Ousseynou Faye est spécialiste d’histoire moderne et contemporaine à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, impliqué dans la formation des officiers des armées d’Afrique francophone. Il s’intéresse depuis le fin de la décennie 1990 à l’histoire des relations internationales, de l’armée et de la gouvernance politique. Il a publié en 2017 Dakar et ses cultures. Un siècle de changements d’une ville coloniale1.

Un nouvel ouvrage sur les tirailleurs sénégalais dans une production abondante2 en ces temps de commémoration de la Première Guerre mondiale. L’auteur choisit une approche singulière, le point de vue du soldat en le restituant dans le contexte général. L’ouvrage est organisé selon un plan chronologique en deux grandes parties : les premières expériences en Méditerranée (1903-1918) qui inclut le front européen alors que la seconde partie traite de l’entre-deux-guerres.

 

En introduction l’auteur détaille les objectifs et les méthodes de son étude d’une « aristocratie de la baïonnette3», situant son travail dans l’historiographie récente.

Les premières expériences en Méditerranée

Les débuts de l’aventure maghrébine (1908-1918)

Avant même le déclenchement de la première l’idée d’un déploiement des tirailleurs en Europe avait lentement fait son chemin et un pré-positionnement mis en œuvre dès 1908 en Algérie puis au Maroc. L’auteur montre les controverses suscitées par ce déploiement en Algérie : choix du site (Oran, Colomb-Béchar), maladies. Mais c’est surtout le premier engagement au Maroc (1910-1912) qui est traité. Quelques témoignages font l’objet d’une rapide étude critique. Ils portent sur l’instruction des jeunes recrues, le voyage depuis Dakar, la description détaillée du poste militaire qui pose les bases de la domination française, le vécu quotidien du tirailleur entre poste, groupe mobile et « village sénégalais ». L’auteur montre que pour une bonne adaptation on a construit un modèle de village : une grande paillote proche du camp des femmes et enfants, en effet comme en brousse le tirailleur est accompagné de sa famille.

Il est ensuite question des opérations militaires de pacification au Maroc entre 1912 et 1918.

Sauver et découvrir la France (1914-1918)

Ousseynou Faye rappelle, qu’avant le XXe siècle, des soldats noirs ont traversé le détroit de Gibraltar, de Carthage à la conquête arabo-musulmane avec quelques exemples pour la période moderne.

Abandonnant le terrain méditerranéen, les premières troupes débarquent en métropole dès septembre 1914. L’auteur montre l’importance de l’année 1915 dans ce déploiement. Il décrit avec précision l’installation des campements d’hiver sur la côte de Sète à Antibes avec une attention particulière pour les camps de Fréjus et Saint-Raphaël. C’est à Fréjus qu’est installé le premier cimetière militaire qui accueille les dépouilles des sénégalais morts souvent de maladie.
L’auteur regrette l’absence de témoignages sur les premières impressions des tirailleurs à leur descente du bateau, le voyage depuis Marseille en partie à pied, l’utilisation des soldats comme ouvriers dans les usines d’armement. Le quotidien des soldats au repos est présenté en détail de même que l’accueil de la population française notamment féminine. Il détaille le rôle de marraine de guerre de Lucie Couturier à laquelle il a consacré un article4 et le vécu du soldat noir à l’hôpital entre choc microbien et choc culturel.

On suit rapidement les tirailleurs dans les tranchées. Ousseynou Faye tente d’analyser les traces de ce vécu dans leur imaginaire.

Dans le tourmente de la Guerre d’Orient

C’est l’occasion d’une étude du front balkanique souvent peu présent dans les récits de la guerre5. Le contexte des combats pour Salonique est abordé tout comme les troupes venus du soudan et de Djibouti qui après une longue traversée de l’Italie sont engagées dans des combats coûteux en souffrances et en vies humaines. L’utilisation du terme « tirailleur anglais », pour désigner quelques soldats enrôlés de force alors qu’en provenance d’une colonie anglaise ils s’étaient rendus en AOF, n’est guère explicitée.

Malgré la faiblesse des sources de l’aveu même de l’auteur, il aborde l’occupation dans les Balkans, les rapports des soldats noirs avec les populations serbe et hongroise notamment à partir du roman de Istvan Sotér publié en 1946 : Le voleur d’église.

Défis et nouveautés dans l’entre-deux-guerres

Poursuivre et parachever la pacification du Maroc

Retour au Maroc avec la guerre du Rif, une guerre assez complexe entre traces de la propagande allemande d’avant-guerre, présence espagnole et « guerre sainte » à l ’appel d’Abdel Krim dont l’auteur rapporte l’histoire. On suit les troupes engagées et leur action. Le sort des tirailleurs faits prisonniers par les Marocains est présenté ainsi que les pertes subies tant dans les combats que par la maladie et les mauvaises conditions d’alimentation, d’hygiène, de logement. L’auteur étudie aussi les récompenses et décorations et leur valeur symbolique.

Après le Rif, c’est dans le pays des djiouchs que les soldats sont amenés à rétablir l’ordre, entre 1925 et 1935, face aux combattants berbères, la baïonnette contre le djiouche (poignard) puis dans l’Atlas où se trouvent les dernières poches de résistance au pouvoir colonial.

Entre spleen, guerre des images et « paix des brigands »

Le chapitre s’ouvre sur une réflexion sur l’imaginaire colonial.
Pour le tirailleur, après l’armistice du 11 novembre, l’attente d’un retour au pays paraît interminable et conduit à des actes d’indiscipline et des suicides. Les autorités militaires les combattent par l’activité physique et la communication.

Mais les tirailleurs sont aussi appelés à de nouvelles fonctions comme troupes d’interposition en Méditerranée orientale et d’occupation en Rhénanie où les manifestations xénophobes furent nombreuses d’autant que des formes de prostitution se développent en faveur des soldats noirs. L’auteur en étudie l’expression notamment dans la presse allemande.

L’action en Méditerranée orientale est évoquée assez longuement. Ces développement permettent une analyse de l’image du tirailleur pendant l’entre-deux-guerres et en particulier celle construite par l’armée pour une bonne gestion de ces troupes, sorte de mode d’emploi.

Le dernier carnet de route ou comment s’emparer du Levant

Au lendemain de la défaite de l’empire ottoman des troupes françaises sont déployées en Syrie, donnant lieu à des études sur cette région du monde6. L’auteur décrit les actions de l’armée française et des régiments de tirailleurs au Levant dans les années 1930 : unités concernées, voyage, débarquement, missions,… des tâches qui rappellent le Maroc par le climat et l’âpreté des combats, la mise en valeur de la bravoure du soldat africain dans la littérature militaire.

Ce dernier chapitre montre aussi les tirailleurs dans le rôle de constructeur de routes dans un Levant pacifié.

En annexes : « Lettre à la noune », chant du « poilu ».

Insignes d’unités réglementaires de tirailleurs sénégalais.

Discours du colonel Debieuvre lors de l’arrivée du drapeau du 17e RTS.

Tirailleurs du 14e RTS décorés en 1920.

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1   Chez L’Harmattan

2   Pour les plus récents :

Abdoul Sow, Des tirailleurs sénégalais se racontent, L’Harmattan-Sénégal, 2018.

Philippe Buton, Marc Michel (dir.), Combattants de l’empire. Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, Vendémiaire, 2018.

Pierre Bouvier, La longue marche des tirailleurs sénégalais, de la Grande guerre aux indépendances, Belin, 2018.

Fournier, Kris, Plus près de toi. T. 1, Dupuis, coll. « Air libre », 2017.

Éric Corbeyran (sc.), Étienne Le Roux (dessin), Loïc Chevalier (décors), Jérôme Brizard (coul.), 14-18. T. V, « Le Colosse d’ébène (février 1916) », Delcourt, 48 p., 2016.

Julien Masson, Mémoire en marche, Les Pas Sages, 2015,

3   Expression choisie en sous-titre.

4   Faye Oussenou, « Un regard au féminin du tirailleur africain à travers l’œuvre de Lucie Couturier», Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de l’Université C. A. Diop de Dakar, Numéro hors-série, février 2003.

5   Sur ce sujet voir plusieurs contributions dans Philippe Buton, Marc Michel (dir.), Combattants de l’empire…, op. cit.

6   On ne peut que regretter de n’avoir pas eu la possibilité de lire ces quelques pages tachées puis blanches.