Pour ouvrir ce numéro, la parole est donnée pour l’entretien trimestriel à Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Cette interview en deux parties fait, en premier lieu, le point sur l’état des questions stratégiques internationales du moment, des menaces et des réponses. En deuxième lieu, il fait le point sur l’évolution de la recherche stratégique en France – ses faiblesses, ses réformes et ses perspectives.
Parmi les thèmes abordés par Camille Grand, la prolifération nucléaire est sans doute celui qui est peut-être le plus inquiétant. La Corée du Nord et l’Iran, par leur choix du défi, ont affaibli le régime de non prolifération dans son ensemble. Pour ce qui concerne les relations transatlantiques, et notamment les relations franco-américaines, il semblerait que le président Sarkozy ait du mal à prendre la mesure des changements qui sont en oeuvre dans la politique étrangère des États-Unis. Les États-Unis ne semblent pas prêts à accepter que les initiatives qui relèvent souvent de l’effet d’annonce du président français, viennent troubler la redéfinition qu’ils ont entreprise de leur politique étrangère. Enfin l’auteur revient sur les questions de capacités de défense de l’Europe en jugeant que celle-ci ne fait pas les efforts nécessaires pour conserver une avance technologique et des capacités d’intervention suffisantes. Il considère cependant que le livre blanc sur la défense de la sécurité nationale de 2008 se révèle l’un des meilleurs efforts de compréhension du monde contemporain dont la France dispose. La question qui est posée ensuite est bien celle de l’effort de réflexion entrepris et de ce point de vue Camille Grand considère que la fondation pour la recherche stratégique qu’il préside est en mesure de nouer de nouveaux partenariats lui permettant de financer son développement.
Le thème central de ce nouveau numéro de sécurité globale est celui de la contre insurrection, c’est-à-dire la méthode pour une armée classique de riposter à ce que l’on appelle une guerre asymétrique. Celle-ci peut prendre la forme d’une guerre de guérilla rurale, comme en Afghanistan ou en Colombie, mais également urbaine comme en Irak.
En réalité, les deux formes coexistent largement. La France dispose d’une large expérience de ces guerres asymétriques, avec 16 ans de guerre coloniale, en Indochine et en Algérie. Les régiments d’élite de l’armée française se sont très largement formés aux techniques de la contre insurrection.
Les opérations en Irak puis en Afghanistan remettent au goût du jour de vieilles recettes. Le concept de contre-insurrection que l’on croyait profondément enfermé dans les poubelles de l’histoire, renaît de ses cendres avec une belle vigueur. L’intervention en Irak conçue comme une guerre éclair permettant de restaurer la démocratie s’est transformée en une occupation dont le terme ne paraît pas visible à court terme.
En Afghanistan, le retour des Talibans montre que les armées traditionnelles, peuvent encore être mis en échec, malgré l’expérience soviétique entre 1979 et 1989. Les armées occidentales se retrouvent confrontées à de vieilles menaces et de vieux modes d’action que le tout-technologique des années 1980-2000 ne parvient pas vraiment à surmonter.
Dès les années 1950 et les guerres de décolonisation, la contre-insurrection s’impose comme un mode d’action « naturel » des forces armées mais l’usage d’une violence extrême la disqualifie peu à peu, notamment à l’occasion du conflit algérien. Dans les années 1960, il resurgit en Amérique latine, dans les doctrines de « sécurité nationale » inspirées par les États-Unis. Cette doctrine de la contre insurrection s’est heurtée aux mouvements de libération et n’a pas empêché la chute des dictatures sud-américaines mises en place pour contrer les influences soviétique et cubaine en Amérique latine ».
Les derniers avatars de cette doctrine se retrouveront en Afrique jusque dans les années 1970 (Angola, Mozambique), 1980 (Rhodésie) et même après en Afrique du Sud. Peu à peu marquée d’un sceau infamant de violences extraordinaires (combats sans merci, tortures, états d’exception) et, également de celui de l’échec, la notion de contre-insurrection s’éteint progressivement.
Si ces méthodes sont employées, elles ne seront pas nommées. Une partie d’entre elles se retrouve dans le conflit israélo-palestinien et notamment dans les affrontements de Gaza il y a un an, mais également à Ramallah, lorsque les forces palestiniennes s’opposaient à l’avancée des chars israéliens.
Confrontées à à un adversaire insaisissable ou absent (utilisation des engins explosifs improvisés) et à des modes de radicalisation qui changent les comportements tactiques (généralisation de l’attentat-suicide), les armées et notamment l’armée américaine revisitent les anciens concepts pour les adapter à la réalité nouvelle sur le terrain.
Stéphane Taillat et Georges-Henri Bricet des Vallons font le point sur la question de la contre-insurrection aujourd’hui.
– Les mythes de la contre-insurrection et leurs dangers une vision critique de l’US Army Gian P. GENTILE
Pour ce colonel, directeur du département d’histoire militaire de West Point, la contre insurrection ne semble pas se limiter à de simples opérations militaires. Les insurgés s’appuient sur une partie de la population, la contre insurrection doit faire de même en essayant de conquérir les cœurs et les esprits. Pourtant, le contre-insurgé bâtit très souvent sa propre narration interne – son propre « mythe » – à destination de l’opinion publique afin d’appuyer l’idée que la campagne militaire emprunte la voie la plus acceptable d’un point de vue éthique, celle de la protection de la population.
On retrouve cet argumentaire dans la communication des troupes françaises engagées sur le terrain en Afghanistan notamment.
Mais l’officier ne semble pas cautionner ce mythe qu’il qualifie de «fiction», fonctionnant comme une structure de méconnaissance qui masque les conditions réelles dans lesquelles ces guerres sont effectivement menées et porteuse d’une face sombre de l’histoire de la contre-insurrection.
– Dans « Les dilemmes de la doctrine de contre-insurrection américaine répétition, pertinence et effet », David H. UCKO se livre à une relecture des doctrines de contre insurrection, élaborées peu de temps après l’invasion de l’Irak en 2003. L’idée que des troupes d’élite, traquant l’insurgé en s’appuyant sur la supériorité aérienne et la mobilité puissent suffire à rendre la contre insurrection victorieuse est aujourd’hui remise en cause.
Les manuels sont depuis devenus de plus en plus nuancés et insistent sur la nécessité d’accorder aux opérations de stabilisation une priorité égale à celle des opérations de combat. L article évalue le niveau d’apprentissage au sein de l’armée américaine et constate, qu’en dépit de nombreuses évolutions, d’importants pans de ces institutions restent marqués par des priorités datant de plusieurs décennies. Si l’armée américaine souhaite développer une force qui soit vraiment capable d’agir « sur tout le spectre des opérations » (full spectrum dominance), la publication de manuels doctrinaux doit s’accompagner d’ajustements et d’un effort de rééquilibrage dans l’allocation des ressources.
En réalité, l’armée américaine fait le choix d’un déploiement important en s’appuyant sur ses capacités logistiques, permettant de mener de grosses opérations sur un ensemble régional, mais sans avoir véritablement les moyens d’en assurer le suivi dans la durée. De là les multiples bavures qui ont des effets particulièrement ravageurs une fois les troupes occidentales rentrées dans leurs cantonnements.
Michel GOYA, est colonel de l’armée de terre, directeur de la chaire de nouveaux conflits de l’institut de recherches stratégiques de l’école militaire. Il traite sur une durée suffisamment longue de la situation en Afghanistan.
– « L’expérience militaire britannique dans la province afghane du Helmand (2006-2009) ».
Plus vaste province d’Afghanistan, poumon de la culture d’opium du pays, le Helmand a été la plus meurtrière pour la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS). L’article dresse un bilan des opérations menées par les forces britanniques depuis leur déploiement en 2005 dans cette province et montre à quel point la guerre de contre-insurrection, loin de toute logique « magique » et immédiate, est travaillée en profondeur par des forces contradictoires, tiraillée en permanence entre la stabilisation douce et des opérations de contre-guérilla classiques.
C’est dans cette région que se trouve la plus grande concentration de Pashtounes d’Afghanistan et la plus grande zone de production d’opium au monde. La tactique des Britanniques a été de disperser des forces dans les petites villes et les villages, sans forcément avoir de liens avec les populations locales, ni avec la police afghane jugée trop corrompue. Le résultat a été une multiplication des harcèlements et des attaques qui ont été particulièrement coûteuses en armes. Il a fallu passer les effectifs de 3200 à 6500 hommes pour commencer à mener un combat offensif contre les talibans. Cela suppose l’utilisation de drônes et d’hélicoptères apache. Depuis 2008, les forces britanniques sont toujours confrontées aux activités des talibans, même s’ils ne sont plus en mesure de mener de grandes opérations. Pour le colonel Goya, il semblerait que la seule façon de l’emporter face à une insurrection multiforme, financée par le trafic de l’opium, soit de mener une véritable occupation en s’appuyant sur des troupes suffisantes.
– Contre-insurrection et « responsabilité de protéger panacée ou supercherie? par Christian OLSSON
La nomination du général Stanley McChrystal à la tête de l’ISAF en Afghanistan en juin 2009 a coïncidé avec un recentrage du discours officiel de l’OTAN sur l’idée que sa mission première y serait de « protéger les populations afghanes ». À l’instar de la stratégie prétendument centrée sur la population de la coalition en Irak au moment où le général David Petraeus en prenait le commandement en février 2007, l’argument de McChrystal ne consiste pas tant à affirmer que la « protection des populations locales » viendrait désormais se surajouter à l’objectif de «vaincre» les Talibans, qu’à postuler que cette première constituerait le moyen le plus efficace pour atteindre le second. Cet article s’intéresse aux conditions d’application de la « protection des populations locales ».
Jérôme Cario, Antonin Tisseron
– L’action intégrale ou la contre insurrection à la mode colombienne.
Alors que l’approche globale s’est imposée comme le meilleur moyen de combattre les Talibans en Afghanistan, la Colombie expérimente depuis plusieurs années une stratégie similaire dans sa lutte contre les groupes armés. Les FARC et l’ELN sont les seuls groupes subsistant d’une mosaïque de forces de guérilla constituées dans les années soixante. Ces effectifs de moins de 10000 combattants sans doute, se heurtent à des groupes d’auto défense, des para-militaires, qui partaget avec eux l’utilisation du narco-trafic comme source de financement. L’action intégrale, mise en place au niveau national en 2003 par Alvaro Uribe à la demande notamment des forces armées, associe en effet étroitement l’outil militaire aux autres composantes de l’État. Il semblerait que ce programme global ait pu faire reculer l’insurrection.
Seule l’action dans les champs politiques, économiques et sociaux peut permettre l’éradication de la violence dans des régions longtemps délaissées. En cela, l’approche colombienne de la contre-insurrection offre à voir la manière dont un gouvernement peut adapter les outils à sa disposition pour combattre une violence insurrectionnelle, mais aussi certaines des difficultés rencontrées dans la mise en place de programmes de développement, d’assistance aux populations et d’instauration d’un état de droit.
Bruno Modica