À travers douze entrées thématiques et des éclairages ciblés, ce manuel explore les logiques de la fabrique des marges. Il s’adresse en premier lieu aux étudiants et futurs enseignants préparant la question aux concours du CAPES et aux agrégations de Géographie et d’Histoire. Il s’agit ainsi de présenter un cadrage général du sujet, d’en définir les principaux concepts et enjeux d’analyse, ainsi que de présenter des études de cas mobilisables dans le cadre de la préparation.
Sous la direction de deux géographes et universitaires de l’Université Rennes 2, connues et reconnues pour leurs nombreuses qualités tant professionnelles qu’humainesMartine Candelier Cabon, professeure agrégée de Géographie à l’Université Rennes 2, elle dirige avec une rigueur et un investissement de tout instant le master MEEF et la préparation à l’agrégation de Géographie. Chercheuse associée à EHGO / UMR CNRS Géographie-cités Paris I-VIII, ses travaux portent sur l’image de la ville et les conséquences des dynamiques métropolitaines à l’œuvre face aux nouvelles mobilités et pratiques spatiales, mais ses recherches touchent aussi à la géographie et littérature, et à l’épistémologie et l’histoire de la Géographie. Elle a été également à plusieurs reprises membre du jury aux concours du CAPES et de l’agrégation d’Histoire. Solène Gaudin, professeur agrégée de Géographie, est maître de conférences à l’Université Rennes 2. Ses recherches portent sur les politiques d’aménagement et de renouvellement urbain en questionnant les processus de déprise et de revitalisation des villes européennes. Elle a également été membre du jury des agrégations d’Histoire et de Géographie. les PUR dont la réputation et le sérieux ne sont plus à démontrer, nous offrent ici un manuel écrit à 17 mains de spécialistes, sur la France des marges qu’il semble indispensable de posséder et de (re)lire !
L’ouvrage qui intéressera tout particulièrement les enseignant.e.s d’histoire-géographie et les candidat.e.s aux concours des agrégations et du capes questionne, sous des approches tant théoriques que concrètes, l’épineuse thématique de la marginalité et des marges tant sociales que spatiales en France. Un tel sujet invite : « à une réflexion sur le sens même de la marge et de la marginalité, soit à une géographie des rapports de pouvoir et de domination mais aussi d’émancipation »Candelier-Cabon M. et Gaudin S. (dir.), La France des marges, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Didact Géographie», 2017, p. 9.
Ce recueil est très structuré, clair et dense (des bibliographies complètent chacune des interventions pour le lecteur ou la lectrice désireux de poursuivre la réflexion). Il est découpé en quatre grandes parties (chacune introduite par une brève synthèse) et est alimenté par une iconographie importante (des photographies, des cartes, des schémas…). Cela rend la lecture plaisante et aisée. A cela s’ajoute enfin, une série de 15 cartes en couleur difficilement réalisables dans une copie, mais très lisibles du coup.
Angle épistémologique et postures méthodologiques et théoriques
Dans un premier chapitre, Raymonde SÉCHET et Djemila ZENEIDI s’intéressent à la progressive émergence des marges dans le discours scientifique et notamment au sein de la géographe sociale à travers les processus de séparation et de mise à l’écart des groupes et des individus. Le postulat de base est la « consubstantialité des sociétés et des espaces, [en s’appuyant sur] une conception constructiviste de la marge »Ibid., p. 45. A travers un bref retour dans le temps (histoire du rapport de la géographie à la marge sociale) et de l’appréciation, du questionnement, de la dimension des marges et de la marginalité dans la géographie sociale, les auteurs démontrent que la marginalité sociale est le fruit ou la conséquence de « constructions sociopolitiques et culturelles »Ibid., p.45. Comme suggérée dans la lettre de cadrage des jurys des concours en 2017http://cache.media.education.gouv.fr/file/capes_externe/52/5/p2017_capes_ext_histoire_geo_556525.pdf les auteurs concluent sur le fait que l’étude des marges sociales est fondamentalement inséparable de celle des marges spatiales.
Dans le second chapitre, Pierre BERGEL se lance dans une géohistoire de la question et tente de définir et de replacer la (les) marge(s) dans la construction nationale et politique du territoire français depuis la Révolution française et la création des départements (où la marge était considérée comme un danger contre-révolutionnaire) en croisant les échelles spatiales et temporelles. Il invite ainsi à considérer la marge comme « un fait sociopolitique à l’intérieur duquel se négocie la relation entre marginalité et normalité »Ibid., p.53. Entre espaces à intégrer, à valoriser ou à reléguer, la marge est donc une catégorie ambigüe et fluctuante dans le temps et dans l’espace.
Le troisième chapitre analyse les indicateurs socioéconomiques utilisés pour définir, catégoriser la (les) marge(s). Quelles données, quels indicateurs pour étudier des situations de marge réelles ou supposées ? Didier Desponds questionne la pertinence de ces outils statistiques en déconstruisant les discours et les logiques qui sous-tendent l’action publique et les politiques d’intervention, en direction des espaces de relégation.
Dépasser la dichotomie traditionnelle espace urbain/espace rural
Dans un quatrième chapitre, Hervé VIEILLARD-BARON explore sa spécialité : la question des banlieues et des périphéries en se demandant si celles-ci constituent « des « marges » urbaines délaissées abritant les ménages les plus pauvres »Ibid., p.107. On entre ici dans la définition même de la « marge » urbaine, délicate car floue, et mobilisant des champs variés de la discipline : géographie sociale, politique, économique… mais surtout la géographie des représentations (la marge est porteuses d’images multiples et le plus souvent négatives). Après avoir questionné de manière critique la terminologie des banlieues, l’auteur montre que la « banlieue » est un espace non homogène. Les banlieues constituent ainsi des mosaïques de situations sociales et spatiales aux réalités multiples : les marges « expriment la fragmentation urbaine et ne se prêtent en aucune façon à des généralisations rapides »Ibid., p. 125.
Dans le cinquième chapitre, Lionel ROUGÉ questionne les relations entre les notions de marge et de périurbain. Si ces dernières sont complémentaires de celle de périphérie, la réalité est plus complexe. Le périurbain reste un : « espace stigmatisé, perçu de manière uniforme et univoque »Ibid., p.140. Ces espaces périurbains sont particulièrement intéressants car ce sont réellement des marges dans la mesure où ils questionnent la « norme » urbaine avec des dynamiques spatiales et sociales originales et riches. Celles-ci permettent de questionner la notion de marge et de dépasser le modèle radioconcentrique « centre-périphérie ».
Dans le sixième chapitre, Benoît BUNNIKhttp://geobunnik.over-blog.fr/ s’intéresse aux territoires ruraux. Catégorie construite en opposition à la ville et porteuse de représentations et parfois de clichés à dépasser, l’espace rural est un espace en recomposition et marqué par une grande diversité, de multiples dynamiques internes et externes, des pratiques originales et parfois marginales… L’auteur se demande si l’un des points communs de ces marges rurales ne serait pas qu’elles constituent une « nouvelle frontière (au sens de front pionnier) »Ibid., p.146. Ainsi si des espaces ruraux sont bien marqués par une déprise, les marges rurales peuvent être des laboratoires où se construisent de nouveaux « modèles » (des « contre(s) modèle(s) ? au modèle urbain dominant »Ibid., p.171) comme sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Reconsidérer les marges ou le retournement de l’espace : les dynamiques de la marge
Le septième chapitre rédigé par Kévin SUTTON explore les relations complexes et ambigües entre les marges, les marginalités et les mobilités. A partir des notions clés d’accessibilité, de mise à distance, d’enclavement, de capital de mobilité, d’inclusion et d’insertions spatiales l’auteur analyse les pratiques de déplacement, pratiques qui questionnent les seuils de marginalitéVoire pour aller plus loin, l’intervention de l’auteur lors de la journée sur la question organisée par l’AGF le 21 janvier 2017. Résumé disponible à cette adresse : http://www.cnfg.fr/images/stories/agf/2017/AGF-France-des-marges-NOTES.pdf Le « propre de la marge est [ainsi] d’être au cœur des dispositifs centraux [… et] la mobilité est un puissant ressort d’expérimentation des inégalités par le fait d’une confrontation amplifiée à l’altérité »Ibid., p.193 .
L’introduction des NTIC (puissant vecteur d’intégration et outil majeur pour la construction de la compétitivité des entreprises) et la place paradoxale du numérique dans des espaces marginaux, étudiées par Philippe Vidal (chapitre 8), permettent de rebattre les cartes des marginalités « confortant des situations anciennement établies tout en renouvelant le champ des possibles pour les territoires et les individus en retrait des courants dominants »Ibid., p.197. Le numérique participe tout autant à fabriquer de nouvelles marges sociales et spatiales (ex : les zones « blanches ») mais aussi à en effacer ou en réduire d’autres (télétravail, e-commerce…).
Dans le chapitre neuf, Grégory HAMEZ et Frédérique MOREL-DORIDAT s’intéressent aux espaces frontaliers, souvent « considérés comme étant ‘’à la marge’’, du fait de leur situation à l’extrémité du pays »Ibid., p.217, représentation que l’on retrouve notamment dans les politiques publiques (ex : programme Interreg). Pour autant, la frontière génère des dynamiques spécifiques, des effets « ambivalents et changeants, à différentes échelles spatiales et temporelles » . La situation de marginalité des frontières est donc à relativiser, nuancer en fonction des espaces. Lieux de marginalité(s) (antimonde : trafics, contrebande, prostitution…) ou de centralité, les cas de figure sont divers. Certains espaces frontaliers peuvent donc bien être considérés comme « à la marge » mais d’autres sont très intégrés et profitent des effets de la transfrontalité pour gagner en centralité(s). Enfin, selon l’échelle envisagée, les seuils de marginalité changent.
Espaces de marge, espaces en marge : un panorama des configurations socio-emblématiques
Le chapitre dix, rédigé par Guy BAUDELLE, s’intéresse aux friches industrielles qui constituent « par définition et par essence »Ibid., p.233, une marge. Une friche industrielle est « un terrain anciennement industriel, bâti ou non, à ce point dégradé qu’aucun nouvel usage n’est envisageable sans remise en état notable (Montauffier et EPF, 2005) »Ibid., p.233. L’auteur, cherche dans ce texte à comprendre comment « la friche industrielle constitue un espace de marge [puis à] distinguer deux types de friches industrielles en fonction des modalités de sortie éventuelle de leur statut de marge : les grandes friches périphériques d’une part, les petites friches péricentrales d’autre part »Ibid., p.234. C’est à travers notamment l’exemple du Nord-Pas-De-Calais (terrain de recherche de prédilection du géographe) qui illustre une multiplicité de cas et de réponses d’acteurs pour éviter ou sortir du phénomène de marginalisation, que l’auteur nous emmène. Deux grands types de friches industrielles se dégagent selon leur degré de marginalité.
Dans le chapitre suivant (chapitre 11), Jean-Christophe Gay nous fait (re)découvrir les marges ultramarines françaises. Les territoires d’outre-mer, entre marginalisation, assimilation, autodétermination et bien que présentant des caractéristiques communes (comme l’éloignement à la métropole, l’enclavement, l’éparpillement et l’émiettement), ne sont des territoires homogènes et ces caractéristiques évoquées « ne vouent pas pour autant l’ensemble de la FOM à un statut de marge »Ibid., p.267.
Dans le douzième et dernier chapitre de ce manuel, Johan Oswald et Loïc Rivault s’attachent à étudier les marges environnementales (et plus généralement la question de la place de la nature) et leurs dynamiques à partir d’exemples variés (parcs nationaux du Mercantour et de Guyane, communes de Châteaugiron et de Rothéneuf). A travers la mobilisation des concepts de « sur » et « dé »-marginalisation, ils étudient des processus de marginalisation originaux visant à la préservation et la protection environnementale (pour les parcs), ou à intégrer des espaces naturels dans la production urbaine (pour les communes périurbaines par exemple).
En somme, ce manuel très complexe et très pointu épistémologiquement, présente un intérêt certain. Présentant la France des marges sous les angles suggérés par la lettre de cadrage des jury des concours, il comblera ainsi les aspirant.e.s à ces derniers, mais également tout.e enseignant.e un tant soit peu curieux sur cette question passionnante !