La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est désormais présentée par le service de presse de l’association Les Clionautes, dans le cadre de la rubrique La Cliothèque. Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications par an (Hiver-Printemps et Été-Automne) expédiées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Études et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’Obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Edition.  

Ce numéro des « Chroniques d’Histoire Maçonnique » n° 89 (Printemps-Eté 2022) : La franc-maçonnerie du temps des conquêtes aux années sombres de l’Occupation (1905-1945), est composé de l’habituel avant-propos du Comité de rédaction et d’un dossier comportant 3 articles. Cette parution ne comporte donc pas les rubriques habituelles : Sources et Documents. Cependant, avec ce numéro 89 (premier numéro de l’année 2022), les CHM renouent ici avec la publication des rubriques Dossier. Le premier article est rédigé par Joaquim Grave dos santos : La présence du Grand Orient Lusitanien Uni à Macao (1906-1930). Après cet article, le deuxième des CHM est consacré à La dénonciation des francs-maçons en Bretagne (1941-1944) par Jean-Yves Guengant et le troisième à La franc-maçonnerie dans les îles Anglo-Normandes occupées par Amanda Peroy.

DOSSIER : La franc-maçonnerie du temps des conquêtes aux années sombres de l’Occupation (1905-1945)

La première moitié du XXe siècle fut pour l’histoire de la franc-maçonnerie en Europe un temps contrasté durant lequel des conquêtes sociales et sociétales furent suivies de persécutions politiques et idéologiques. C’est cette période d’ombres et de lumières qui est au cœur de ce numéro 89 de la CHM, composé de trois articles qui mènent le lecteur dans trois territoires maçonniques différents, de 1906 à 1945.

Les premières années du XXe siècle furent un moment faste pour la franc-maçonnerie en France, mais aussi dans des pays où sa progression avait été plus fortement freinée par l’influence de l’Eglise catholique. C’est le cas du Portugal où l’avènement de la Première République qui suivit la Révolution de 1910 se traduisit par une croissance du nombre de loges et par des implantations maçonniques dans des colonies comme Macao où Joaquim Grave de Santos montre qu’elles captèrent l’élite des administrateurs coloniaux.

Pour donner suite à cet article, en quittant les trois premières décennies du XXe siècle pour les années 1940 et le Portugal pour la France, Jean-Yves Guengant livre un tableau complet des persécutions antimaçonniques du régime de Vichy dans les départements bretons. Traitant d’un sujet classique, il montre à travers de nouveaux prismes, comme l’étude des déclarations de non-appartenance aux fonctionnaires et des conférences antimaçonniques, des aspects mal connus de l’antimaçonnisme d’une période durant laquelle son étude reste inexplorée dans nombre de territoires.

C’était le cas des îles anglo-normandes occupées qui sont l’objet de l’article d’Amanda Peroy qui achève ce numéro. Bastion de la vie sociale à Jersey et à Guernesey notamment, la franc-maçonnerie anglo-normande y fut l’objet d’une hostilité qui aboutit au pillage de ses temples alors que ses archives furent utilisées par les nazis pour identifier les francs-maçons dans ces îles comme dans toute la Grande-Bretagne.

* La présence du Grand Orient Lusitanien Uni à Macao (1906-1930) (Joaquim Grave de Santos) : p. 7-31

Ce premier article, écrit par Joaquim Grave de Santos, présente la présence du Grand Orient Lusitanien Uni à Macao comme un phénomène qui a intéressé l’élite intellectuelle de la communauté portugaise, celle qui adhéra au républicanisme après la Révolution du 5 Octobre 1910. Bien que la population de la colonie ait été majoritairement chinoise, c’est cette élite portugaise qui tenait le pouvoir politique local, et qui cherchait à aligner les positions, plus en fonction des intérêts des forces installées que des directives émanant de Lisbonne. Cependant, quelques membres de ces trois ateliers étaient intéressés à la culture Orientale et se sont ouverts à la société chinoise. La participation de plusieurs membres du GOLU à la presse républicaine locale a constitué un moyen de diffusion des idées politiques qui ont inspiré la Révolution du 5 Octobre 1910, et un contrepoids à la campagne de propagande des journaux catholiques, qui s’est accentuée surtout après l’instauration de la dictature militaire.

Bien que tous les courants républicains qui se sont manifestés à Macao soient représentés dans ces ateliers, à partir de 1911, les plus modérés prédominent, mieux acceptés, compte tenu des caractéristiques profondément catholiques et conservatrices de la communauté portugaise de Macao. Enfin, l’importance que certains membres de ces loges en vinrent à avoir dans la politique coloniale locale et nationale, est soulignée. Il reste à étudier le rattachement des membres de ces ateliers aux associations civiques locales, en raison de la grande implication des francs-maçons du GOLU dans les activités para-maçonniques liées à l’éducation, la bienfaisance, la culture, et la diffusion des valeurs républicaines, comme un mode d’action dans la société civile. Dans le cas de Macao, une telle enquête pourrait apporter des éléments intéressants. Pour finir, on soulignera, ce qui n’est pas le moins important, qu’il est évident que Camilo Pessanha (1867-1926), une figure majeure de la poésie portugaise, s’est impliqué personnellement de manière extrêmement engagée dans le projet maçonnique du GOLU à Macao.

* La dénonciation des francs-maçons en Bretagne (1941-1944) (Jean-Yves Guengant) : p. 31-70 + annexes (p. 71-75)

Ce deuxième article, traité par Jean-Yves Guengant (ancien proviseur du lycée de l’Iroise, à Brest), est consacré à la dénonciation des francs-maçons en Bretagne (1941-1944), à travers l’étude des déclarations de non-appartenance aux fonctionnaires et des conférences antimaçonniques faites sous l’Occupation.

Le retour de l’antimaçonnisme en France

Il se manifeste dès la déclaration de la guerre entre la France et l’Allemagne. Après septembre 1939, les loges maçonniques métropolitaines suspendent leurs travaux et, déjà, les mouvements d’extrême-droite les rendent responsables de la guerre franco-allemande qui vient d’être déclarée. Après le désastre des armées françaises en métropole, en mai-juin 1940, les francs-maçons bretons s’occupent de leurs archives et de leur mobilier tant à Rennes, Lorient ou Brest. Dès la mi-juillet 1940, une campagne de presse prépare l’opinion publique aux décrets d’interdiction de la franc-maçonnerie, en France, avec le PSF qui relaie le discours ambigu du colonel de la Rocque sur la franc-maçonnerie, voire de l’antisémitisme, le 5 octobre 1940, à condition de laisser les juifs français hors du statut des Juifs. Cependant, l’antimaçonnisme devient la doctrine officielle de l’Etat français avec les lois sur les sociétés secrètes du 13 août 1940. Aussitôt, l’antimaçonnisme se déchaîne dans la presse bretonne, dont Ouest-Eclair. Le sort des temples est étudié à travers l’exemple de 4 loges bretonnes afin d’illustrer les aléas de l’Occupation en Bretagne : à Rennes, La Parfaite Union (GODF), à Lorient Nature et Philosophie (GODF) et La Solidarité bretonne (GLDF) et, enfin, à Brest avec le temple de la SCI commune aux deux loges Aux Amis de Sully (GODF) et Heureuse Rencontre (GLDF). En général, les biens sont saisis et liquidés et les archives regroupées à la BN, à Paris. Le temple de Brest est utilisé comme cantine de l’arsenal et, à Lorient, le temple de la GLDF est vendu à un entrepreneur de travaux funéraires, le 5 décembre 1940, et celui de la GODF a été détruit par un bombardement. Bien que le CLN (basé à Alger) déclare nuls et non advenus tous les actes antimaçonniques du régime de Vichy, le 15 décembre 1943, le retour des temples maçonniques à leurs propriétaires a souvent été très long : 8 ans à Brest, en mars 1946 à Lorient au terme d’un procès, en décembre 1944 à Rennes, etc…

La première vague de répression anti-maçonnique (octobre 1940-octobre 1941)

Les premières atteintes aux personnes par le régime de Vichy ont lieu, dès décembre 1940 : avec les dénonciations par les collaborateurs français ; l’interrogatoire des responsables des loges (vénérable, surveillants, secrétaire, trésorier, orateur) par la GFP (police secrète aux armées allemandes) pour obtenir les listes nominatives des loges ; les déclarations de non-appartenance à la franc-maçonnerie signées par tous les fonctionnaires de l’Etat français, tous les membres des conseils municipaux et les élus départementaux (conseillers d’arrondissement et généraux) et nationaux (députés et sénateurs) ; les associations antimaçonniques existant avant-guerre (celles de l’extrême droite catholique) développant des méthodes qui seront reprises pendant la guerre, en formant des élites en leur proposant livres et conférences.

Le 17 septembre 1941, Bernard Faÿ a reçu mission par le maréchal Pétain, d’organiser la conservation et l’édition des documents maçonniques réunis à la BN, afin de constituer un fichier maçonnique qui s’élabore dès l’automne 1940. Cependant, avant-guerre, il existe des annuaires de francs-maçons écrits par des anti-maçons, tels celui éditant la liste de 14.000 noms sur les 16.000 membres supposés de la GLDF (2 tomes de 700 pages chacun, 1934-1935) : les mentions les plus complètes divulguent nom et prénom, profession, loge, office occupé et sa date, adresse postale. En 1941-1944, entre les 3 loges de la GLDF, 53 franc-maçons furent dénoncés en Bretagne. Or, en 1939, les effectifs de la GLDF en Bretagne sont estimés autour de 130 frères. À l’ouest d’une ligne tracée entre Le Havre et La Rochelle, on peut parler de désert maçonnique, en comparaison du maillage très serré de la région parisienne, du Sud-Ouest, du Sud-est et du sillon rhodanien, et de sa poursuite vers l’Alsace, et le Nord.

La seconde vague répressive contre la maçonnerie et le discours du « vent mauvais » (12 août 1941)

Le 5 août 1941, le Journal officiel publie un rapport co-signé par l’amiral Darlan, ministre vice-président du Conseil et Pierre Pucheu, ministre de l’intérieur. La première phase a permis la renonciation de la grande majorité des francs-maçons selon eux (en 1946, 80% des frères d’avant-guerre ne se sont pas revenus en loge !). Au désintérêt de la base, s’opposerait la solidarité des dignitaires et hauts-grades de la franc-maçonnerie. Des rapports des renseignements généraux évoqueraient la reconstitution, dès le début 1941, des loges. Si cette affirmation peut-être possible dans certaines régions, elle n’est pas vraie en Bretagne. Si les réseaux maçonniques purent agir, ce fut dans divers mouvements de résistance, et surement pas dans la période 1940-1941. Néanmoins, pour empêcher cette reconstitution, il est nécessaire de publier les noms des « quelques milliers de dignitaires, officiers de loges et hauts gradés, qui constituaient les cadres de la franc-maçonnerie ». Parmi les dirigeants des sociétés secrètes, « plusieurs centaines exerçaient avant la défaite, et continuent d’exercer des fonctions publiques ». Cette seconde vague répressive qui frappe la franc-maçonnerie, en août 1941, commence par la publication au Journal officiel des noms des « anciens dignitaires de la franc-maçonnerie » et surtout leur radiation de toute fonction publique et de mandats. Le 11 août 1941, le maréchal Pétain décrète que les noms seront publiés, que l’accès et l’exercice des fonctions publiques et mandats, énumérés à l’article 2 de la loi portant statut des juifs, sont interdits à tous les anciens dignitaires des sociétés secrètes, que les fonctionnaires, agents civils ou militaires atteints par ces dispositions seront déclarés démissionnaires d’office, sous réserve des droits à pension ou indemnité. Le 12 août 1941, un message du chef de l’État radiodiffusé dramatise la situation du pays, le choix de la collaboration active avec l’Allemagne nazie est définitivement tranché, l’obligation aux ministres et hauts fonctionnaires de prêter serment au Maréchal et annonce de nouvelles mesures de répression.

La publication des listes de francs-maçons bretons et la limite de leur impact en Bretagne

La publication commence dans le Journal Officiel, le 12 août 1941, par les membres du Suprême Conseil (GLDF), du Grand Collège (GODF) et les instances dirigeantes des deux principales obédiences : conseil de l’Ordre du GODF et conseil fédéral de la GLDF. Six pages sur trois colonnes, plus de 500 noms sont publiés. Et pour la première fois, les agents publics ayant souscrit une fausse déclaration (24 noms). Les 14 et 15 août, la publication se poursuit à un rythme soutenu, touchant d’abord la GLDF puis la GODF bretonnes, fin août et début septembre 1941, avec 8 additifs, d’octobre 1941 à juin 1944. Les listes sont alphabétiques et nationales, ce qui est une erreur de communication mais les journaux de province, avides de publier des noms de leur région, ont peu de choses à se mettre sous la main. Les listes sont trop longues et les journaux, nationaux comme régionaux, peinent à exploiter la matière. Le rythme de la publication répond en fait à une dynamique interne, qui semble déconnectée de la réalité : une tâche administrative que l’on mène sans tenir compte de la lassitude de la population, ni de l’évolution de la situation de la guerre. Ainsi, malgré un certain tarissement des listes et additifs, on continue à publier des listes de francs-maçons Ainsi en mai 1944, continue-t-on à épurer l’administration et les organismes de l’État. Le nombre de personnes dénoncées reste faible, mais la Bretagne pèse peu dans le mouvement maçonnique d’avant-guerre : le nombre total de frères n’atteint pas 500. On peut estimer ses membres à 1 % du total des francs-maçons en France, dont les 2/3 se trouvent au GODF. Cependant, si nous ramenons le nombre de personnes dénoncées par rapport aux effectifs des loges concernées, nous pouvons mesurer l’impact des dénonciations qui ont touché en profondeur les loges. Cela varie d’une loge à l’autre, mais on obtient une fourchette variant de 50 à 55 % de l’effectif de 1939. Les estimations des effectifs des loges de la GLDF les situent autour de 120 à 130 membres au maximum. Environ 40 % de l’effectif est de fait révélé. Les deux estimations sont élevées mais nous pouvons les comparer à des départements ou régions proches qui donnent les mêmes proportions. Évidemment, les loges des deux grandes villes, Brest et Rennes, furent touchées sévèrement. Il est curieux de constater que l’on veuille réprimer les oppositions et que l’on ne se soucie pas de contrôler de façon approfondie la police. Les professions relevées nous permettent de définir le profil des francs-maçons bretons, peu différent de celui que l’on connait de l’entre-deux-guerres : prédominance des fonctionnaires, importance des professions indépendantes, commerçants et artisans, faiblesse des professions ouvrières et absence des agriculteurs. Certaines spécificités bretonnes apparaissent cependant : l’importance du monde militaire, marin à Brest et Lorient, armée de terre à Rennes. Au total, peu de surprise, les listes sont un reflet des structures socio-économiques des loges. Et si l’on trouve ici ou là des industriels ou des dirigeants d’entreprise, ce ne sont pas les 200 familles, dénoncées autrefois, et encore moins cette synarchie dénoncée par le régime de Vichy, qui regrouperait les hommes les plus influents dans l’économie, le politique, et les grandes administrations, formant une maçonnerie occulte prête à gouverner dans l’ombre. C’est là le paradoxe des listes de francs-maçons : plus on les dévoile, plus les gens se rendent compte qu’ils ont affaire à leurs voisins, peut-être leurs amis, en tout cas à des personnes qui ne représentent pas de danger pour l’État français de Vichy. De plus, beaucoup de ceux qui sont dénoncés sont âgés, et cela va s’accentuer quand on introduira les maçons honoraires — qui ne sont pas des officiers actifs en loge mais des maçons ayant plus de trois décennies de pratique.

Le bilan contrasté de la répression antimaçonnique en Bretagne

Les francs-maçons bretons morts pendant le conflit l’ont été pour d’autres faits que celui d’être franc-maçon. Il est difficile de cerner les conséquences de la répression. La peur a été longtemps un sentiment qui a accompagné les francs-maçons et leurs familles. Des personnes, alors adolescentes, ont affirmé combien leur famille avait vécu dans la peur du dévoilement, qui en Bretagne, plus qu’ailleurs, était très forte. Elles exprimaient une véritable terreur d’être découvertes. Être franc-maçon représentait l’exclusion de la communauté, soudée par le catholicisme, exclusion confortée par l’État français de Vichy. Hors des grandes villes, cette peur était très présente. Si forte que peu de frères revinrent en loge. Une génération s’interdit le retour, le nombre réduit de frères après la Libération le montre bien. Après la Libération, les frères doivent faire face aux priorités que sont le travail et le logement. Le coût de la vie fait reculer les adhésions. Des doutes sont aussi exprimés et ce dans toutes les obédiences, doutes envers certains frères, doutes des frères envers leur obédience. La correspondance entre les loges et les obédiences met également à jour le comportement de frères qui ont proféré des discours antisémites ou ont été maréchalistes jusqu’au bout, voire – rarement cependant – collaborateurs. Le poids de la guerre et de l’Occupation avec ses deuils, est lourd à porter. Les blessures psychologiques sont les plus dures : si les frères semblent déterminés à travailler, ils sont surtout fatigués. De plus, certains d’entre eux émettent des scrupules et ont besoin d’être soutenus et rassurés (signature des déclarations de non-appartenance à la franc-maçonnerie pour les fonctionnaires). Ainsi la suspicion, la dévalorisation de soi, la peur d’être considéré comme des lâches, la culpabilité d’avoir survécu sont autant de sentiments que Vichy et l’occupant nazi ont semé dans le cœur des citoyens maçons. Les questionnaires de la commission d’épuration de la GLDF montrent des personnes sur leur garde, impressionnées par la démarche qui leur est imposée ! Peut-être la volonté d’éliminer les mauvais maçons a-t-elle refroidi beaucoup de frères de revenir en loge. À la fin de 1947, seuls dix frères brestois ont réussi à surmonter leur réserve et sont revenus à la loge L’Heureuse Rencontre. Certains font leur demande de réintégration plus de cinq années plus tard (soit en 1952), d’autres jamais. Ceux qui participent à la relance des loges, peu nombreux mais décidés, ont pour la plupart participé à des mouvements de résistance, surtout à Brest et Lorient. Ils sont reconnus à l’intérieur comme à l’extérieur pour leur courage, à l’image du Brestois Yves Mindren. À Saint-Brieuc, Yves Lavoquer, responsable SFIO, est l’une des figures de la résistance en Côtes d’Armor. À Rennes, Charles Foulon seconda Tanguy-Prigent, futur ministre du gouvernement provisoire, dans la création de Libération-Nord. Pourtant, les lendemains sont difficiles, pour recréer des temples (Lorient, 1954, Brest, 1955), pour s’extérioriser et trouver des alliés. L’effondrement de l’État républicain et les mesures antimaçonniques n’avaient pas été appréhendées par les membres des loges. Le choc est mesurable au lendemain de la Libération. Les forces politiques du radicalisme et du socialisme, où se recrutent l’essentiel des francs-maçons bretons, sont balayées aux élections législatives de 1947. Entre les gaullistes, force montante, et les communistes qui représentent une force militante conséquente ainsi que de nombreux élus, les radicaux et les socialistes voient leur influence s’effondrer. Les francs-maçons sont associés alors à un monde qui a disparu dans la tourmente de la guerre. Il faudra une décennie à deux décennies pour qu’à nouveau s’épanouisse leur idéal, soit après 1968.

* La franc-maçonnerie dans les îles Anglo-Normandes occupées (Amanda Peroy) : p. 76-90

Le troisième et dernier article, rédigé par Amanda Peroy (agrégée d’anglais), est la réécriture de quelques pages de sa thèse de doctorat en études anglophones intitulée La franc-maçonnerie et la notion de secret dans l’Angleterre du XXe siècle : de la Seconde Guerre mondiale aux années 2000, soutenue en 2016 (soit 6 ans auparavant), à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux III, avec pour directrice de thèse, Cécile Révauger. Cette dernière met en lumière la franc-maçonnerie dans les îles anglo-normandes occupées, durant la Deuxième Guerre mondiale, et c’est par ce biais que l’Histoire britannique contemporaine sera étudiée ici, à l’échelle de ces dépendances de la Couronne. Lorsqu’on mène des recherches sur la période de la Seconde guerre mondiale, les îles de la Manche trouvent naturellement une place de choix, car il s’agit de la seule partie de la Grande-Bretagne à avoir été occupée. La place de la Grande-Bretagne elle-même pendant la guerre était assez particulière, puisqu’il s’agissait d’un pays allié mais qui ne fut pas envahi. Cette spécificité constitua une différence absolument majeure d’un point de vue maçonnique, puisqu’en termes de comparaison, les maçons français eurent à faire face à des situations tragiques dans la France occupée. Les maçons britanniques, quant à eux, eurent un vécu relativement différent, car même s’ils savaient, ou pressentaient simplement au début, que les Nazis les traiteraient en ennemis, ces derniers ne réussirent jamais à mettre leurs menaces à exécution. Mais nonobstant le pays, il apparait difficilement concevable d’étudier la maçonnerie du XXe siècle sans prendre en considération la Seconde guerre mondiale. Cette période exerça incontestablement une influence profonde sur la manière dont la franc-maçonnerie évolua par la suite, et la façon dont elle est pratiquée et considérée aujourd’hui encore.

L’occupation des îles anglo-normandes, bien que peu importante d’un point de vue stratégique pour les Allemands, demeure intéressante à bien des égards. Les différents acteurs qui eurent un rôle à jouer pendant cette occupation nous apprennent tous quelque chose sur la manière dont se déroulèrent les cinq années de cohabitation forcée entre les soldats allemands et les habitants des îles anglo-normandes. Les Allemands, par exemple, considérèrent leur prise comme un formidable outil de propagande, puisqu’ils ne réussirent finalement pas à envahir le reste de la Grande-Bretagne à la suite de la bataille d’Angleterre entre juillet 1940 et mai 1941. Ils s’accrochèrent donc d’autant plus à cette petite victoire. À Londres, le ministère de la Guerre décida rapidement de démilitariser ces îles anglo-normandes. Du côté des soldats allemands sur le terrain, et d’autant plus lorsqu’on est minoritaire et traité en ennemi, la vie insulaire se révéla extrêmement difficile. Et enfin du côté des habitants, un premier choix cornélien s’offrit à eux : évacuer ou rester, avant de connaître finalement une occupation bien plus longue et plus difficile que ce qu’ils avaient pu imaginer.

Et les francs-maçons ? A priori, si on ne s’intéresse pas spécifiquement à cette question, il y a peu de chances de trouver la preuve que la franc-maçonnerie joua quelque rôle que ce soit dans cette période d’occupation. Mais lorsqu’on étudie cette période et la zone géographique à la lumière du prisme maçonnique, les situations s’éclairent différemment et qu’à plusieurs égards, il est aisé de faire le lien entre celles-ci et une éventuelle appartenance maçonnique. En effet, la vie maçonnique était riche à Jersey et Guernesey avant l’occupation, et la loge était considérée comme un bastion de la vie sociale insulaire. On ne peut que se demander si la franc-maçonnerie a joué un rôle réel pendant cette période de la Seconde Guerre mondiale, dans la vie insulaire.

Dans sa thèse de 2016, Amanda Peroy détaille les éléments qu’elle a pu mettre au jour et qui semblent être pertinents d’un point de vue maçonnique. Dans un premier temps, elle s’est penchée sur le déroulement de la démilitarisation et de l’évacuation des îles de la Manche, avant de développer certains aspects de l’occupation allemandes et des négociations qui s’ensuivirent entre occupants et occupés. Enfin, dans une troisième partie, elle s’est intéressée aux interactions entre soldats allemands et francs-maçons anglo-normands et a tenté de déterminer le degré d’implication de ces derniers dans cette étrange cohabitation atypique.

La démilitarisation et de l’évacuation des îles de la Manche : ne représentant aucun intérêt stratégique réel, la démilitarisation des îles anglo-normandes fut décidée dès le 15 juin 1940 par le gouvernement britannique, en déclarant les îles anglo-normandes « ville ouverte » et en évacuant les troupes militaires britanniques en stationnement. Puis, du 20 au 23 juin 1940, vint l’évacuation des îles où 6.600 personnes environ quittèrent Jersey et près de 23.000 partirent de Guernesey, avec en priorité les enfants et leurs institutrices envoyés en Grande-Bretagne, pour la très grande majorité.

L’Occupation et certains de ces aspects : Les Allemands occupèrent les îles de la Manche, à partir du 30 juin 1940. A Jersey, dès juillet 1940, le Grand Maître de la Province, Malet de Carteret, rencontra les responsables militaires allemands pour leur assurer que la franc-maçonnerie britannique était bien différente de la franc-maçonnerie française, dans le sens où elle était strictement apolitique et ne présentait aucun danger pour les forces occupantes. Cependant, la cohabitation fut difficile aussi bien pour les occupants que pour les occupés, surtout par le manque de nourriture qui se faisant sentir, puisque la population avait augmenté de 50% avec les soldats allemands stationnés. A partir de 1942, la situation empira, mais c’est surtout pendant le dernier hiver 1945, quelques mois avant la libération des îles de la Manche qui n’arriva que les 9 et 10 mai 1945, qu’elle devint insupportable. Le froid et le manque de nourriture atteignirent un point de non-retour, et la famine menaça.

Le degré d’implication des Francs-maçons des îles Anglo-normandes et interactions avec l’occupant allemand :

La franc-maçonnerie était bien représentée à Jersey et Guernesey. On estime qu’il y avait en 1940 environ un millier de maçons à Jersey et sensiblement le même nombre à Guernesey, neuf loges pour la première et dix pour la seconde. Il régnait une longue tradition maçonnique sur les îles anglo-normandes, la première loge ayant été consacrée en 1753. Il existait même, jusqu’en 1937, un cercle littéraire maçonnique, qui attirait de nombreux frères. La vie maçonnique était donc assez riche. Et en ce qui concerne les autorités locales, on peut aller jusqu’à dire qu’il y avait une longue tradition maçonnique parmi les hauts fonctionnaires sur les îles. Si nous regardons les baillis (les chefs élus des États de Jersey et Guernesey), beaucoup d’entre eux étaient francs-maçons et appartenaient à des familles de francs-maçons. À Jersey, ce fut le cas pour le bailli qui était resté au pouvoir jusqu’en 1935, Charles Malet de Carteret, et son père qui avait également été bailli ; et à Guernesey, Victor Carey, qui resta le bailli pendant toute l’Occupation, était lui aussi franc-maçon. De l’autre côté de la Manche, parmi les évacués, quelques francs-maçons se retrouvèrent en Angleterre, loin de leurs îles natales. Ils décidèrent ensemble de fonder la loge Sarnia Riduna n°5840, à Londres. Cette loge avait la particularité de s’adresser au départ aux personnes ayant évacué les îles de la Manche, et c’est toujours le cas aujourd’hui, puisque la loge se réunit encore à Freemasons ‘Hall, au même endroit depuis 1940, et accueille principalement des personnes ayant des liens forts avec les îles Anglo-Normandes.

D’un point de vue maçonnique, l’événement le plus remarquable ayant eu lieu au cours de l’Occupation fut le pillage des temples de Jersey, Guernesey et Aurigny. Avant même la guerre, des expositions avaient été organisées en Allemagne, puis dans les pays occupés, au cours desquelles la franc-maçonnerie était tour à tour montrée comme une institution dangereuse et corrompue, ou bien totalement ridiculisée. Le saccage des temples permit l’utilisation de véritables pièces de collection pour ces expositions, mais également et peut-être de manière plus inquiétante encore, l’utilisation des archives et des données permit aux nazis d’identifier les maçons à travers les îles de la Manche, et plus généralement en Grande-Bretagne. Le pillage méticuleux du temple de Jersey, en particulier, fut raconté par des francs-maçons qui étaient en première ligne lors de cet événement qui se produisit le 27 janvier 1941. Des sceaux avaient été placés sur les portes du temple, au préalable. Le 27, à huit heures du matin, un bataillon d’environ 65 soldats allemands commença l’opération. Les livres et les meubles furent expédiés à l’étranger, du moins ceux qui avaient une certaine valeur, et tout le contenu du musée fut saisi. Cela incluait des bijoux, des insignes, des collections de porcelaine, des tabliers, des patentes et des certificats. Du mobilier fut brisé et des papiers qui étaient sans intérêt pour eux furent brûlés dans le jardin du gardien, juste à côté du temple.

Malgré cet épisode, aucun franc-maçon des îles de la Manche ne fut déporté, probablement grâce au commandant principal des îles anglo-normandes, le major Von Schmettow, qui appartenait à une famille d’éminents francs-maçons allemands. Néanmoins, des déportations de Juifs eurent bel et bien lieu en septembre 1942, et à nouveau en janvier 1943, mais ne concernèrent que des Juifs et des personnes qui n’étaient pas nées dans les îles de la Manche. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA) demanda, à travers les secrétaires provinciaux, à toutes les loges sous sa juridiction, de répondre à un questionnaire retraçant les activités de chacune des loges pendant la guerre 1940-1945. Pour les îles anglo-normandes, les choses furent bien sûr différentes dans la mesure où il n’y eu pas de tenues pendant l’occupation allemande. Mais, lorsque celles-ci reprirent, les secrétaires de la plupart des loges ne jugèrent pas nécessaire de compiler pour la postérité ce qui avait eu lieu au cours des 5 années précédentes. Cependant, à Jersey, un seul cas de collaboration avec l’ennemi fut traité. Puis, la GLUA envoya des dons et des prêts afin de rétablir dans les meilleurs délais les temples maçonniques de Jersey et Guernesey et la reprise des tenues maçonniques.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour la Cliothèque)