Entre les étés 2013 et 2016, Gilles Kepel a proposé sur France Culture des chroniques radiophoniques hebdomadaires. Enregistrées pour la plupart à Paris, en direct, mais aussi parfois au téléphone, dans les différents lieux où Gilles Kepel a pu se rendre pour mener ses recherches, ses chroniques ont été adaptées pour donner ce livre, enrichi par un long prologue, et un épilogue particulièrement denses. Nous y retrouvons la lucidité, et la connaissance intime du monde arabo-musulman que nous avons déjà signalées dans les différentes recensions des ouvrages de l’auteur publiées sur La Cliothèque.
Gilles Kepel démontre, de la plus magistrale des façons, l’expression n’est pas trop forte, que ce qu’il appelle la fracture a déjà commencé dans la société française.
Dans son ouvrage précédent, « Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français », l’auteur avait déjà insisté sur la formation de ce mouvement, sur ses bases théoriques et pratiques, et sur son mode de fonctionnement.
La base de ce que Gilles Kepel qualifie de djihadisme de troisième génération se trouve sous la plume d’Abu Moussab al Suri dès 2005, dans son recueil de plus de 1600 pages, « Appel à la résistance islamique mondiale ».
Dans plusieurs entretiens, notamment celui publié dans la revue « sciences humaines »Quel avenir pour l’islam
Gilles Kepel revient sur les trois âges du djihad. Celui qui frappe l’Europe, mais aussi les États-Unis, correspondrait selon lui, à une sorte de djihad des pauvres, constitué à partir d’un réseau réticulaire, favorisé par Internet, et qui se traduit par le passage à l’acte d’individus peu expérimentés et utilisant de très faibles moyens d’action. Cela n’empêche pas l’organisation d’attentats plus élaborés, coordonnés, comme ceux du 13 novembre à Paris.
Dans ce cas, toute une logistique avait été mise en place, de la constitution de bases arrières, appelées « appartements conspiratifs », à la fabrication d’explosifs et à la récupération d’armes de guerre.
Les trois âges du djihad
- Le premier est celui de l’Afghanistan, de 1979 à 1997. C’est l’ère du jihâd armé, théorisé par le Palestinien et Frère musulman Abdallah Azzam, financé par les pétromonarchies du Golfe, appuyé par les États-Unis, encadré par le Pakistan – quelque chose qui ressemble d’ailleurs à ce qui est en train de se passer avec le soutien de la coalition à l’Armée de la conquête en Syrie, tous ces groupes qui sont soutenus par les Saoudiens, Qataris et Turcs.
En Afghanistan, le jihâd se traduit par la victoire en février 1989, puisque l’Armée rouge quitte Kaboul après dix ans de guerre. Mais personne ne s’en rend compte. Puisque la veille, le 14 février, l’ayatollah Rouhollah Khomeynî produit la fatwa (décret) condamnant l’écrivain Salman Rushdie à mort. Tout le monde se focalise là-dessus, et un grand événement géopolitique passe inaperçu.
Après cette victoire, un certain nombre de jihadistes reviennent chez eux. En Algérie ou en Égypte, par exemple, ils vont essayer de dupliquer le modèle. D’autres iront en Bosnie essayer de transformer la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie en jihâd. Ça ne va pas marcher. En 1997, les pouvoirs militaires ou civils d’Algérie et d’Égypte reprennent le dessus. Résultat : ce jihadisme de lutte contre l’ennemi proche, les régimes du monde musulman, est abandonné au profit d’une deuxième phase.
- La phase d’Al-Qaïda est pensée par Ayman al-Zawahiri. Elle vise l’ennemi lointain, l’Occident. Elle va culminer dans l’attaque contre l’Amérique, le 11 septembre 2001. L’idée est qu’en frappant cet ennemi, en exposant sa faiblesse, les masses musulmanes seront moins terrifiées et pourront s’attaquer à leurs régimes, ces laquais d’un Occident désormais affaibli. Cette stratégie du spectacle, avec des attentats à répétition, n’entraîne pas l’effet attendu. Les masses ne se soulèvent pas.
- On va avoir ensuite une troisième date, dont on peut dater le début intellectuel à janvier 2005, quand l’ingénieur syro-espagnol Abû Moussab al-Souri poste en ligne son manifeste de 1 600 pages, Appel à la résistance islamique mondiale. Il y préconise, face au jihadisme pyramidal, léniniste, d’Oussama ben Laden, qui payait les billets d’avion, les cours de pilotage, etc., un jihadisme réticulaire, du bas vers le haut, qui ne vise plus l’Amérique d’abord, mais l’Europe, ventre mou de l’Occident. Et il en voit comme principaux acteurs les jeunes Européens, musulmans, détestant l’Occident, qui seront endoctrinés puis formés militairement et chargés de mener des actions de proximité.
- Dans le même temps, deux conditions objectives ont changé. La première, c’est la création de YouTube, le 14 février 2005. Elle ouvre l’ère du jihâd de troisième génération, jihâd 3G ou jihâd des pauvres. La donne change radicalement. Grâce aux vidéos, aux images, aux jeux, etc., l’islamisme radical va tenir un nouveau discours, qui va avoir beaucoup de succès. La deuxième, ce sont les révolutions arabes, qui vont déstabiliser les régimes, en faire tomber un certain nombre, mais seront incapables d’aboutir à une démocratisation, sauf en Tunisie. Le chaos qui s’ensuit crée des zones de jihâd près de l’Europe, dans lesquelles, pour 90 euros de charter, les Nemmouche et compagnie peuvent aller s’entraîner. Finalement, la préconisation d’al-Souri se met en place. C’est ce qu’on a aujourd’hui avec le jihâd syrien, irakien, la création de Daesh, les attentats en Europe… »
Quel avenir pour l’islam. Rencontre avec Gilles Kepel
Dans l’ouvrage, Gilles Kepel s’inscrit résolument en faux contre la thèse qui a été défendue à plusieurs reprises, celle d’attentats « isolés »,– celui du 14 juillet 2016 à Nice en étant l’exemple le plus tragique, – commis par des individus déséquilibrés, et dans certains cas inconnus des services de police.
Si la préparation des attentats a pu être individuelle, et si les individus en question présentaient des troubles psychiques, il n’en demeure pas moins que ces actions contre « le pays de la mécréance» s’inscrivent bien dans une logique qui a sa propre cohérence.
De plus, les enquêtes montrent que pour le tueur de Nice, comme pour les assassins du prêtre dans une paroisse de Normandie, les liens avec Daech étaient bien avérés. Mais il existe aussi, et ils sont parfaitement expliqués, des relais en Europe, comme ce roannais d’ascendance algérienne âgé de 29 ans, Rachid Kassim. Ancien éducateur, dans un centre social entre 2010 et 2012, fondateur d’un groupe de rap, intitulé l’Oranais, il bascule dans le salafisme en 2011. Parti en Égypte « pour parfaire sa connaissance de la religion », il semble avoir rejoint la Syrie, avant de réapparaître sur les réseaux sociaux à la faim de l’année 2015. En utilisant la messagerie sécurisée « télégram », il crée sa chaîne vidéo, Ansar al Tahwid, (les partisans de l’unicité divine), et lance des appels au djihad en direction des jeunes, en s’appuyant sur son passé d’éducateur. Larossi Abbala, le tueur des deux policiers de Magnanville, , Abdel Malik Petitjean, et Adel Kermiche, les égorgeurs du prêtre à Saint-Étienne-du-Rouvray, et le commando féminin de septembre 2016, à l’origine de l’attentat raté, dans le quartier de Notre-Dame étaient abonnés à cette chaîne vidéo en ligne.
Du salafisme au terrorisme de proximité
C’est bien ce mécanisme que Gilles Kepel explique, en faisant le lien entre ce terrorisme « de proximité », est une idéologie bien spécifique qui trouve ses racines dans une interprétation de l’islam, le salafisme.
À cet égard, l’auteur fait œuvre d’historien, en nous ramenant aux textes, – très facilement accessibles d’ailleurs – qui servent de fondement théorique à ces actions terroristes.
Sans pour autant remonter aux racines de ce que l’on peut appeler le fondamentalisme islamique, avec le wahhabisme dont les premiers écrits théoriques datent du XVIIIe siècle, l’auteur revient sur ce texte qu’il avait déjà abordé en 2008 dans son ouvrage « terreur et martyre. »
L’appel à la résistance islamique mondiale, du syrien Abou Moussab al Suri ainsi que le « management de la sauvagerie » d’un auteur non identifié qui signe Naji, sont des textes qui ont été ignorés par les politiques. L’auteur dresse un parallèle accablant entre cet aveuglement et celui des réformistes du tsarisme qui voyaient dans le « que faire » de Lénine les élucubrations d’un doctrinaire manipulé par l’Allemagne impériale. Sans parler de ceux qui considéraient Mein Kampf à sa parution comme l’ouvrage délirant d’un peintre raté à l’école des beaux-arts de Vienne. Pour Gilles Kepel c’est l’idéologie qui de la conscience de l’action et en détermine les formes, tout comme elle définit les frontières de la communauté d’appartenance et de ses ennemis.
L’évocation des conditions de vie difficile des jeunes gens devenus tueurs, comme Mohamed Merah, les frères Kouachi et quelques autres, les problèmes psychologiques du chauffeur livreur tunisien, responsable de l’attentat du 14 juillet à Nice, ne peuvent suffire à expliquer ce passage à l’acte, dont le dénouement ultime est pour ses auteurs le suicide.
L’ensemble des chroniques diffusées sur France Culture permet de se remémorer des événements, dramatiques comme c’est lendemain des attentats du 13 novembre, mais également les réactions à propos des agressions sexuelles de Cologne, et ce rapport particulier aux femmes et à la sexualité pour une partie des populations qui se revendiquent de culture musulmane. Derrière ces actes il y a tout de même une théorisation, comme celle de l’islam salafiste de Brest, Rachid Abou Houdefya qui considère que toute femme qui porte une tenue impudique ne peut se plaindre de déclencher la concupiscence des hommes.
Épilogue: entre djihadisme et islamo-gauchisme
C’est dans l’épilogue de cet ouvrage, 62 pages sous le titre « djihadisme et islamophobie : la double imposture », que Gilles Kepel explique avec beaucoup de pédagogie les ressorts de ce qu’est l’imaginaire du djihadisme. Dans un deuxième temps il montre avec beaucoup de lucidité quel est le mode de fonctionnement de ce collectif contre l’islamophobie en France dont le directeur exécutif, Marwan Muhammad semble avoir été l’inspirateur des campagnes d’opinion à propos du Burkini et de l’incident dans un restaurant de Tremblay-en-France, lorsqu’un restaurateur s’est illustré par des propos racistes à l’encontre de deux clientes portant le voile.
On lira avec intérêt les remarques de Gilles Kepel sur la compétition qui existe entre l’ancien trader, Marwan Muhammad et Tariq Ramadan, professeur de philosophie, et petit-fils du fondateur de la confrérie des Frères musulmans, Ali Hassan al Banna. L’enjeu de cette compétition n’est rien de moins que la mainmise idéologique sur l’islam de France, ou plutôt sur les musulmans de France dont on souhaite qu’ils ne s’intègrent en aucune manière à la communauté nationale.
Les mots de Gilles Kepel peuvent être très durs à ce propos lorsqu’il évoque ceux qu’il appelle « les islamo-gauchistes », sans forcément les désigner très clairement, si ce n’est indirectement lorsqu’il s’oppose à Olivier Roy, un autre observateur du terrorisme islamiste. Ce dernier met davantage l’accent sur les facteurs sociaux du phénomène que sur les facteurs idéologiques et religieux.
L’analyse que fait Gilles Kepel de la situation actuelle, du fonctionnement de ce terrorisme de troisième génération, est bien celle de l’orchestration par ses inspirateurs d’un contexte favorable au passage à l’acte d’individus radicalisés, en passant par les réseaux sociaux. L’objectif est relativement simple : il s’agit de favoriser une réaction brutale de l’État français qui permettrait de souder les musulmans dans des territoires bien délimités, propices au déclenchement d’affrontements qui aboutiraient à l’effondrement du modèle français d’intégration. Ce n’est pas un hasard si les représentants de l’État, militaires, policiers, mais aussi enseignants de l’école mécréante, sont les premiers visés. Tout comme sont visés les apostats, les musulmans qui ne suivent pas les enseignements des imams autoproclamés de Daech.
On retrouve cette liste de cibles dans le document posté sur la chaîne privée Ansar al Tahwid du djihadiste Rachid Kassim, cité plus haut, et qui s’intitule de façon significative « attaques ciblées ».
Ce document est illustré de la silhouette d’un corps humain dont la poitrine se trouve au centre d’une cible. Il fixe pour programme de « tu es les collabos pour la politique étrangère de l’État français contre le califat ». Il porte en sous-titre « guide pour lions solitaires qui souhaitent faire une attaque ciblée ».
On retrouve dans ce document ce que l’auteur rappelle le kaléidoscope djihadiste avec toutes les cibles qu’il serait licite, hallal, d’éliminer. On n’y trouve aussi bien des musulmans qualifiés d’apostats, les francs-maçons, en raison de leur laïcité de principe, les homosexuels, et tout ce qui participe dans cet imaginaire paranoïaque de la lutte contre le califat.
On remarquera que dans la construction de cet épilogue, Gilles Kepel montre que si les formes d’action, entre le bréviaire du passage à l’acte de terrorisme, et l’organisation de la lutte médiatique contre « l’islamophobie », sont différentes, il n’en demeure pas moins que les frontières sont extrêmement poreuses. Si l’on devait résumer le postulat de Gilles Kepel, il serait possible d’affirmer, sans vouloir être trop schématique, que c’est bien le salafisme, tel qu’on a pu le laisser se diffuser, à partir de l’Arabie Saoudite et du Qatar, qui a servi de matrice idéologique à ce djihadisme de proximité contre lequel la France se considère en guerre.
Mais c’est bien là le paradoxe, et cela va au-delà de l’analyse de cet ouvrage, affirmer en permanence, et surtout au lendemain d’un attentat « que la France est en guerre », pose un véritable problème. Ces combattants contre lesquels l’État français est censé se battre ne se trouvent pas seulement en Irak et en Syrie dans ce qui reste du territoire du califat. C’est bien tout l’enjeu de la compréhension du phénomène, et cette compréhension repose sur l’enquête de terrain, que ce soit dans les quartiers du 93, ou dans les prisons, cette ENA du terrorisme. Cela réside aussi dans l’étude attentive des ressorts psychologiques et des textes qui inspirent ces djihadistes qui, quelque part, peuvent être aussi nos voisins.