Stéphane Gal, auteur d’une reconstitution de la première escalade du Mont Aiguille, plonge le lecteur dans cette aventure. Qui sont les protagonistes, les étapes de ce que l’on peut considérer comme la première expédition pour gravir une montagne ? L’ouvrage emmène le lecteur du premier séjour de Charles VIII en Dauphiné à la reconstitution par une équipe de L’Université Grenoble Alpes en 2022.
Dans son avant-propos, Stéphane Gal rappelle l’origine du mot escalade : « l’eschelade, eschelage ou eschelement », échelle un dispositif militaire connu depuis l’Antiquité et qui coexiste au XVe siècle, dans l’arsenal guerrier avec l’artillerie. Mais c’est en 1492 que ces échelles de bois quitte la verticalité des murailles pour la montagne, avec l’expédition du capitaine Antoine de Ville qui gravit, sur ordre du roi Charles VIII, le Mont Aiguille, l’événement sportif, militaire et politiqueHistoires verticales les usages politiques et culturels de la montagne (XIVe-XVIIIe siècle), Stéphane Gal, Champ Vallon, col. Époques, 2018 relaté dans différentes sourcesReproduites en annexes : Lettre autographe d’Antoine de Ville (p.198-199) ; Texte du certificat de l’huissier du Parlement Yves Lévy p. 199 ;Texte original présentant les témoins et leurs signatures p. 199 ; Procès-verbal du notaire apostolique François de Bosco (p. 200-201) ;Attestation du capitaine Pierre Lyotard (p. 201) ; Description de Domjulien et de ses hommes par Matteo Maria Boiardo, dans une lettre au duc de Ferrare, Ercole Ier, le 26 août 1494 (p. 203-204) ; Récompense donnée par le duc René II de Lorraine à Antoine de Ville, seigneur de Domjulien, pour ses loyaux services dans la guerre de Bourgogne (p. 204-205) ; Épitaphe de la pierre tombale de Claude Beauvau, épouse de Domjulien, dans l’ancien monastère des sœurs grise de Nancy, au n° 18 de la rue des Dominicains (p. 205).
Cependant ces sources sont incomplètes, aux yeux de l’auteur, pour répondre à des questions comme : Quelle performance a-t-elle représenté pour des hommes du XVe siècle ? Stéphane Gal choisit une forme d’archéologie expérimentale, déjà utilisée pour la reconstitution de la traversée des Alpes par les troupes de François 1erDes chevaliers dans la montagne, Stéphane Gal (dir.), Université Grenoble Alpes éditions, 2021
Monts et merveilles
À la fin du Moyen Age, l’idée que l’on se fait de la montagne change. En 1336, Pétrarque gravit le Mont Ventoux, une voie d’accès vers le ciel ? Des peintres, comme Konrad Witz, commencent à la peindre. C’est le côté vertical inexploré, « inaccessible » qui impressionne Charles VIII, des montagnes pleines de légendes. Mais c’est aussi le temps des premières tentatives de coucher sur le papier les connaissances du mondeLa mer des hystoires, adaptation française du Rudimentum novitiorum, est imprimé à Paris, en 1488 et 1489, par Pierre le Rouge pour le libraire Vincent Commin. Un exemplaire enluminé est destiné au roi.
Au XVe siècle, les représentations des montagnes mettent en valeur les roches, la verticalité. Ce sont aussi des limites infranchissablesLe globe de Martin Behaim, en 1492. Le Mont Aiguille par sa forme est la montagne, par excellence.
L’auteur détaille ce qu’en écrivait Gervais de Tilbury dans son ouvrage Otia imperialia, en 1215.
Charles VIII en son royaume
L’auteur s’appuie sur les travaux d’Yvonne Labande-Mailfert et de Didier Le Fur pour ce portrait du roi. Il le replace dans son temps. Depuis l’acquisition du Dauphiné, le royaume de France est positionné sur la montagne, roi des Alpes, Charles VIII et son armée les franchissent en 1494. Le col du Montgenèvre devient le principal passage du commerce transalpin français.
Stéphane Gal rappelle le contexte troublé de la lutte du Pape contre les Vaudois, les batailles contre les réfugiés des vallées du Briançonnais. C’est en 1490 que Charles VIII fait premier séjour dans les Alpes pour un pèlerinage à Embrun. Il y découvre, à la chasse, des animaux étonnants : lagopèdes, marmottes dont rapporte des exemplaires à la cour. Cette expérience de la montagne, il la mettra à profit dans sa conquête du royaume de Naples.
Difficile de dater la décision de l’escalade du Mont Aiguille, peu-être une référence à Alexandre le grand. L’expédition commandée pour ascensionner le mont inaccessible n’a pas de dimension militaire, mais plutôt savante, elle fera l’objet d’un procès-verbal officielVoir en annexe.
Le défi est relevé par le capitaine Antoine de Ville en utilisant les techniques militaires de franchissement des murailles pour vaincre la montagne.
Les trois vies d’un capitaine
Ce chapitre est consacré au « héros » de cette aventure : Antoine de Ville, seigneur de Domjulien et de Beaupré. C’est un Lorrain, né très loin des montagnes et dont il est assez difficile de reconstituer la carrière, sans doute confondu avec d’autres membres de cette famille de Ville.
En 1492, il est présenté, dans le procès-verbal de l’ascension, comme Antoine de Ville de Domjulien, seigneur et capitaine de Montélimar et de Saou, en Dauphiné, chambellan et conseiller du roi de France. On a peu de traces de sa vie à Montélimar et on le retrouve capitaine dans les troupes des guerres d’Italie en 1494. Demeurant, avec ses troupes en Italie où il a la charge de garder les villes des Pouille, le roi le fait duc de Monte Sant’Angelo. Ses faits d’armes nous sont connus et par la longue lettre de Matteo Maria Boiardo qui le décrit au duc de Ferrare.
La guerre à la verticale
Le terme d’escalade pour désigner l’assaut d’une muraille date du XVe siècle, même si la pratique est connue depuis l’Antiquité. L’utilisation de longues échelles est fréquente comme en 1453, « les Turcs auraient confectionné deux mille longues échelles destinées à l’assaut général de Constantinople » (p. 73). L’auteur cite diverses batailles où cette tactique est utilisée, souvent de nuit, périlleuse et incertaine.
L’étude des échelles employéesConservées au musée d’histoire de la ville lors de l’assaut contre Genève, en 1602, donne des précisions sur leur composition : « en bois de sapin blanc (Albies Alba) pour les perches, de frêne commun (Fraximus excelsior) pour les échelons, de merisier (Prunus avium) pour les roulettes. Ce qui permet d’associer la légèreté (sapin) à la solidité (frêne) » (p.79). Les descriptions dans la littérature du temps ont permis la reconstitution en armure, en juin 2022.
L’auteur décrit longuement cette guerre à la verticale aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Il montre également le caractère presque mystique de l’escalade, ascension physique et élévation de l’âme vers Dieu, très présente dans la religion chrétienne. La montagne est alors perçue comme une voie vers Dieu.
Les faits
Ce chapitre se concentre sur le récit de l’ascension de 1492, grâce aux documents officiels de l’époqueCités en annexe : La lettre signée de Domjulien adressée au Président du Parlement de Grenoble ; Le certificat de l’huissier Yves Lévy ; Le procès-verbal de François de Bosco, prêtre et notaire apostolique ; Les deux attestations recueillies sur place par l’huissier Yves Lévy auprès des témoins locaux.
Ils sont huit pour cette une expédition qui atteint le sommet le 26 juin 1492, calendrier Julien après une escalade évaluée à deux mille mètres de hauteur totale par Antoine de Ville. L’équipe campe au sommet environ une semaine, pour permettre à l’huissier, qui vient de Grenoble, d’arriver sur les lieux.
Outre la messe célébrée au sommet, le lieu est décrit, mesuré, observé.
Les hommes du mont
L’auteur décrit la vie des communautés, au pied de la montagne, désignée sous le nom d’Agulle ou Aiguille. Dans ce Trièves, ils sont pasteurs, pratiquant les pâturages d’altitude du Vercors.
On connaît les sept membres de l’expédition : des militaires : Guillaume Sauvage, laquais qui porta, à cheval, la nouvelle à Grenoble et Reynaud Trilio, noble et expert en échelles, des religieux : François de Bosco qui rédige un compte-rendu de l’aventure et un franciscain Sébastien de Caret, des artisans : maître Cathelin Servet, tailleur de pierre, et Pierre Arnaud, maître charpentier. Le dernier Jean Lobret est dit habitant de Die guide ? chargé de préparer les repas ?
Le chiffre 7 n’a peut-être pas été choisi au hasard, il renvoie en effet aux échelons de l’échelle mystique à parcourir pour accéder au paradis.
On sait peu de chose sur l’équipement individuel, peut être la tenue du chasseur de montagne, décrite dans Le Theuerdank, en 1517, à propos des chasses de l’empereur Maximilien Ier et le long bâton ferré, ancêtre de l’alpenstock.
La première étape a sans doute été des repérages au pied de la paroi qui est beaucoup plus haute que les murailles franchies lors des assauts militaires. C’est la paroi ouest qui parait la plus accessible. La préparation a pris de long mois avant le choix de ce mois de juin aux longs jours et après la fonte des neiges.
L’ascension
Le récit de l’époque n’est guère précis. L’utilisation d’échelles de bois posées d’une vire à une autre était connue. Au Mont Aiguille, il a sans doute été nécessaire de construire, en plus des échelles, des sortes de plates-formes. Peut-être a-t-on aussi utilisé des cordes, grappins. Il existe aussi des passages naturels, vires et pierriers qui permettent de se déplacer sur la paroi.
Les recherches de l’auteur permettre d’évaluer à environ 30 le nombre des échelles utilisées. Il imagine un véritable chantier au pied de la montagne : abattage du bois, charpentiers, porteurs vers la paroi. L’ascension du Mont Aiguille est une sorte de siège ? « L’opération royale aurait donc coûté un total de 1533 livres tournois, huit sols et cinq deniers… » (p. 13
4).
Pour aller plus loin dans la compréhension des conditions humaines et matérielles de l’ascension, Stéphane Gal a eu recours à l’archéologie expérimentaleUn projet du labo Labex ITTEM Innovations et transitions territoriales en montagne de l’Université Grenoble-Alpes: https://labexittem.fr/il-y-a-530-ans-gravir-le-mont-inaccessible/. Avec quelques étudiants, il a cherché à identifier et à mesurer les contraintes biophysiques induites par le port d’une armure et d’une arme en grimpant à une échelle. L’expérimentation in situ s’est faite sans armure, par la voie des « Tubulaires » et décrite.
Au sommet
« La performance, par sa nature royale, réclame un espace-temps destiné à poser des actes, des signes et des paroles. La ritualisation de l’événement le fait entrer dans l’histoire des hommes. Ce cadre conditionne la rédaction d’un récit officiel qui se veut définitif. » (p.142).
Comme pour une bataille, il faut rester sur place pour attester de la victoire. Une maisonnette est construite pour abriter la petite troupe, des traces de murets en pierre sèche ont été trouvés lors de la 3e ascension, en 1834. On ne saura pas quelles furent les émotions des premiers ascensionnistes, nulle trace dans les sources, a part ces quelques mots dans la lettre envoyée au parlement de Grenoble : « … est le plus beau lieu que vites jamays par dessus. » (p.145). Il n’y a pas non plus de traces gravées dans les pierres du sommet, des éboulements ont pu les emporter.
La mort d’un jeune chamois effrayé semble avoir marqué ces hommes qui y voient un signe de l’innocence perdue. Une messe est bientôt dite et le mont baptisé, ce sera désormais l’« Aiguille fort », une terre royale. Trois croix furent plantées sur le sommet, pour être visibles de loin.
Enfin, les visiteurs vont « explorer » le lieu, en évaluer la surface, le décrire : un vaste pré« Il faudrait « quarante hommes et plus » pour faucher le pré qui couvre le sommet » (p. 155) occupé par une troupe de chamois, plutôt des étagnes (femelles du bouquetin) et leurs petits, des oiseaux. La flore est aussi décrite, dont le lys de Saint-Bruno, seule fleur connue des ascensionnistes. C’est De Bosco qui est le plus précis dans ses descriptions, une mission en quelque sorte savante.
D’autres témoins gagnent le sommet dans la semaine comme Guigues de La Tour, châtelain de Clelles, et de Pierre Lyotard, capitaine de Portes, cités comme témoins. Vingt-deux personnes au total ont fait l’ascension, y compris des habitants de la région. Les trois ordres sont représentés, mais aucune femme n’est mentionnée.
D’un mont à l’autre
L’auteur évoque la suite de la carrière d’Antoine de Ville à qui le roi confia la défense, dans les Pouilles, du Monte Sant’Angelo, lieu de pèlerinage au plus ancien sanctuaire d’Occident dédié à Saint Michel.
Deux fortifications, Manfredonia et Monte Sant’Angelo, construites par les Aragonais, assurent la défense de ce territoire. Stéphane Gal rappelle la situation difficile des Français face aux Aragonais et la reddition du fort du Monte Sant’Angelo en 1497. Il décrit aussi le lieu de pèlerinage.
Charles VIII avait-il des motifs de s’embarquer dans la croisade du pape Innocent VIII. Domjulien (Antoine de Ville) a-t-rêvé rejoindre Jérusalem et le Mont Sion ? On perd sa trace après l’aventure napolitaine, peut-être est-il mort en 1497, quelques années avant son épouse décédée en 1507.
Vaincre le temps
Tel était le but de de Bosco quand il faisait le récit de l’aventure du Mont Aiguille, pourtant l’évènement a eu peu d’écho dans les chroniques de l’époque, plus intéressée par le récit des guerres d’Italie. La réussite de la tentative a, peut-être, conforté le roi dans son projet napolitain. Deux ans plus tard il franchit les Alpes avec son armée.
L’auteur évoque la postérité d’Antoine du Ville. Les croix du sommet ont sans doute été victime de la foudre. « lorsque, Nicolas Chorier publie son Histoire générale de Dauphiné, quelque 169 ans plus tard, il peut écrire que les croix plantées jadis « n’y paraissent plus. »(p. 183).
La mémoire de l’exploit était restée dans les mémoires puisqu’en 1525 Symphorien Champier, à qui l’on doit la première représentation du mont, l’attribue au chevalier Bayard.
C’est l’ingénieur du roi Jean de BeinsLes Alpes de Jean de Beins – Des cartes aux paysages (1604-1634), Perrine Camus, Isabelle Lazier, Stéphane Gal, Grenoble, Editions du Musée de l’Ancien Evêché, 2017 qui fournit les premières représentations ressemblantes.
Au XVI e siècle, l’ascension est évoquée par Aymar Du Rivail et François Rabelais. Un siècle plus tard, le président de la Chambre des comptes de Grenoble, Denis Salvaing de Boissieu, rend à Antoine de Ville le premier rôle.
Depuis le XIXe siècle la montagne est régulièrement parcourue
Le plus beau lieu
« Cette ascension résulte d’un contexte bien spécifique, qui a conjugué les ambitions d’un roi de France avec la technicité et l’audace d’une époque. » (p. 191). C’est ainsi que l’auteur résume l’aventure de 1492, première conquête de la verticalité, voyage vers le divin.