Voilà un drôle d’objet éditorial que publie la collection Logique sociales : le texte d’une thèse de sociologie soutenue en 1975 et remaniée en 2013 par son auteur, entre temps devenu professeur d’université à Lille !
C’est donc à la fois un objet historique que nous avons entre les mains et quelque chose d’actuel (puisque le texte a été annoté en 2013). La limite entre les deux n’est pas facile à tracer et cela complique la tâche du lecteur. Ce texte témoigne d’une époque : celle de la sociologie marxiste réalisée à Nanterre sous l’influence d’Henri Lefebvre. Alexis Ferrand écrit alors dans l’entourage d’Alain Touraine ou de Manuel Castells. La bibliographie de l’ouvrage rend compte de ces influences : beaucoup de références des années 1960 et l’absence intrigante (pour une bibliographie présentée dans la préface comme actualisée) de travaux récents de sociologie de la jeunesse (Olivier Galland, par exemple).
A l’époque, Alexis Ferrand s’intéresse aux lieux occupés par les jeunes pendant leur temps libre. Il a l’intuition (intuition qui va se révéler improductive) qu’il peut élaborer une sémiologie de l’espace urbain, dans la lignée des travaux de Roland Barthes (1964) et ceux mené sur l’habitat par les Raymond (H. et MG.) et Haumont (N. et A.) en 1966. Il pense qu’il existe « une représentation des valeurs différentielles des espaces s’organisant plus ou moins en un système de signification. » (p. 40). Il place son travail dans le contexte des réflexions d’Henri Lefebvre sur l’habitat : « L’habiter s’exprime objectivement dans un ensemble d’œuvres, de produits, de choses qui constituent un système partiel : maison, ville, agglomération. En même temps, l’habiter s’exprime dans un ensemble de mots, de locutions… Il y a donc double système, sensible et verbal, objectal et sémantique. (…) Il y a double message, celui des mots, celui des objets… le système des objets permet de cerner et d’analyser le système des significations verbales et inversement. » (p. 41)
Pour cela, Alexis Ferrand est parti à la rencontre des jeunes de Guerville, de Mantes La Ville, de Mantes-La-Jolie et de Vélizy-Villacoublay. Il a fait jouer « le (faux) hasard des rencontres sur le terrain neutre des espaces publics. » (p. 43) Il a baptisé ceux qu’il a rencontré : parisien, discothèque, cave, groupe de Chez Jeannine… A partir de leurs propos se dessine une géographie des lieux juvéniles d’une autre époque où, pour entrer en boîte de nuit, il fallait porter le costume mais où votre parler de banlieue (la banlieue ouest, tout de même !) trahissait votre origine sociale ! Une époque où les jeunes apprentis versaient leur salaire à leurs parents, où les jeunes restaient chez Papa et Maman, au moins, jusqu’au service militaire et ne s’installaient ailleurs que lors de leur mariage. Une époque où on draguait les filles aux bals, dans les boums de la MJC ou mieux dans celles organisées dans le garage d’un copain (les lumières y étaient plus tamisées et donc « les filles plus désirables » (p. 103) ! Une époque où, pour passer le temps, on allait au café et on faisait tout pour y rester sans renouveler sa consommation. D’ailleurs, les choses ont-elles tant changé que cela aujourd’hui ? Les lieux ne sont plus les mêmes mais les pratiques si !
Alexis Ferrand reste toutefois sur sa faim côté « système unifié de signification » (p. 47) Les propos des jeunes sont pauvres lexicalement et peinent à traduire leur rapport à l’espace. La plupart (sauf le Parisien) n’a pas conscience qu’il y a des hommes derrière l’organisation urbaine (des architectes, des urbanistes). Ils résument leur analyse spatiale à des expressions comme « Velizy, c’est creux », « C’est pourri ». « A Vélizy, c’est vraiment du bidon. » (p. 98) Aussi, il oriente son étude vers les mécanismes de formation de groupes d’amis. Il reconnaît aujourd’hui que son analyse était influencée par la socio-économie marxiste. « La question initiale « Est-ce que les jeunes qui font des choses ensemble se ressemblent ? » peut être retournée en postulat : ils se ressemblent parce qu’ils développent des pratiques identiques et les font ensemble. Il faut alors identifier les processus qui produisent des pratiques de temps libre socialement différenciées. » (p. 96) Si les enfants des CSP + avaient des pratiques similaires et se fréquentaient, c’est parce qu’ils allaient au même lycée et avaient les mêmes temps libres, incompatibles avec le temps libre des apprentis et des jeunes travailleurs !
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes