Sur la 4ème de couverture, l’auteur est ainsi présenté : « Yves Mathieu est commissaire divisionnaire honoraire et ancien directeur départemental de la Sécurité publique. Il est l’auteur de Une résistance franco-suisse et de Policiers perdus. Les GMR dans la Seconde Guerre mondiale. » Une première édition de cet ouvrage a été publiée en 2014 aux Éditions Loubatières.

Cette étude est donc celle d’un fonctionnaire de police qui prend pour objet d’étude un réseau de résistance dont la spécificité réside en ce que ses effectifs furent en majorité des policiers, et qui fut un des plus importants réseaux de la France combattante (près de 1200 membres). Dans la mesure où le rôle des policiers français sous l’Occupation a donné lieu à nombre d’interprétations divergentes, et où l’ouvrage est publié dans une collection qui affirme qu’elle entend « sortir des sentiers battus par la vulgate en cours » (mais quelle est donc cette vulgate et qui la défend ?), on pourrait craindre qu’il ait pour objectif de donner de la police et des policiers dans la Résistance une image essentiellement positive. S’il est vrai que l’auteur argumente beaucoup dans le sens d’une police fondamentalement résistante et qu’il nous semble ne pas prendre suffisamment en compte l’ampleur de la collaboration et de l’attentisme en son sein (ce qui néanmoins n’est pas son sujet), il nous livre une étude historique précise et rigoureuse, appuyée sur des sources clairement identifiées (archives publiques et archives privées, en particulier celles de Mme Michelangeli-Peretti, fille du fondateur et liquidateur du réseau), apportant ainsi une intéressante et utile contribution à l’histoire des réseaux de résistance, laquelle est moins avancée que ne l’est celle des mouvements de résistance.

Il s’agit d’une étude globale du réseau Ajax, appuyée sur la présentation de nombre de situations individuelles, qui la rend aisée à lire et très vivante. Après une présentation de l’organisation de la police au début de l’Occupation et une réflexion sur la place des policiers dans la Résistance, cinq thèmes sont successivement traités : présentation d’Achille Peretti, fondateur du réseau ; histoire du réseau ; étude des effectifs du réseau et de ses moyens de fonctionnement ; présentation des principaux secteurs régionaux ; activités du réseau ; rôle des membres du réseau dans la libération du territoire, la reconstruction des institutions républicaines et l’institution policière dans l’après-guerre. Le texte de l’étude historique est complété par des annexes qui rassemblent quelques documents, un cahier photo central, les sources, la bibliographie et un index.

Policiers en Résistance : mythe ou réalité ?

En 1940, la police en France est organisée en deux grands services : la Sûreté nationale pour la province et la préfecture de police pour Paris et le département de la Seine. La Sûreté nationale, créée en 1934, règne sur des services de police relevant de l’autorité municipale depuis la loi de 1884. La police nationale n’existe pas encore, bien que trois services nationaux spécialisés aient vu le jour : les Renseignements généraux, la Surveillance du territoire et les Brigades régionales de police mobile. C’est le régime de Vichy qui accélère cette évolution par la les lois d’avril 1941 qui créent la police nationale. Les pouvoirs détenus par les maires sur les polices municipales relèveront désormais du préfet.

Rappelant que, dans son étude sur l’origine socioprofessionnelle des membres du mouvement Défense de la France, Olivier Wieviorka évalue à 25% la part des policiers et gendarmes, Yves Mathieu se garde de généraliser cette proportion à l’ensemble de la Résistance, mais, avant de commencer son étude du réseau Ajax, il s’attache à démontrer que les policiers furent nombreux dans la Résistance. Évoquant les policiers des Brigades spéciales des Renseignements généraux qui collaborèrent activement à la répression de la Résistance (communiste en particulier), il parle de « ces égarés qui furent peu nombreux si ce n’est l’exception », et affirme que, parmi les policiers parisiens, « bien peu se résignèrent à subir sans broncher l’oppression du vainqueur », ce qui nous semble pour le moins trop peu nuancé, pour ne pas dire quelque peu exagéré ! Pour appuyer sa conviction, il fait une revue des divers réseaux ou mouvements qui comptèrent des policiers en nombre : Les Bataillons de la Mort, l’Armée des Volontaires, Brutus, Alliance, Cohors-Asturies, plusieurs réseaux Buckmaster. Mais il conviendrait d’affiner et de nuancer, et de tenir compte de la chronologie des adhésions. Les 30 premières pages du livre tendent donc à nous faire considérer l’ouvrage comme ayant pour objectif de faire l’apologie de la profession policière au regard de sa conduite sous l’Occupation. L’auteur affirme d’ailleurs (page 121) que « la résistance des policiers ne resta pas le fait d’une minorité », ce qui revient à dire que la majorité des policiers furent résistants. La profession serait à cet égard exceptionnelle et sans doute la seule ! A partir du moment où commence l’étude du réseau Ajax, la rigueur historique l’emporte sur l’essai hagiographique.

Le commissaire Achille Peretti, fondateur et chef du réseau Ajax

Né à Ajaccio en 1931, orphelin de père et de mère à sept ans, pupille de la Nation, Achille Peretti effectue ses études secondaires en Corse et devient commissaire de police municipale à Nice en 1938. Fin juin 1940, il tente une démarche, qui n’aboutit pas, auprès du consulat britannique de Toulouse pour gagner l’Angleterre. Un mois plus tard, il prend son poste à Nice, au sein du contre-espionnage, qui a pour fonction de détecter les agents allemands et italiens. Un mois plus tard, il est affecté au commissariat d’Ajaccio, où il est chargé par son chef niçois Simon Cantoni, d’être le représentant du 2ème Bureau, en relation avec les services du colonel Paillole. Il participe au camouflage du matériel militaire français. Suspecté, il obtient son retour à Nice.

En janvier 1942, il croise la route de Maurice Andlauer, qu’il avait connu en Corse avant la guerre, et qui travaille pour un réseau de renseignement de la France libre Ali. Ce réseau a été fondé en avril 1941 par Roger Warin (Roger Wybot dans la Résistance londonienne). Andlauer prend la tête du réseau Ali en février 1942, et fait de Peretti un de ses plus proches collaborateurs, lui confiant le développement du réseau sur la Côte-d’Azur. En avril 1942, Peretti est nommé à la section économique et financière de la police judiciaire, à Vichy. Il subtilise des dossiers sensibles et les fait passer à Londres par le réseau Ali.

En août 1942, Peretti est suspecté, interrogé, mis en disponibilité et surveillé. Il se consacre désormais à ses activités au sein du réseau Ali. Il rédige un rapport sur la création d’un réseau de résistance spécifiquement policier dont il prendrait la direction. Par l’intermédiaire du réseau Phratrie, il obtient d’aller présenter son projet au BCRA à Londres, et s’envole dans la nuit du 13 au 14 juin 1943.

A Londres, il est reçu par le colonel Passy, chef du BCRA et par André Philip, commissaire à l’Intérieur. Son projet est accepté. Il est incorporé au BCRA sous l’identité de Paul Vatier, suit une formation accéléré en Angleterre, et reçoit un ordre de mission daté du 20 juin 1943. Sa mission consiste « à monter dans la zone sud un réseau de recueil et de centralisation de renseignements militaires et administratifs (…) dont les contacts seront principalement choisis dans la police ». Ajax, le nom du réseau,  est choisi semble-t-il par une double référence à Ajaccio et à Achille. Dans la nuit du 22 au 23 juillet 1943, un autre petit avion Lysander dépose Peretti en France.

La construction du réseau Ajax

 Peretti s’installe à Lyon et entreprend la construction du réseau. Au cœur du réseau se trouve la Centrale. Siège de l’état-major, elle reçoit les courriers venus de secteurs régionaux, les classe en fonction des thèmes définis par le BCRA, prépare les courriers pour Londres qui sont transmis mensuellement par voie aérienne, chiffre les télégrammes qui sont transmis quotidiennement par poste émetteur-récepteur, prépare les directives pour les secteurs régionaux et les répartit entre les agents de liaison. Le réseau est opérationnel dès le 6 août 1943, ce qui vaut à Peretti les félicitations du BCRA. La Centrale est dirigée par le commissaire de police Michel Hacq, qui s’entoure d’une équipe administrative d’une dizaine d’agents, composée de secrétaires et de dactylos. Jeanne Massoni est sa principale collaboratrice. Léon Theis, adjoint de Peretti,  succède à Michel Hacq après son arrestation.

De juillet à décembre 1943, le réseau se développe considérablement en zone sud, conformément à l’ordre de mission. Peretti calque sa structure sur celle des services régionaux de la police judiciaire : secteurs (dans les régions), sections (dans les départements) et groupes (dans les principales villes). L’objectif est que la structure clandestine épouse au plus près la structure officielle. Onze secteurs régionaux sont créés au second semestre 1943. Encouragé par le BCRA, Peretti implante le réseau en zone nord et confie la direction du réseau à Léon Theis. En zone nord, il s’appuie sur Emile Pouliguen à la préfecture de police et sur André Godin pour le reste de l’espace régional. Mais l’implantation va se révéler difficile, en particulier dans l’Ouest. Peretti décide de scinder Ajax en deux entités distinctes : le sous-réseau Candide pour la zone sud (environ 600 agents) et le sous-réseau Zadig pour la zone nord (environ 300 agents).

Le BCRA a demandé à Peretti de recueillir des renseignements militaires. Il fait appel à Simon Cotoni, une vieille connaissance, spécialiste du contre-espionnage, rompu au renseignement militaire, engagé depuis 1941 au sein d’autres réseaux. La structure chargée du renseignement militaire devient le sous-réseau Micromégas. Les policiers y sont une vingtaine, les militaires y sont plus nombreux. Ce sont des spécialistes du renseignement, parlant presque tous allemand, d’autant plus efficaces qu’ils sont rejoints en avril 1944, par les 50 membres du réseau Stuart.

Un télégramme du 24 décembre 1943 « invite » Peretti à rejoindre Londres en vue d’une future mise à disposition auprès du Gouvernement provisoire de la République française en Afrique du Nord. Il décline l’offre, mais il ne peut s’opposer longtemps à une décision londonienne, et s’envole de nouveau pour Londres, le 3 mars 1944. Il laisse à son successeur Léon Theis, un réseau solidement structuré et bien implanté au sein  de la police. Reçu personnellement par le général de Gaulle, Achille Peretti est nommé adjoint au directeur général de la Sûreté nationale, et à ce titre, amené à prendre une part active à la préparation de la restauration de l’Etat sur le territoire national.

Les effectifs et les moyens matériels du réseau Ajax

Le noyau d’origine comprend une quinzaine de membres du réseau Ali ainsi que les commissaires en poste à Nice, Toulon et Marseille. Suffisamment pour que le BCRA ait pris au sérieux le projet que Peretti venait lui présenter. Peretti, en accord avec la philosophie de recrutement du BCRA, entend étendre le recrutement pour des missions de contre-espionnage, à l’ensemble des effectifs de la police, tous corps confondus. Des solidarités corses et franc-maçonnes ont joué dans ce recrutement. Deux moments forts se distinguent dans les adhésions : 35% des agents rejoignent le réseau  en août et septembre 1943, beaucoup aussi en janvier 1944. Ils avaient antérieurement pour la plupart déjà exercé des activités résistantes.

Les effectifs s’établissent officiellement à 1189 membres, dont 56% de policiers. Presque les trois quarts sont issus des corps en civils de commissaires et d’inspecteurs de police : Ajax est un réseau de cadres de la police. Les membres non policiers sont des fonctionnaires ayant des activités de proximité de la police, ministère de l’Intérieur, administrations municipales, gendarmes, militaires. Le réseau compte 70 femmes, souvent employées à des fonctions de secrétariat et d’agent de liaison. L’auteur insiste sur le fait que nombre de policiers ont apporté leur concours au réseau sans y avoir été officiellement homologués. La moyenne d’âge des membres du réseau s’établit à 35 ans, un âge mûr et expérimenté qui laisse « augurer (que) la sagesse et la réflexion habitaient de façon très soutenue les agents du réseau », caractéristique qui est sans doute un des éléments d’explications au faible taux d’arrestations dans le réseau.

Les moyens financiers alloués au réseau par le BCRA sont importants : un million puis trois millions de francs par mois ; « cela permet au réseau de fonctionner dans un confort financier non négligeable ». Les liaisons entre les secteurs régionaux (Paris, Vichy, Marseille, Toulouse, Nice et Limoges étant les principaux) et la centrale lyonnaise furent confiées d’une part à des agents en activité, d’autre part à un groupe spécial d’anciens policiers en disgrâce du gouvernement de Vichy. Le réseau utilise aussi des femmes comme agent de liaison. Le réseau reçoit des postes émetteurs-récepteurs qui lui permettent d’être autonome dans ses liaisons avec Londres. Un centre d’antennes à Lyon est en liaison directe avec Londres, il écoule et reçoit le trafic de l’ensemble du réseau. Si les émissions et les réceptions s’effectuent souvent à l’intérieur des domiciles privés des membres du réseau, sa spécificité réside dans le fait que des opérateurs établissent aussi des liaisons au sein même des salles de transmissions des préfectures.

Les activités du réseau Ajax

L’auteur met en évidence sept catégories d’action réalisées par les membres du réseau : alerter les résistants en danger, fournir des faux papiers, réaliser des évasions de détenus, saboter des enquêtes, démasquer les traîtres, et bien sûr exercer des activités de renseignement et de contre-espionnage.

Sous l’impulsion d’André Godin, un système d’alerte assurant la sécurité des organismes de la Résistance est mis en place à la préfecture de Police. Des enquêtes menées contre des résistants sont suivies de près. L’auteur affirme qu’une centaine de membres de la MOI (Main d’œuvre immigrée, affiliée aux FTP), persécutés par d’autres policiers, purent prendre la fuite avant leur arrestation par la Gestapo. La proximité professionnelle entre policiers et agents des préfectures ou des mairies facilite l’obtention de documents d’identité vierges qui permettent la fabrication de faux papiers, Ajax étant pour cela équipé de son propre matériel. Les résistants détenus dans les locaux de police ont « très souvent » bénéficié de l’aide des agents du réseau pour les faire libérer : faux ordres de libération, faux télégrammes. Il était également possible d’empêcher le démarrage des enquêtes susceptibles de mettre en cause des résistants, ou d’en atténuer les conséquences. Il est arrivé à plusieurs reprises que des agents du réseau puissent identifier des traîtres et en averti les organisations menacées.

Le renseignement reste la fonction essentielle du réseau, avec le contre-espionnage. Les agents des services des Renseignements généraux et de la Surveillance du territoire, parce qu’ils sont spécifiquement formés, étaient les plus qualifiés pour obtenir des renseignements d’ordre politique, économique, militaire ou social. « L’accès direct aux sources d’une information très large, rigoureuse, recueillie et analysée par des professionnels avertis, nombreux, répartis sur l’ensemble du territoire occupé, constitua une manne exceptionnelle pour le BCRA qui recevait quasi quotidiennement, et rapidement, les rapports de la fine fleur du monde policier. » Dans le domaine du contre-espionnage, l’auteur fournit un éclairage sur l’infiltration de la Milice par l’inspecteur Barthélémy Paoli, et sur celle des auxiliaires français de la Gestapo.

La Libération et après

La stratégie gaulliste appliquée par Achille Peretti consiste en un appel à l’ensemble du monde policier à se rallier aux forces de la Résistance. Il a aussi travaillé depuis Londres et Alger à établir des listes qui distinguent les policiers selon leur comportement sous l’Occupation, sélectionnant ceux sur lesquels les autorités nouvelles pourraient s’appuyer dans l’entreprise de restauration des institutions républicaines. L’auteur consacre quelques pages au rôle joué par les agents d’Ajax dans les journées de la libération de Paris. Achille Peretti est auprès du général de Gaulle dont il assure la sécurité, quand celui arrive et s’installe dans la capitale.

La mission Ajax prit officiellement fin le 30 septembre 1944 et Peretti fut chargé de la liquidation du réseau, c’est-à-dire de l’homologation des membres, de l’établissement de leurs activités et du choix des décorations qui peuvent leur être décernées. 360 décorations furent attribuées aux agents d’Ajax et deux d’entre eux se virent reconnus par De Gaulle comme Compagnons de la Libération : Robert Godin et Achille Peretti. 44 agents du réseau furent déportés ; 34 sont morts pour la France dans le cadre de leurs missions clandestines, en opérations de combats, fusillés (22), ou en déportation (12).

Achille Peretti devint préfet et fut mis à la disposition du directeur général de la Sûreté nationale pour exercer les fonctions de directeur général adjoint, sous les ordres d’André Pélabon. Or ce dernier était un proche du ministre socialiste de l’Intérieur, Adrien Tixier. Les relations se dégradèrent et Peretti fut affecté à Baden-Baden. Il remit sa démission. Il commença alors une longue carrière politique qui le conduisit dans les hautes sphères du pouvoir. En 1947, bénéficiant de la vague gaulliste, il est élu maire de Neuilly-sur-Seine. Son mandat fut renouvelé six fois, jusqu’à ce qu’une crise cardiaque le terrasse, le 14 avril 1983, un mois après sa réélection. En 1958, il est élu député sous l’étiquette gaulliste de l’Union pour la Nouvelle République. Il sera réélu en 1962, 1967, 1968 et 1973. Le 25 juin 1969, il est élu président de l’Assemblée nationale et le restera jusqu’au 2 avril 1973. Il est par la suite nommé membre du Conseil constitutionnel.

Un décret du 27 novembre 1944 favorisa la promotion de ceux qui avaient été résistants. « Appliquée aux agents d’Ajax, cette disposition permit à certains d’accéder à des postes importants de responsabilité tant à la préfecture de Police qu’à la toute nouvelle Sûreté nationale. » Les promotions allèrent bon train et l’accélération de leurs carrières fut notable ; beaucoup accédèrent ainsi à des fonctions pour lesquelles ils n’avaient pas toujours les compétences… Enfin l’auteur « s’autorise à affirmer qu’au moins au niveau de la haute administration policière, les anciens d’Ajax furent très présents au sein de chacune des directions centrales, suffisamment en tout cas pour exercer, de longues années encore,  une influence notable sur l’ensemble des fonctionnaires de police, ce qui ne sera pas un moindre avantage, tout particulièrement lorsque le moment sera venu pour le général de Gaulle de revenir aux affaires en 1958 ».

© Joël Drogland pour les Clionautes