Correspondante en Corse du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, puis de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), en Corse puis dans l’Hérault, correspondante du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS), Secrétaire générale de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon (Histoire biographique du Mouvement ouvrier), Chef de projet pour l’AERI (Association pour des études sur la Résistance intérieure), Hélène Chaubin a une grosse bibliographie à son actif et fait autorité dans divers champs de recherche, dont l’histoire de la Corse durant la Seconde Guerre mondiale. Sur ce sujet, les archives françaises et italiennes n’ont plus guère de secret pour elle, et elle a déjà réalisé un cédérom, La Résistance en Corse (AERI 2003, réédité en 2005) et un petit livre, Corse des années de guerre, 1939-1945 (Tirésias, 2005).

Hélène Chaubin publie aujourd’hui aux éditions Vendémiaire une solide et claire synthèse de ses travaux. Le plan de l’ouvrage mêle habilement approche thématique et approche chronologique : un premier chapitre consacré aux caractéristiques économiques de la Corse, un second à la guerre avec l’Italie, un troisième à la « Corse maréchaliste », un quatrième à l’occupation italienne, un cinquième à la Résistance et à la préparation de l’insurrection, un sixième et dernier à l’insurrection et à la libération. Le texte est enrichi par une quarantaine de pages d’annexes (cartes, tableaux et documents divers) ; s’ajoutent évidemment, comme toujours dans cette collection, sources et bibliographie, index des noms de personnes et de lieux. Un ouvrage complet, précis et structuré.

Une « économie rurale de guerre »

La population corse est alors concentrée en altitude, à « l’étage du châtaignier ». La plaine orientale est déserte, les routes sont très rares et le réseau ferré, embryonnaire. La Corse est passée en un siècle d’une autarcie presque complète à une progressive intégration dans l’économie française, les surfaces cultivées ont régressé et les rendements sont faibles. L’île a besoin des apports continentaux dans tous les domaines de production et de consommation. La guerre déclarée, la Corse, tributaire du continent, a besoin de transports maritimes réguliers, tandis que la mobilisation générale aggrave les problèmes de main-d’œuvre. Il n’y a plus que deux bateaux pour faire les liaisons d’Ajaccio et Bastia vers Marseille et Nice. Si la Méditerranée cessait d’être libre, la Corse se trouverait isolée et ses stocks ne lui assureraient que quelques semaines de consommation : c’est la hantise du blocus. On invite les cultivateurs à produire davantage et on incite au développement des jardins potagers familiaux, ainsi qu’à la pêche artisanale côtière. Pour produire davantage, il faudrait mettre en valeur les terres des plaines littorales, mais le paludisme sévit.

En guerre avec l’Italie

Depuis le début des années 1930, l’Italie fasciste a fréquemment mis en avant ses visées impérialistes et revendiqué « La Tunisie, la Corse, la Savoie, Djibouti, à nous ! ». Les Corses ont multiplié les manifestations anti-italiennes à la fin de 1938 et au début de 1939, date de la visite du président du conseil Daladier à Ajaccio et Bastia. « Les Corses conservent une image stéréotypée négative de l’Italie et des Italiens ; une représentation dont les origines sont historiques et sociologiques : s’y mêle le mauvais souvenir de la pesante domination génoise du XVe au XVIIIe siècle et l’image méprisée de l’immigré (…) Ces préjugés accumulés expliqueront en partie la force de la résistance à l’occupation italienne et l’exaspération devant l’arrogance fasciste. » L’Italie estime que la Corse est italienne par la langue, l’histoire, la proximité géographique et même les affinités « ethniques ». La majorité des Corses est profondément attachée à la France, et seule une faible minorité adhère aux thèses irrédentistes. Les plus influents militants de cette minorité sont considérés par la France comme des agents de l’ennemi, et internés en juin 1940.

Le 10 juin 1940, quand la défaite de la France semble assurée, Mussolini lui déclare la guerre. L’offensive italienne sur les Alpes débute le 20 juin, mais l’armée française offre une vive résistance. La Corse est alors protégée par son insularité et la brièveté des opérations, elle ne connaît que quelques raids aériens. Les défenses de l’île ont été tardivement renforcées dans les années 1930, au sud principalement, où la Corse a été dotée d’un dispositif conçu pour faire obstacle à un débarquement. Un régiment d’infanterie est installé depuis longtemps sur l’île, bien intégré et apprécié. L’armistice qui est signé entre la France et l’Italie le 25 juin ne prévoit pas de zone d’occupation en Corse. Une commission italienne d’armistice avec la France est créée à Turin, et elle implante un organisme de liaison en Corse. La délégation italienne débarque à Ajaccio en juillet 1940.

La Corse maréchaliste

« A la veille de la guerre, la vie politique corse reposait sur un système clanique : deux clans, les « noirs » à droite, les « blancs » à gauche, se partageant postes et influences. Un système condamné par ceux qui n’en font pas partie : les communistes et les autonomistes. Chaque clan dispose d’un réseau, d’une clientèle exigeante mais fidèle, et qui le reste de génération en génération.
»
Sur les sept parlementaires que compte la Corse le 10 juillet 1940, trois votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, un s’y oppose (le sénateur radical Paul Giacobbi), un s’abstient, et deux sont absents. Le clan des « blancs », celui d’Adolphe Landry, le leader de la gauche non communiste en Corse, est anéanti. Le clan des « noirs », celui de François Pietri, se rallie à Vichy, voire à la collaboration. La présence de la délégation italienne suscite une exaspération croissante de la population qui demeure anglophile. Tous les relais du gouvernement de Vichy (autorités locales, presse, organisations professionnelles et associations) diffusent un discours patriotique, qui adapté à la Corse, est une réponse aux thèses italiennes. Le nouveau régime affirme mieux défendre les cultures régionales que ne le faisait la République.

Pour assurer le succès des réformes de la Révolution nationale, le gouvernement cherche l’appui de certains élus conservateurs qui se sont ralliés au régime, c’est le cas de François Pietri qui devient ambassadeur à Madrid, ainsi que d’autres élus qui ont voté les pleins pouvoirs et qui sont appelés à des responsabilités. Le maire bonapartiste d’Ajaccio, Dominique Paoli, est maintenu dans ses fonctions. La plupart des anciens combattants adhèrent avec confiance à la Légion française des combattants ; le colonel qui en prend la direction pratique une active collaboration avec Vichy et empiète continuellement sur les prérogatives du préfet. La Légion a rassemblé environ 20 % de la population masculine de l’île, elle dispose d’un vaste espace, avec un quasi-monopole du droit à manifester, des subventions des autorités et du soutien de la presse acquise au régime. Mais elle ne parvient pas à faire pénétrer dans l’opinion l’anglophobie, pas plus que l’antisémitisme. Les mesures antisémites sont impopulaires en Corse, beaucoup de maires ne répondent pas aux enquêtes demandées par le gouvernement, l’aryanisation est très difficile et il n’y a pas de rafle Corse en août 1942. La Légion, de plus en plus collaborationniste, voit son image et son influence se dégrader, l’absentéisme de ses adhérents s’accroître, et le Service d’ordre légionnaire (le SOL, qui donnera naissance à la Milice) créé en Corse en janvier 1942, recrute difficilement.

Les membres italiens de la délégation d’armistice se plaignent constamment de l’hostilité de la population et de l’administration françaises à l’égard des Italiens. Les incidents se multiplient, d’autant que le nombre de délégués italiens s’accroît ; ils se font régulièrement insulter dans la rue. Dans les cinémas, le préfet a exigé le maintien des veilleuses pendant la projection des actualités car les spectateurs sifflent à chaque apparition de Mussolini ou de Hitler. Le préfet note que « l’animosité séculaire à l’écart des Italiens est portée à son plus haut degré par la crainte de l’annexion ». En effet, la propagande italienne pour une annexion de la Corse s’intensifie à la fin de l’année 1941. La France répète son refus des « amputations territoriales », tandis qu’Hitler juge que les demandes italiennes sont inopportunes, les Allemands n’ignorant rien de l’italophobie de l’opinion corse.

Les mesures discriminatoires prises par Vichy ont été relayées par trois organisations collaborationnistes : le Parti populaire français (PPF), le Parti social français et le groupe Collaboration. Le PPF était déjà bien implanté en Corse avant la guerre ; le maire d’Ajaccio est un bonapartiste très proche du PPF. Mais ce parti est aussi implanté en milieu rural ce qui est beaucoup plus rare, et son organisation de jeunesse se distingue par son activité antisémite, « en totale rupture sur ce point avec les traditions corses ». Il n’y eut en Corse qu’une quinzaine d’inscrits à la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, dont huit qui partirent en Russie.

La Corse résistante

« En même temps que naît la collaboration, l’esprit de résistance produit ses premiers fruits. » Les premières inscriptions anti-italiennes sont repérées fin novembre 1940, puis on identifie différentes formes de rébellion, qui viennent des communistes et des gaullistes. Ce sont les jeunes communistes de Bastia qui forment, à l’origine, le noyau le plus actif en distribuant les premiers tracts antiallemands. « Localement, l’adhésion au PCFtient aux structures d’une société inégalitaire, en raison d’une mauvaise répartition de la propriété foncière (…) La résistance en Corse, c’est donc à la fois le combat républicain et la lutte des classes. ». En octobre 1941, un rapport de gendarmerie dresse la liste des communes réputées gaullistes. Le clan radical-socialiste et les adhérents à la SFIO vont intégrer la résistance gaulliste : « le gaullisme est donc d’abord une fronde populaire ».

C’est à l’automne 1941 que sont jetées les bases des organisations et des réseaux. Le Front national de Corse, qui relève du Front national de zone Sud, connaît une réelle indépendance compte tenu de son éloignement géographique et de la difficulté croissante à maintenir les liaisons. Il ne perdra son identité communiste que progressivement. Le mouvement Combat est né dans les principales villes et trouve son origine dans l’ancien Comité de vigilance antifasciste, ses recrues étant souvent issues du courant radical-socialiste. « Combat a vocation à rassembler les résistants non communistes. C’est sans doute le mouvement qui dispose de la plus large audience jusqu’à la fin de 1942. » Libération Sud s’implante également. Cette résistance civile a des effectifs et des moyens limités, « mais c’est un vivier où les missions de la Résistance extérieure trouveront leur relais. »

Dix mois d’occupation italienne

En novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone sud de la France en réaction au débarquement allié au Maroc et en Algérie. L’occupation de la Provence, de la Savoie et de la Corse revient l’Italie. Ce sont plus de 80 000 hommes qui débarquent progressivement en Corse, accroissant de 40 % la population de l’île. Les Italiens se présentent en protecteurs chargés d’assurer la défense de l’île, et tout se passe pacifiquement, comme sur le continent. Les Italiens installent une garnison dans chaque chef-lieu de canton et un commandement militaire à Corte.

Désormais coexistent dans l’île plusieurs pouvoirs concurrents : le pouvoir civil français, représentant du gouvernement de Vichy, et les pouvoirs italiens, militaire et civil. La répression italienne est très dure entre janvier et septembre 1943 ; des opposants politiques et des résistants sont déportés vers l’Italie. C’est l’OVRA qui mène cette répression avec le SIM, qui dépend des militaires. « Une autre menace vient des Chemises noires, qui se considèrent comme des révolutionnaires d’avant-garde, érigent la violence en vertu et revendiquent un fascisme authentique. » Pour les juifs établis en Corse, c’est l’antisémitisme de Vichy qui a été le plus dangereux. Dans les centres urbains, les Italiens réquisitionnent les principales productions alimentaires et, au mépris des conventions, Vichy soutient leurs exigences. Les pénuries sont fortes et des manifestations de femmes ont lieu, spontanées ou prises en main par la Résistance. Compte tenu de la forte pénurie de main d’oeuvre sur l’île, les réquisitions dans le cadre du STO suscitent une très forte opposition et des manifestations d’hostilité. À noter aussi un conflit entre Rome et Berlin, l’Italie refusant que l’Allemagne prélève des hommes dans les territoires sous son occupation. La formule : « Plutôt que les camps, le maquis ! » devient un slogan souvent reproduit. « D’abord simples refuges, très efficaces grâce à l’implication des femmes et à un milieu naturel propice (végétation épaisse, topographie accidentée), ces premiers maquis sont les avant-coureurs de ceux du continent (…) Les réfractaires y retrouvent en 1943 les résistants traqués ; on y tient des réunions secrètes, on y cache des armes, on y définit les modalités d’une action armée. »

Veillée d’armes

Au premier semestre 1943, les Italiens procèdent à une vague d’arrestations, d’internements et de déportations sans jugement vers l’île d’Elbe et la Calabre. Les internés connaissent un régime pénitentiaire sévère. Quand l’Italie signe l’armistice du 8 septembre 1943, les Allemands s’emparent des prisonniers, quelques-uns parviennent à s’évader, les autres sont déportés dans le Reich.

Faute de liaison régulière, les mouvements de résistance sont presque coupés des directions nationales, ils sont en outre affaiblis par la répression. Ils ont d’abord limité leur activité au renseignement. C’est le Front national qui entame les premières actions de sabotage. En Corse, les réseaux formés par les missions venues de l’extérieur ont eu une influence déterminante. Les deux plus importantes missions sont celle d’une équipe venue d’Alger en décembre 1942, et celle de Fred Scamaroni, venue de Londres en janvier 1943. Agé de 28 ans, il vient de la section Action du BCRA de Londres, puis a appartenu à l’état-major du général De Gaulle. Il était sur le point de partir pour la Corse afin d’y développer un réseau de résistance et d’y préparer la libération, quand les Alliés débarquèrent en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942. Sa mission fut donc retardée.

Il s’agissait pour ces deux missions d’acheminer des informations vers Londres et Alger, puis de réaliser des sabotages et de préparer la réception d’armes, soit par voie maritime soit par voie aérienne. Entre les deux réseaux, il n’y a pas de concertation et chacun agit séparément, malgré la convergence partielle des objectifs. La mission venue d’Alger (donc plus proche du général Giraud que du général de Gaulle) s’appuie sur le Front national de Corse : les communistes se détournent ainsi de la France combattante du Général de Gaulle. Scamaroni est arrêté à Ajaccio en mars 1943 et dix membres de son réseau avec lui. Il se suicide le lendemain de son arrestation. Le réseau gaulliste démantelé, les gaullistes rescapés se rallient au Front national. Ce sont donc désormais les giraudistes (mission venue d’Alger) et les communistes qui organisent la résistance corse.

Dans ces conditions l’unification de la résistance est rapide et se traduit « par la mise en oeuvre d’un projet propre : refus de l’attentisme, choix de l’insurrection populaire », d’autant plus que les livraisons d’armes s’accélèrent, par mer et par air. La répression s’intensifie, effectuée par les Chemises noires italiennes, par les Allemands qui implantent des services d’espionnage dans les régions ou un débarquement est possible, et par les plus déterminés des collaborationnistes français qui les aident.

La Libération

Les Allemands ont longtemps fait confiance aux Italiens pour tenir la Corse et, par conséquent garantir leur position en Sardaigne. Mais en juin 1943, ils commencent à implanter leurs hommes en Corse ; comme le commandement italien, ils craignent un débarquement. Ce débarquement va être accéléré par l’insurrection populaire déclenchée en Corse par le Front national, et imposé de fait au général Giraud par les communistes corses, ce que lui reprochera le général de Gaulle.

L’insurrection commence à Ajaccio le 8 septembre 1943, jour de l’annonce par Eisenhower de l’armistice avec l’Italie sur radio Alger. Cinq dirigeants de la Résistance, dont trois communistes, prennent la direction du département. Ajaccio est donc la première ville libérée, « la première ou le pouvoir de Vichy est anéanti sans difficulté ». Une petite garnison allemande est évacuée par la mer. Immédiatement, et conformément aux ordres, les Allemands cherchent à désarmer les Italiens et à traverser l’île jusqu’à Bastia pour s’embarquer vers l’Italie. Les Italiens vont donc aider les Corses résistants avant l’arrivée des secours d’Algérie, constitués par un corps expéditionnaire de 15 000 hommes. Ce sont ces forces qui vont combattre les 3 000 Allemands encore implantés à Bastia. Quand le général de Gaulle entre dans la ville, le 7 octobre 1943, elle est à demi détruite et désertée. Les anciennes troupes d’occupations italiennes évacuent la Corse, ainsi que 3 000 civils italiens sur les 8 000 qui y résidaient : « bien des Italiens sont déçus par le refus des autorités de la population de les traiter en alliés. »

La Corse « est une fraction du territoire où la population a répondu à un ordre d’insurrection contre les occupants sans attendre le secours d’un débarquement allié : ce choix n’a pu être répétée nulle part ailleurs. Aussi la mémoire de l’événement s’inscrit-elle dans une vision héroïsante, constitutive d’une identité qui repose sur l’esprit de liberté et la tradition de courage. »

© Joël Drogland