Le dernier ouvrage de Ian Kershaw, le grand spécialiste du nazisme, s’intéresse à un moment relativement peu étudié, celui des derniers mois de l’Allemagne nazie. Comment un régime acculé sur tous les fronts, dont les armées retraitent, dont l’économie ne parvient plus à subvenir aux besoins, arrive-t-il à se maintenir ? Qu’est-ce qui explique cette résistance jusqu’au-boutiste qui entraîne des millions de victimes supplémentaires et d’énormes destructions ?
Pour répondre à ces interrogations, l’auteur choisit de mettre en perspective le récit chronologique de la période allant de juillet 1944, après l’échec de l’attentat contre Hitler, à la capitulation allemande de mai 1945. Il va s’attacher à démontrer le fonctionnement des rouages du régime nazi en ces derniers mois de guerre : le rôle de ses dirigeants, du parti, de l’armée…. Il tâche aussi de mettre en évidence les motivations profondes de chacun d’entre eux. Le récit des opérations militaires nécessaire à la compréhension des évènements n’est pas oublié, il est accompagné de cartes qui permettent de faire le point aux moments clés.
Les quadrumvirsAinsi pourrait-on appeler les quatre dirigeants nazis qui gravitent tout autour d’Hitler en cette fin de conflit et qui reviennent tout au long de l’ouvrage. Ils sont tous les quatre à la recherche du maximum de pouvoir. Hitler profite bien de leur ambition démesurée. Comme c’est de son autorité charismatique qu’émane la source de leur pouvoir, ils se révèlent fidèles parmi les fidèles et sont largement responsables du durcissement du régime.
On découvre ainsi les agissements de Bormann, qui par son poste à la tête du parti et à la chancellerie contrôle l’accès à Hitler. Son pouvoir se renforce au fur et à mesure qu’Hitler se cloitre dans la chancellerie, il tente d’élargir les prérogatives du parti à son profit personnel.
Il en est de même d’Himmler qui à la suite de l’attentat du 20 juillet 1944 élargit son autorité sur une partie de la Wehrmacht. Incapable sur le plan militaire, il réussit cependant à faire fonctionner jusqu’au bout l’appareil de terreur nazi. Ce qui ne l’empêche pas de faire des tentatives désespérées et pitoyables pour assurer son avenir en cas de défaite.
Quant à Goebbels, il ne songe qu’à étendre son pouvoir sur l’ensemble du pays qu’il rêve de mobiliser totalement au service du parti. Il y réussit presque. Son attitude montre un certain réalisme vis-à-vis de la situation. Lorsqu’il comprend que la situation du régime est désespérée, il comprend aussi que la sienne est sans espoir et en tire les conséquences.
A leurs côtés se trouve l’indispensable Speer, le seul à pouvoir mobiliser efficacement les ressources de l’économie dans une guerre de plus en plus totale. Son action est ainsi largement décrite, jusqu’au bout il sait optimiser le peu dont il dispose afin de prolonger la résistance. Il finit cependant par prendre secrètement ses distances et tâche de préserver l’appareil productif des destructions et, par là même, son avenir.
Tous, cependant, craignent jusqu’au bout Hitler. Ils répercutent sur leurs subordonnés ses instructions qui contribuent à maintenir la résistance à tout prix.
Une armée soumise
L’attentat du 20 juillet provoque une vague de répression sur ses auteurs et leurs complices présumés. C’est aussi l’occasion d’une reprise en main de l’armée par l’introduction de véritables officiers politiques chargés de veiller à sa combativité. Pourtant jusqu’en 1945, celle-ci ne semble pas en avoir besoin, la plupart de ses hommes, officiers comme simples soldats, semblent désapprouver l’attentat contre Hitler. De plus, le précédent de 1918 semble avoir marqué le corps des officiers, ils veulent tout faire pour éviter des désertions ou toute forme d’insoumission semblable aux comités de soldat de 1918
Le devoir d’obéissance et le patriotisme marquent ces hommes tout autant que la peur. Celle de tomber soi même ou de voir tomber les siens aux mains des soviétiques motive des soldats qui savent ce qu’ils ont fait en URSS et craignent le retour de bâton. Mais aussi la peur que fait régner la hiérarchie, les exécutions ne cessent d’augmenter au fur et à mesure que la fin approche.
La combativité de l’armée reste globalement intacte. Grâce aux efforts de Speer elle a les moyens de mener encore quelques offensives. Mais celles-ci sont davantage le fruit des désirs d’Hitler que d’une quelconque utilisation raisonnée des dernières ressources militaires. Lorsque l’Armée rouge déclenche son offensive en 1945, la Wehrmacht ne peut plus résister.
C’est également chez les militaires qu’Hitler va chercher son successeur. Dönitz prolonge la guerre une semaine après la mort de Hitler dans l’espoir qu’un maximum de soldats échappe aux Soviétiques. Mais surtout il forme un gouvernement nazi et espère toujours une scission de la grande alliance. Il ne comprend pas que le régime nazi est amené à disparaître.
Un parti de plus en plus omniprésent
Le parti et ses diverses organisations sont désormais au cœur de la vie allemande. Qu’il s’agisse de l’organisation de la résistance, des secours, de l’assistance aux sans-abris, le parti est partout… Les gauleiter tirent parti de la confusion des pouvoirs pour étendre leur emprise. Les conséquences en sont le plus souvent catastrophiques, ils se révèlent incapable d’organiser l’évacuation des régions menacées et, en prenant la fuite les premiers, ils finissent de saper la confiance que pouvait avoir en eux la population. Les exemples se révèlent nombreux et extrêmes. Mais cela ne les empêche pas de réclamer encore plus de répression envers ceux qui donnent un signe de faiblesse. Ils obtiennent la création de cours martiales volantes qui exécutent en masse ceux qui s’expriment en faveur d’un arrêt des combats. Et peu importe si ceux qui manifestaient le faisaient juste pour préserver leur ville ou leur village d’un combat perdu d’avance.
Ce déchaînement touche également les ennemis du régime, ils ne doivent pas pouvoir profiter pas de la victoire. Qu’il s’agisse des détenus qui disparaissent dans les marches de la mort ou bien des personnalités emprisonnées qu’on exécute à la hâte. Les prisonniers sont ainsi à la merci de leurs gardiens, de la motivation de ceux-ci dépend leur sort.
Une population de plus en plus contrôlée.
Les rapports de surveillance du SD montrent qu’une grande partie du peuple allemand continue à croire en Hitler tout au long de l’année 1944. Mais ensuite la confiance s’effrite après l’échec de l’offensive des Ardennes et le début de l’offensive soviétique de janvier 1945. Cela vient s’ajouter aux multiples raisons de douter : les bombardements sans relâche des alliés sur les villes allemandes, les problèmes de ravitaillement, l’avance des alliés…
La masse de la population allemande avait été largement épargnée par le régime nazi. Celui-ci concentrait sa répression et ses forces sur ses ennemis désignés (opposants politiques, Juifs …). Les choses changent en cette fin de conflit. En effet, les civils doivent faire face aux besoins d’une mobilisation générale des hommes dans le Volkssturm et de tous à la construction de fortifications ; dans les deux cas avec une efficacité qui se révèle quasi nulle. Si les civils ont perdu confiance, leurs dirigeants ne se soucient guère d’eux à l’image d’Hitler qui considère que le peuple allemand a failli et qu’il ne mérite donc pas de survivre à la guerre. Il donna des ordres que Speer eut du mal à contrecarrer pour mettre en œuvre une politique de terre brûlée.
Aux victimes sans cesses croissantes des bombardements, viennent s’ajouter celles des combats. Le parti ne donne que tardivement les ordres d’évacuation. Et, en particulier à l’est, les civils se trouvent pris au piège de l’affrontement. Ceux qui le peuvent fuient en désordre sur des routes glaciales, tandis que d’autres se suicident. La terreur qu’inspirent les atrocités de l’Armée rouge joue ici un rôle essentiel, beaucoup espèrent être capturés par les alliés occidentaux.
En conclusion
Ian Kershaw nous livre ici un récit détaillé et richement documenté de la fin du III° Reich. Mais avec un ouvrage dont l’intérêt va bien au-delà. Il réussit en effet à nous montrer comment un régime peut aller jusqu’au bout sur la voie de l’autodestruction de son pays. Et en nous plongeant au cœur du fonctionnement du régime nazi dans sa période la plus sombre il nous permet de mieux en comprendre les rouages.
Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau