On ne présente plus Jacques Frémeaux, professeur à l’université de Paris-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer. Auteur prolixe, il a, parmi sa vingtaine d’ouvrages remarqués, signé De quoi fut fait l’Empire, ou bien encore les Guerres coloniales au XIXème siècle et La Question d’Orient.

Septembre 1845, la conquête de cette nouvelle terre par la France paraît terminée après les cinq ans de guerre menées contre l’émir Abd-el-Kader.Abd-el-Kader 1808 – Émir algérien (près de Mascara [aujourd’hui Mouaskar] 1808-Damas 1883). L’émir Abd el-Kader, l’homme qui défia les armées françaises de 1832 à 1847 avant de créer les bases d’une véritable État algérien, est aujourd’hui considéré par l’Algérie indépendante comme l’une des figures les plus marquantes de son histoire. La noblesse de son attitude après sa capture et la protection très efficace qu’il apporta aux chrétiens de Damas à la fin de sa vie lui valurent aussi un très grand prestige chez ses anciens adversaires. L’armée française contrôle tout le pays, à l’exception du Sahara. Les immigrants européens n’ont jamais été si nombreux. A Paris, on songe à se débarrasser de l’encombrant – le mot est faible – maréchal Bugeaud Thomas-Robert Bugeaud marquis de la Piconnerie, duc d’Isly, maréchal de France. 1784 – 1849 pour le remplacer par un gouverneur moins belliqueux et plus discipliné. Bugeaud lui-même annonce, dans son style bien particulier, sa démission. C’était sans compter sur l’émir, alors réfugié au Maroc. Ce dernier reprend la lutte. Il anéantit une colonne française à Sidi-Brahim, prélude à une brillance campagne dans laquelle il démontre ses qualités de stratège. L’Oranie, la plaine du Chélif s’embrasent à l’appel des confréries. En France, le premier ministre, Guizot, réagit avec fermeté et ordonne l’envoi de troupes supplémentaires. C’est une guerre longue et difficile qui débute et qui ne dit pas son nom. Durant des mois, l’armée française pourchasse Abd-el-Kader dans des conditions éprouvantes et sur un terrain montagneux. La rébellion est finalement écrasée mais aux prix de nombreuses exactions. L’armée sort vainqueur de cet affrontement mais la colonisation reste encore incertaine.

Conquête fragile et omniprésence de l’armée

Près de quinze ans se sont écoulés depuis que la capitulation d’Alger en juin 1830. La guerre avec l’émir Abd-el-Kader dure depuis dix ans. Le roi Louis-Phillippe a annoncé, en septembre 1841 lors de la session parlementaire la terre d’Algérie comme désormais et pour toujours française. Eloigné des évolutions économiques qui ont bouleversé l’Europe, le Maghreb repose sur la culture des céréales et de l’arboriculture qui ne diffère guère d’ailleurs d’une Europe du Sud à la traîne. L’habitant en dur y est rare. Le mode de vie bédouin prédominant et les habitants se déplacent au gré des saisons de manière à laisser croître la récolte, puis reviennent pour récolter et pâturer sur les chaumes. Ce type d’occupation du sol, faible, laisseront penser aux Européens, à tort, la possibilité d’installer des colons sans spolier les autochtones. L’Algérie n’a pas connu non plus les déchirements religieux ou les remise en question de l’omniprésence du religieux dans une société qu’il détermine, explique, ordonne et justifie. La conquête française vient bouleverser cet ordre fondé sur une apparente immobilité. L’invasion militaire rompt les liens anciens que l’Algérie entretenait avec le sultan de Constantinople, suzerain du pays depuis le XVIème siècle. La France se substitue désormais à lui et, avec elle, une Europe méconnue. Les Français sont maîtres d’un vaste territoire qui s’étend entre la frontière marocaine et celle de la Régence de Tunis. Ils dominent le Tell et s’immiscent, timidement, avec le grand Sahara. Seules restes insoumises les montagnes de Kabylie à l’est d’Alger. 200.000 km2 et environ deux millions d’habitants sur les trois millions évalués par les militaires statisticiens trouvent de nouveaux maîtres.

Montée en puissance des opérations militaires sous la monarchie de Juillet

La conquête militaire se fait incisive et massive. Alors que les troupes turques n’intervenaient que très rarement pour de très courtes campagnes, l’armée française, dix fois plus nombreuse, lance des expéditions ininterrompues tous azimuts. Très vite, la population étrangère qui débarque dans le sillage de la colonisation, essentiellement sur la côte, impose ses codes, son architectures, ses écoles, casernes, administrations, lieux de distraction et de plaisir comme les théâtres, brasseries, opéras. Dans les campagnes, les achats de terre se font de façon voraces d’où les colons chassent les les exploitants traditionnels. Le phénomène, même modéré étant donné le faible nombre des immigrants, n’en reste pas moins spectaculaire. Les Algériens ont bien tenté de résister depuis 1830 lors de nombreux soulèvements mais se sont révélés impuissants à inverser le cours des choses. Les souverains ou chefs décidés à se battre ne disposent ni des hommes, ni de l’armement nécessaires pour se mesurer à l’armée française. La grande masse des combattants se compose de guerriers des tribus, d’une endurance à toute épreuve et d’un courage qui force l’admiration. Mais, très mal armés, leurs dispositions tactiques se résument à des attaques par vagues, à cheval ou à pied, voire à la défense de positions naturelles sans coordination avec les autres guerriers. La conquête a donc progressé de façon régulière.

Les Français, après quelques hésitations, ont occupé, tout d’abord, les villes côtières et leurs environs proches en appliquant le concept de la doctrine dite de l’occupation restreinte. Dès 1837, ils prennent de force Constantine, expulsent le bey Ahmed et établissent, ainsi, leur autorité sur toute la partie orientale de l’Algérie. A l’ouest, la partie s’annonce plus ardue face à la défense opiniâtre de l’émir Abd-el-Kader. Ce dernier s’efforçant de faire la guerre aux Français tout en édifiant un Etat arabe sur les ruines du pouvoir turc. La lutte, débutée en 1832, coupée de trêves en 1834 et 1837 s’annonce finalement inexpiable à partir de 1839. Depuis cette date, les gouvernements de la monarchie de Juillet accentuent leur effort militaire sans commune mesure, autorisé, il est vrai, par une relative détente en Europe. Le général Thomas-Robert Bugeaud de la Piconnerie est placé à la tête de la colonie en décembre 1840. Il dispose alors, sous ses ordres, d’abord de 80.000, puis 85.000 et enfin 90.000 hommes, plus que n’en eut jamais ses prédécesseurs. L’issue de la confrontation ne laisse guère de doute. Des séries de campagnes incessantes parviennent à détruire la petite armée de l’émir et la prise de ses villes : Médéa et Miliane en mai-juin 1840, Mascara en mai 1841, Tlemcen en janvier 1842. En mai 1843, la création d’Orléansville donne aux conquérants le contrôle de la plaine du Chélif présenté comme un axe de pénétration essentiel vers l’ouest et vers le sud. Le 16 mai 1843, la capitulation de l’émir avec sa smala qui nomadisaient dans les Hautes Plaines, au sud de Médéa, est surprise et pillée par le duc d’Aumale. Réfugié dans la zone des confins algéro-marocains, Abd-el-Kader ne renonce pas malgré ses pertes à lancer des raids en direction d’Alger. Le gouvernement de la monarchie de Juillet lance alors une campagne d’intimidation contre l’Empire chérifien pour le forcer à se désolidariser de l’émir algérien. C’est alors que la marine française bombarde Tanger, puis Mogador sous les ordres du prince de Joinville, troisième fils de Louis-Philippe. L’armée, de son côté, commandée par Bugeaud, entre en territoire marocain et bat, sur les bords de l’ouest de l’Isly, non loin d’Oujda, les contingents envoyés par le sultan Abd-er-Raham, en août 1844.

Le mythe du père Bugeaud

Soldat dans les armées napoléoniennes (il participe à la bataille d’Austerlitz), il se rallie très vite à une politique de conquête totale du territoire algérien face à la menace de l’émir Abd-el-Keder. Pour cela, il réorganise énergiquement l’armée d’Afrique : augmentation des effectifs qu’il plaide incessamment auprès du ministre de la guerre, le maréchal Soult, autre figure de la légende napoléonienne. Il crée, pour plus de souplesse, des colonnes mobiles qui quadrillent le territoire algérien, améliore l’ordinaire des soldats. La « méthode Bugeaud », conduite avec opiniâtreté et une certaine cruauté (enfumades), qui privilégie la guerre d’embuscade et les razzias, finit par porter ses fruits. Après la victoire d’Isly sur les armées marocaines alliées à Abd el-Kader, Bugeaud traque sans répit l’émir, qui se rend en décembre 1847. Dans le même temps, sa conquête se double d’un effort de colonisation agricole et d’une politique arabe originale (administration indirecte, bureaux arabes), qui oppose Bugeaud à la hiérarchie civile et militaire d’Algérie, notamment avec Lamoricière autre grande figure de la colonisationLouis Juchault de Lamoricière. 1806 – 1866. Promu général de division en 1843, au cours des campagnes coloniales dirigées par le général Bugeaud, Lamoricière s’investit également dans le domaine politique et se fait élire à l’Assemblée législative. Il est nommé ministre de la Guerre en 1848, et participe activement à la répression des journées de Juin 1848 à Paris. Démissionnaire en 1847, il regagne la France, où il meurt du choléra après un éphémère retour à la vie politique. Ce personnage, qui fait partie intégrante de la légende de la colonisation, se distingue par son énergie et son imagination, par son autoritarisme allié à une certaine ampleur de vue. Il peut être considéré comme le précurseur des grands conquérants coloniaux tels Gallieni (1849 – 1916) ou Lyautey (1854 – 1934).

Jacques Frémaux signe avec cet ouvrage de fond, un épisode méconnu de la pacification française en Algérie alors que la France de Guizot n’éprouve qu’un intérêt très relatif pour cette nouvelle colonie. A près d’un siècle de distance, on mesure l’importance et l’omniprésence de l’armée française d’Afrique et de son utilisation quasi ininterrompue dans des actions de maintien de l’ordre et du quadrillage du territoire. Cet état de fait se répétera lors des futurs conflits post-coloniaux qui s’ouvriront à l’issue du second conflit mondial. Un livre d’un grand intérêt qui permet d’éclairer les relations souvent tumultueuses entre la métropole et sa colonie.

Bertrand Lamon
pour les Clionautes