Dès les premières pages de ce travail de thèse le lecteur est pour ainsi dire aspiré dans un univers dont on ne soupçonne pas l’existence. Le cuir est, avant la guerre, le troisième secteur d’activité en volume de transaction, après la métallurgie et le textile. Il emploie 250000 personnes, dans des domaines très variés.
La chaussure de qualité est alors le navire amiral du secteur et, au moment où ces lignes sont écrites, la fermeture de l’entreprise Charles Jourdan, donne à cet ouvrage une actualité encore plus grande. La chaussure tout comme la ganterie qui fit les belles heures de villes comme Romans sur Isère ou Millau semblent désormais appartenir à une histoire dont Florent Le Bot dresse un tableau parfois peu reluisant, tout entier contenu dans son sous-titre. Antisémitisme, spoliations et corporatismes dans le cuir.
Un monde à découvrir
Mais au-delà de ce terrible constat qu’il argumente, ce sont ces milliers d’ouvrières et d’ouvriers, à l’usine où à domicile qui reprennent vie.
La hiérarchie de ces métiers est ainsi recréée, entre coupeurs, piqueuses et monteurs faisant de ces chaussures des objets précieux, que les plus modestes ne portaient que dans les grandes occasions. Les piqueuses sont au bas de l’échelle, qui s’en étonnera ? On y trouve aussi des villes entières comme Fougères en Bretagne, où 12000 personnes travaillent essentiellement autour de la chaussure pour femmes de gamme moyenne. Déjà une division territorialisée du travail pour alimenter près de 57000 points de vente répartis sur le territoire en 1941.
La guerre de 1914 et la saignée démographique qui en découle n’épargne pas non plus cette corporation. Le déficit est comblé par l’arrivée de grecs et d’arméniens et un contingent de populations d’Europe centrale, juifs où non, qui fuient les difficultés politiques de l’époque.
Déjà à cette époque, la branche du cuir apparaît comme étant en crise. De nombreuses petites structures disparaissent mais il ne semble pas exister de processus de concentration équivalent à ce qui peut se passer dans d’autres secteurs.
La deuxième partie de l’ouvrage traite de la période 1940-1944. La forte présence de ces migrants, juifs pour beaucoup, suscite des réactions antisémites que l’arrivée de Vichy institutionnalise. Les responsables des syndicats patronaux de la branche profitent de cette aryanisation économique pour éliminer leurs concurrents et réaliser à leur profit une spoliation. Florent le Bot en démonte ainsi le mécanisme impitoyable, destiné clairement à éliminer une population qui ne semble pas avoir manifesté d’autre défaut que son acharnement au travail.
L’aryanisation du secteur
Toutefois, malgré le zèle des français, le processus de spoliation et d’aryanisation semble avoir été conduit, en zone occupée tout le moins, directement par les services allemands. Pourtant, et sans doute dans une tentative de garder la main sur le processus, les services de l’État, mettent en œuvre au niveau du ministère de la production industrielle, une structure de pilotage dirigée par Yves Regelsperger, ancien administrateur de la Banque de France.
La structure est très professionnelle et les comités d’organisation permettent de mettre en place des administrateurs d’entreprises « juives », eux-mêmes issus de la « famille » du cuir. On imagine sans peine les intérêts puissants qui pouvaient animer ces individus.
Toutefois, dans cet océan de bassesses et d’intérêts particulier, on pouvait aussi rencontrer des « justes », comme cette Mlle Renault, qui a pris en charge les intérêts de Jacobsen Zélick, fourreur à Béthune, qui a caché sa petite fille de trois ans, la faisant ainsi échapper à la déportation. La lettre de Jacobsen au ministère des finances en date du 21 août 1945, fait l’éloge de cette administratrice provisoire.
Toutefois, pour ce qui concerne la grande entreprise Bata, le processus d’aryanisation a été conduit directement pas les autorités allemandes. L’origine tchèque de ses fondateurs, et son implantation sur tous les territoires occupés, Grand Reich compris, en faisaient une proie rêvée pour les allemands.
Restitutions et restructuration
La dernière partie de l’ouvrage évoque comment, dans le cadre des restitutions, cette branche d’activité a été de fait restructurée. Les disparitions de familles, les départs volontaires des survivants, n’ont pas permis à cette nébuleuse de petites entreprises de subsister. Peu à peu, les mécanismes de concentration se sont mis en place pour aboutir à une restructuration du secteur au profit des plus grandes. La pénurie de cuir après guerre, l’inflation des années quarante portent un coup fatal aux PME du secteur. Ce processus se traduit par une mutation radicale que les historiens de l’économie apprécieront. On passe ainsi d’une économie de l’offre, où la qualité crée les débouchés, à une économie de la demande où l’on doit sans cesse conquérir de nouveaux marchés. À cette égard, l’étude exhaustive de Florent Le Bot mérite certainement d’être appréhendée comme une contribution majeure à l’histoire économique. Elle est également riche de sources précises et de documents, comme celui-cité plus hait, qui montre comment, l’occupation ne s’est pas limitée à ses aspects répressifs sur le terrain politique, mais a également permis aux chefs d’entreprises, aux responsables de syndicats patronaux d’en tirer avantage. Les services de l’Etat vichyste ont également été partie prenante du processus et ont donc, de ce point de vue participé à ce pillage en règle que les autorités d’occupation ont mis en œuvre dans les territoires qui étaient sous leur contrôle. Le secteur français du cuir pouvait alors susciter des convoitises, en raison de la réputation de qualité qui était la sienne. On se souvent de l’intérêt de Rommel tenant à offrir des chaussures de Paris à son épouse, en même temps que se préparait le débarquement de Normandie. Dans le même temps, les grandes entreprises du secteur comme Bata pouvaient être placées sous contrôle du Reich dans le cadre d’une démarche dirigiste qui cohabitait avec une perception plus libérale de l’économie dont le patronat allemand bénéficiait, dès lors qu’il mettait ses capacités productives au service du IIIe Reich.
© Clionautes – Bruno Modica