Que voici un bel ouvrage rendant hommage au grand géographe qu’était Armand Frémont ! Sorti en amont du colloque prévu en juin 2022, pour les raisons sanitaires que nous connaissons, le livre s’articule en cinq parties, essentiellement des témoignages et des communications, évoquant chacune la très dense carrière d’un homme unanimement apprécié.

 

ESPACE VECU

La première traite de l’espace vécu, le concept clé qu’Armand Frémont a forgé et popularisé au cours de son existence. Ensemble de lieux perçus par les hommes selon leurs pratiques, leurs imaginaires, l’espace vécu a eu une curieuse destinée, d’un engouement immédiat à une phase de désintérêt avant de ressurgir via la DATAR dans les années 2000 lui permettant de sortir du cadre universitaire. L’outil est séduisant, il permet de s’interroger sur les méthodologies, croisant l’enquête et l’entretien, cassant la relation binaire « sachant/non sachant », questionnant ce que peut être la « vérité » mais il n’est pas né sans limite (la surreprésentation de la variable visuelle au détriment des autres sens). Aujourd’hui, l’étude des représentations est communément admise en géographie et l’apport d’Armand Frémont a été grand dans ce sens. Cette première partie évoque de manière bienvenue l’actualité du concept et le réinterroge dans un contexte de relativisation des distances et des mobilités (Internet, la pandémie) et de participation croissante de la société civile aux décisions d’aménagement, qui plus est avec ce début de prise de conscience des changements climatiques.

 

NORMANDIE

Cette seconde partie parlera davantage aux locaux, aux natifs de cette partie de la France et montre l’affection qu’avait Armand Frémont pour sa terre. Le monde rural y est largement décrypté mais pas seulement, les analyses portant également sur l’analyse des villes, de leurs réalités ouvrières au marketing territorial censé les embellir, d’une certaine sous scolarisation à la violence du mouvement des gilets jaunes qu’Armand Frémont avait commencé à étudier au soir de sa vie. Les débats sur le découpage territorial sont abondamment détaillés ici, de la fusion des deux Normandie au choix de sa capitale parmi Caen, Rouen et Le Havre notamment dans le cadre de réflexion du « groupe des 15 » (géographes normands).

 

ENSEIGNANT ET CHERCHEUR

Il est ici question de pédagogie et de didactique, d’un retour sur une époque avec davantage d’heures de formation qui autorisait l’alternance avec le terrain pédagogique (la classe), le terrain géographique (la rue, le port, le quartier…) et des cours sur la structuration de l’espace chez l’élève. L’IUFM de Caen a montré d’emblée son dynamisme en la matière. On détaille une UV « Géographie et pédagogie » créée dès 1974. Malgré cela, le constat reste amer et réaliste sur la faible innervation de la géographie scolaire par la géographie universitaire (dans un échange de 2005 avec Annick Le Roux, Armand Frémont disait que « le top pour un professeur de géographie à l’université n’est plus d’obtenir des succès aux concours mais d’avoir des contrats ou des missions de recherche à l’étranger », p 182), sur la domination des historiens, sur le désintéressement universitaire vis à vis de la formation des futurs enseignants. Chercheur attaché à déconstruire les savoirs, Armand Frémont était aussi auteur de manuels clairs et pratiques mais n’ayant peut-être pas eu le succès commercial mérité par rapport à d’autres collections. Son impact dans les programmes scolaires a été important et a correspondu à son action en faveur de l’aménagement du territoire, thématique qu’il fallait faire découvrir aux élèves selon lui. Enfin, on notera son ouverture aux expérimentations pédagogiques hors géographie comme avec ce programme « 10 mois d’école et d’opéra ».

 

AMENAGEMENT DU TERRITOIRE

Intéressé par la vision large, le temps long de la prospective, Armand Frémont était vigilant sur le lien entre le rôle de l’expertise scientifique et sa réception par les décideurs publics. Son rôle dans l’aménagement universitaire du territoire a été majeur. De la fusion des sciences humaines et des sciences sociales pour arriver aux « Sciences de l’Homme et de la Société » du CNRS au plan U 2000, il a fortement œuvré à la décentralisation et la contractualisation avec l’Etat. La thématique des inégalités territoriales scolaires et de formation s’en est d’ailleurs trouvé très étudiée par les chercheurs de l’Ouest français, très dynamiques en la matière. Malgré tout, l’équilibre n’est pas une fin en soi comme l’interroge Martin Vanier qui aurait bien voulu soumettre la question à Armand Frémont : n’y-a-t-il pas plutôt de recherche d’équité et non toujours d’égalité ? Là encore, les qualités de l’homme sont soulignées : il savait s’entourer et déléguer et, pour ne pas perdre le fil de par ses multiples casquettes (CNRS, recteur, DATAR…), gardait tout de même un cours.

 

ECRITURE

La fin de l’ouvrage évoque le style de l’auteur qui savait combiner, via son objet d’étude, la rigueur scientifique et les libertés littéraires. L’analyse de Michel Bussi, lui même chercheur et aujourd’hui en disponibilité pour se consacrer à l’écriture de romans policiers, est éclairante à ce titre : à la différence de l’écrivain centré sur l’émotion, le géographe sait placer la complexité, sait dire l’invisible (les frontières, les zonages, les effets d’échelles…). Cette partie traite abondamment du Maghreb et notamment de l’expérience algérienne d’Armand Frémont, au départ dans le cadre du service militaire puis ensuite comme chercheur ayant noué des collaborations. L’écriture sur ces années était sans doute un remède, un exutoire. On appréciera également de voir que les arts ne sont pas seulement abordés autour de la littérature dans cette partie mais que l’écriture peut par exemple passer par le « street art » et permet de « produire l’espace », de « l’aménager non pas pour les citoyens mais avec les citoyens » (p 358). Cette dernière partie se termine légitiment par le texte d’Antoine, l’un de ses trois fils, lui même géographe spécialiste du transport maritime, qui évoque la très grande clarté de l’écriture de son père et la nécessaire intelligibilité de la discipline pour les néophytes et surtout les élèves, dès le plus jeune âge.