Ce magnifique ouvrage plonge le lecteur dans la vie quotidienne de Kudra – la grande – comme a choisi de la prénommer la mère, née dans l’hiver 1989 en Iran dans une famille afghane.  » La date exacte ? On ne sait pas. « , après tout ce n’est qu’une fille, encore une fille…  » La fille et le dragon  » est un véritable album d’images de l’enfance de l’artiste féministe aujourd’hui réfugiée en France. Très jeune, les cahiers et les crayons, les pinceaux et l’encre lui offrent l’évasion à laquelle les femmes, minorité dans une minorité, ne peuvent espérer. La rencontre avec l’anthropologue Nicole Lapierre pose les mots qui forment une trame comme celle des tapis luxueux brodés par les femmes pour les hommes.

Née dans la minorité hazara, des Afghans chiites parlant persan, la petite Kudra sait très vite ce que sera sa vie dans la cellule familiale : coups, humiliations, peur, violence sont le lot de ses semblables, les femmes, et peu importe son âge. Elle n’a que 7 ans quand  » désespérément seule face au dragon  » la fillette est violée par son grand frère. Son sort scellé est dessiné sur chacune des pages mais aussi celui de sa mère. Cette dernière, mariée de force à 12 ans à un homme plus âgé, n’a pas saigné lors de sa nuit de noces et toute sa vie doit porter le poids de cette infamie aux yeux de son mari, de ses parents qui n’ont pu toucher la dot promise. Il y a la grand-mère, celle qui «  a mangé son mari  » puisque veuve, pas soignée, pas nourrie et qui meurt seule dans la montagne. Les soeurs, les amies, les voisines, peu importe où elles vivent, sont libres seulement entre elles, loin des hommes, à l’abri aussi de l’histoire.

Kudra est différente par son talent qui se révèle très tôt dans la petite maison de Mashad, à l’école parmi les Iraniennes quand elle peut encore y aller, elle y gagne son premier concours de dessin. Elle est célèbre. En 1997, les choses deviennent plus compliquées pour les réfugiés en Iran alors le choix est fait de rejoindre le Pakistan. C’est non seulement une nouvelle vie qui commence, enfin. En cette fin de XXe siècle, le Pakistan est une fenêtre sur un monde que Kudra ignorait : les couleurs, les films occidentaux, les chanteurs, la lutte, la belle-fille peut même accoucher à l’hôpital.

Une nouvelle vie peut commencer pour Kudra. Excellente brodeuse, elle a enfin une place dans la famille, car son travail rapporte de l’argent à tous. Elle en a conscience et acquiert de l’assurance, lit, s’évade d’entre les murs. Il faut la mort brutale du père au travail pour qu’elle s’émancipe quand l’argent rentre : elle dessine des tapis brodés par ses soeurs et vendus jusqu’en Syrie. Refusant un mariage arrangé, retournant en classe tout en travaillant dans un atelier de couture et en suivant des cours de peinture, la fillette grandit et se libère des dragons qui ont peuplé toute sa jeunesse. Elle peut être l’artiste qu’elle a toujours été, intégrer l’université dont elle a réussi le concours d’entrée :  » Kudra éblouie, regardait la ville comme si c’était New York. I love Kaboul. La ville de ses rêves et de la liberté. « . Les Américains sont là, l’ONU aussi et les talibans pas encore au pouvoir. Une parenthèse.

L’écriture de Nicole Lapierre et la richesse des superbes illustrations de Kudra Khademi font de  » La fille et le dragon  » tout à la fois un roman graphique, un livre d’art et un récit de vie. Ils donnent au lecteur une perception inédite de ce que la fillette devenue jeune fille et avec elle toutes les femmes opprimées par les dragons peuvent éprouver dans leur quotidien et plus encore dans leur chair.

 

Kubra Khademi, La fille et le dragon #141, 2023