Parfois les commentaires sont plus « approximatifs », pour reprendre les propos de Guy Marival. Ainsi le manuel Hachette 1994 évoque le « pacifisme désespéré de certains militants socialistes ». Le document est mis en avant par les professeurs. On peut noter la présence, en illustration, de la première page du Labo des Clionautes du 15 mars 2009 sur la Chanson de Craonne.
La télévision s’empare du texte dans des films et documentaires. En 1997, l’auteur participe à l’émission Là-bas si j’y suis, France Inter, consacrant quatre émissions à la chanson. Naît quelques temps plus tard l’envie d’enquêter pour rectifier ses propres paroles. En 1998, Arte diffuse Adieu la vie, adieu l’amour : les mutineries de 1917 au Chemin des Dames. La chanson sert aussi d’illustration dans la bande dessinée de Tardi. Elle apparaît dans Putain de guerre ! et Varlot soldat avec Didier Daenincks.
Guy Marival est prêt à clore l’ouvrage. Il se rend à Lorette et Craonne. Ce dernier, village de 608 habitants en 1911 a été occupé dès 1914. Il est considéré comme trop détruit pour être reconstruit en 1919. Le village se déplace. Le plateau devient un lieu de souvenir. Avec les lois de décentralisation de 1982, le conseil général de l’Aisne y engage des fonds pour mettre en valeur le lieu et accueillir les visiteurs. En 2002, l’auteur est chargé de mission pour le Chemin des Dames. Le projet de réenregistrer la Chanson de Craonne pour la tenir à disposition du public en boutique prend forme et aboutit en 2003, avec la voix de Maxime Le Forestier, et en coproduction Universal et le conseil général de l’Aisne. En annexe l’auteur nous fait part de sa surprise lorsqu’à l’écoute il s’aperçoit que le chanteur a retranché deux vers : « Mais c’est fini, car les troufions / Vont tous se mettre en grève ». Interrogé, Maxime Le Forestier répond qu’il a fait écouter plusieurs versions à ses proches et qu’il a choisi celle qui plaisait le plus. L’anecdote se poursuit. Sur la pochette du CD, un dessin de Tardi dont Universal a obtenu l’autorisation : une croix a été rajoutée sur le cercueil…
La Chanson de Craonne n’est donc toujours pas fixée et c’est peu dire, lorsque Guy Marival annonce que la sœur d’une de ses amies a trouvé un nouveau cahier de chansons dans une brocante : « C’est à Vimy… ».
La boucle est bouclée, le travail peut se poursuivre. Il est important de souligner celui de Guy Marival, passionnante enquête. Et l’on peut reprendre en conclusion de ce compte-rendu, son invitation, qui apparaît tout au long de son ouvrage, celle de protéger, recenser, trouver les documents encore oubliés de 14-18. Et l’auteur de regretter ceux qui ont déjà disparu…